La nouvelle que Michel Pierre a décidé de marier sa fille unique a secoué tout le village.

La nouvelle que Michel Dubois avait décidé de marier sa fille unique fit grand bruit dans le village. Et pour cause : la promise nétait pas seulement disgracieuse, mais franchement laide. Avec un nez imposant, un strabisme et des jambes de longueurs inégales, personne ne faisait la queue pour demander la main dAdélaïde. Même une simple promenade jusquà lépicerie saccompagnait de ricanements qui la suivaient partout.

« Regarde-toi, traîne la patte comme Adélaïde la boiteuse », grondaient les mères quand leurs enfants imitaient en jeu sa démarche maladroite.

Mais Michel Dubois adorait sa fille. Homme aisé maire du village, après tout il promit une dot conséquente. Les langues se délièrent aussitôt. Pour une telle dot, on pouvait bien fermer les yeux sur les défauts de la jeune femme. Elle était travailleuse, docile, après tout.

Finalement, deux prétendants se manifestèrent : Lucien et Pierre. Lucien, fils dinstituteur, était un intellectuel. Sa famille nétait pas riche, mais le garçon possédait déjà une maison à lorée du village. Prête à être habitée. Ses parents voyaient dun bon œil une alliance avec Michel Dubois.

« Lucien, prépare-toi à te marier », annonça son père. « Jai trouvé la femme idéale pour toi : Adélaïde, la fille de Michel Dubois. Elle fera une épouse parfaite. »

« Quoi ? Elle est boiteuse et moche, je ne la veux pas. Pourquoi pas Solène à la place ? » grogna le futur marié.

« Non, mon fils, épouse Adélaïde. Leur famille est bien nantie, rien que leurs chevaux valent une fortune. Et la beauté ne remplit pas lestomac », répliqua son père.

Lautre prétendant, Pierre, nétait pas exactement pauvre, mais loin dêtre riche. Élevé par sa vieille mère, il navait même pas de toit à lui.

« Où vas-tu te fourrer, mon Pierrot ? On va se moquer de toi. Avec une gueule pareille, prétendre à une telle dot » gémit sa mère quand il lui demanda de préparer ses habits pour la demande en mariage. « Et la promise nest pas très jolie. »

« Pas jolie, maman ? Ses yeux sont bleus comme les bluets, et ses cheveux flamboyants comme le feu. Quelle boite un peu, cela mimporte peu. Allez, prépare-toi, on y va. »

Soupirant, sa mère sexécuta. Elle pensait sans doute que son Pierrot avait un grand cœur et des yeux qui voyaient au-delà des apparences.

Michel Dubois fut surpris davoir deux prétendants. Sage et expérimenté, il savait que sa fille ne plairait pas à tout le monde. Après avoir discuté avec les deux familles et mûrement réfléchi, il choisit Lucien.

« Mais, papa, je préfère Pierre », murmura Adélaïde en baissant les yeux. « Lautre jour, près du pont du lac, mon joug sest cassé. Il ma aidée tout de suite. Il est gentil, son regard est chaleureux. Lucien, lui, a lair sournois et froid. »

« Je ne sais pas », dit Michel en secouant sa tête grisonnante. « Je crois que ton Pierre dilapiderait vite ta dot. Il na jamais connu laisance, et tout lui tomberait dessus dun coup. Je pense que Lucien te donnera une vie plus stable. Et sa famille est honorable. »

Adélaïde neut dautre choix que daccepter. Bien que son cœur penchât pour Pierre, elle nosa pas sopposer à son père.

Le mariage fut célébré rapidement, de peur que le fiancé ne change davis. Un mois plus tard, les jeunes mariés emménagèrent dans leur maison et commencèrent leur vie commune. Malgré ses défauts physiques, Adélaïde était travailleuse, et tout prospérait entre ses mains. Son mari, en revanche, passait ses journées au lit à lire. Fils dinstituteur, il avait toujours eu des livres à portée de main.

« Dis, Adèle, as-tu déjà lu Balzac ? Ou bien Flaubert ? »

« Tu es bien naïve », soupirait Lucien. « De quoi parler avec toi, je ne sais même pas. »

« De quoi ? Il faut réparer lenclos des vaches, et trouver une auge plus large pour les cochons, ils renversent tout », énumérait la jeune épouse.

