**La Poupée**
Dans un petit village français, tout se sait. On ne peut rien cacher, du moins pas longtemps. Tout le monde connaissait cette famille. Ils sétaient mariés par amour, formant un couple solide lui, costaud et travailleur, elle, toujours souriante et discrète. Leur maison bien entretenue, leur jardin fleuri témoignaient de leur bonheur. Elle était aimée pour sa gentillesse, lui respecté pour son silence. Mais ce silence-là était particulier : dur, parfois cruel. Une habitude familiale, transmise de père en fils. Pourtant, avec sa femme, il était attentionné : il assumait les tâches pénibles, lui achetait des robes sans rechigner, et surtout, refusait catégoriquement les tournées dalcool au bistrot. « Non merci », disait-il, et cela suffisait. Jamais il ne lavait frappée. Certaines femmes du village enviaient son sort, mais elle savait quelles subissaient des maris violents sans protester.
Un seul nuage planait sur leur bonheur : après quatre ans de mariage, aucun enfant. Jusquau jour où une voisine leur offrit une petite chienne, la dernière dune portée de huit. Contre toute attente, il accepta. Ils lappelèrent Poupée. Et contre toute attente encore, il sy attacha autant que sa femme. Il lui apprit des tours, la protégeait de la pluie, lui construisit une niche spacieuse. Mais un jour, Poupée attendit des petits. Lui, furieux, la mit à la chaîne. « Si tu sors, ne compte pas revenir. »
La nuit, Poupée mit bas quatre chiots aveugles. Au matin, il annonça froidement : « Je vais les noyer. » Sa femme supplia, mais il remplit un baquet deau et les y jeta un à un. Elle senferma, incapable de regarder. Plus tard, il déclara : « Cest fait. Je les ai enterrés au fond du potager. » Poupée, elle, pleura. Littéralement. Elle errait près de lendroit où gisaient ses petits, comme si elle savait.
Deux autres portées subirent le même sort. Puis, un matin dautomne, il emmena Poupée au bord de létang avec son fusil. Une vieille voisine, témoin impuissante, lui lança : « Tu as tué une mère et ses enfants. Crois-tu que Dieu te pardonnera ? » Il haussa les épaules.
Peu après, sa femme tomba enceinte. Une jouse immense ! Mais à cinq mois, le bébé mourut in utero. « Nous en aurons dautres », murmura-t-il, lui serrant la main. Un an plus tard, elle fut de nouveau enceinte. Trop tôt, les contractions commencèrent. La