« Toujours la même rengaine », grommelait Lucien. « Cochons et enclos, cest tout ce qui toccupe. Ton père nous a donné des chevaux, occupe-ten toi-même. »

Ainsi alla la vie. Adélaïde sactivait du matin au soir, soccupant du bétail et du potager. Lucien lisait, tout en reprochant à sa femme son manque dinstruction. Elle tenta de se plaindre à ses beaux-parents, mais, à sa surprise, leur famille fonctionnait de la même manière.

« Laisse-le lire », haussa les épaules sa belle-mère. « Les femmes sont fortes, travaille donc. Sinon, Lucien te remplacera vite par une plus jolie. »

Et Lucien trouva effectivement une autre femme. En secret, il filait le soir chez Solène, réputée pour sa complaisance. Bientôt, tout le village chuchotait sur ses escapades. Avec le temps, il cessa de se cacher.

« Au moins, avec Solène, on peut discuter, pas comme avec toi. Et puis tu ne peux même pas me donner un héritier, stérile que tu es. »

Ces mots firent plus mal à Adélaïde que tout. Un héritier était attendu de tous : ses parents, ceux de Lucien, et elle-même. Mais les mois passaient sans quelle ne tombe enceinte. Peut-être à force de travailler comme un forçat, assumant les tâches des deux sexes.

Souvent, elle songeait à Pierre et se demandait comment sa vie aurait été si elle avait écouté son cœur. Une récente rencontre avec la mère de Pierre raviva en elle une émotion oubliée. La vieille femme lui apprit que son fils, parti après son échec matrimonial, était devenu vétérinaire mais navait toujours pas fondé de famille.

« Il était si triste, Adèle, quand Michel Dubois la éconduit. Et moi aussi, je my opposais, avoua la mère en frottant des tapis avec du savon noir. Je ne savais pas alors quelle femme gentille tu étais. Je lui conseillais même Solène, pardonne-moi, mon Dieu. Mais mon Pierrot était plus sage. À quoi bon en parler maintenant »

« Oui » soupira Adélaïde, vacillant sur les planches glissantes du ponton.

« Il écrit quon lenvoie dans notre région. Il promet de rénover la maison », continua la vieille femme, feignant dignorer la réaction dAdélaïde.

« Si seulement je pouvais revoir Pierre, ne serait-ce quun instant » pensa-t-elle, rougissant aussitôt. Comment osait-elle, mariée, avoir de telles pensées ?

Bientôt, les événements senchaînèrent. Solène tomba enceinte de Lucien. Le village ne parlait plus que de ça, et Adélaïde nosait plus sortir, croisant partout des regards moqueurs ou apitoyés.

« Ne men veux pas, Adèle, mais tu comprends, je suis un homme, jai besoin dune femme qui puisse me donner un enfant. Toi, tu ny arrives pas. Je te renvoie chez ton père. »

« Comment, Lucien Nous avons une vie ensemble, je suis une bonne épouse ! Tout le village va se moquer de moi si je dois revenir. »

« Ce nest pas mon problème. Tu veux que je reste et souffre ? Va, Adèle, fais tes valises et rentre chez toi. Je ne veux plus de toi. »

Étouffant ses larmes, Adélaïde attendit le soir pour regagner la maison de son père à travers champs. Bien sûr, il fut mécontent, mais que faire ? Elle ne pouvait donner dhéritier à son mari. Le lendemain, Michel Dubois alla récupérer ses chevaux et parler à son gendre, mais ne trouva que Solène. Lusurpatrice se promenait dans la cour, enveloppée dans la robe de chambre dAdélaïde, contemplant son nouveau domaine avec satisfaction. Michel cracha par terre et repartit.

Comme toujours, le village sagita puis oublia. Un mois plus tard, une nouvelle fit le tour des chaumières : Pierre était de retour. Vêtu dun manteau et dun chapeau à la mode citadine, Pierre semblait venir dun autre monde. Sa canne surtout fascinait. Les villageois la traitèrent de « bâton de dandy », mais, en secret, ils enviaient son élégance.

« Me voilà, maman », dit-il en embrassant sa mère.

« Pour longtemps, mon fils ? » demanda la vieille femme, essuyant des larmes de joie.

« Pour toujours. On ouvre une station vétérinaire ici, je me suis porté volontaire. Avec la prime, je pourrai construire une maison. En attendant, je vais remettre la tienne en état. Raconte-moi les nouvelles du village et mets le couvert »

Pierre, bien quhomme respectable maintenant, navait pas oublié le travail manuel. Le jour, il soignait les animaux des villageois ; le soir, il réparait la toiture, la clôture, le verger, et tout ce qui demandait une main dhomme.

« Il te faudrait une bonne femme », soupira sa mère en le regardant ajuster une poignée à la porte du bain. « Tu nas trouvé personne en ville ? »

« Non, que des coquilles vides. Belles et instruites, mais sans âme. On ne peut même pas discuter. »

La vieille femme serra les lèvres.

« Quest-ce quil vous faut, à vous autres hommes Lucien a aussi renvoyé la sienne, sous prétexte quelle était stupide. Et te voilà pareil. »

« Quel Lucien ? Le fils de linstituteur ? Sa femme est morte, non ? »

« Non », fit-elle en haussant les épaules. « Le fils de Stéphane Dubois. Tu le connais, vous êtes allés ensemble demander la main dAdélaïde. »

Pierre faillit lâcher son marteau.

« Il la renvoyée ? Pour de bon ? »

« Pour de bon. Il a installé Solène chez lui, elle est enceinte. Michel Dubois a beau rager, il a dû reprendre sa fille. Où irait-elle, la pauvre boiteuse, souillée ? »

« Ne parle pas ainsi dAdélaïde ! Si Lucien nen veut plus, cest moi qui lépouserai. »

« Crains Dieu, mon fils ! Elle ne peut même pas enfanter, à quoi bon ? Enfin, cest ton affaire »

Le lendemain, Pierre se rendit chez Michel Dubois, comme cinq ans plus tôt, pour demander la main de sa fille. Cette fois, il était un homme respecté, et il espérait ne pas être éconduit. Et Adélaïde, désormais « vieille fille », pouvait donner son avis.

Ils laccueillirent chaleureusement, et quand Michel comprit lobjet de sa visite, même lui, si peu démonstratif, faillit verser une larme.

« Eh, Pierre, Pierre », murmura-t-il en allumant sa pipe. « Cest moi qui ai empêché Adèle de tépouser. Qui sait, sa vie aurait peut-être été différente. Maman ! Appelle Adélaïde. »

« Ne vous inquiétez pas, Michel Dubois, si je nai pas encore de maison, dit Pierre. La semaine prochaine, on construit linfirmerie, et ma maison avec. Cest décidé par ladministration. »

« Si Adèle est daccord, mariez-vous dès samedi. Crois-tu quon fasse la queue pour une fille rejetée ? Je vous aiderai financièrement, sois tranquille. Je ne laisserai pas ma seule fille dans le besoin. Adélaïde, Pierre vient te demander en mariage. »

La jeune femme, sur le seuil, faillit tomber de surprise. Puis elle rougit et hocha vivement la tête.

« Cest entendu », sexclama Michel en se frottant les mains. « Parlons des détails. Maman ! Sers la liqueur de cerises. »

Quelques jours plus tard, Adélaïde sinstalla chez son nouveau mari et sa belle-mère. Le village sémut un temps, puis oublia. Et puis, comment critiquer le vétérinaire du coin, quand on a besoin de lui pour son bétail ? Quant aux défauts dAdélaïde, plus personne ny prêta attention. Et quand Pierre lui offrit des lunettes et un chapeau à la dernière mode, même les commères les plus acerbes se turent, lappelant désormais « Madame Dubois ».

Peu après, Adélaïde tomba enceinte. Non pas dun enfant, mais de jumeaux ! Pierre tenta dexpliquer scientifiquement, mais elle nen avait cure. Lessentiel était quaprès tant dépreuves, elle avait enfin trouvé le bonheur.

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Ta mère ne vit plus ici» – me dit mon mari en me voyant arriver avec mes affaires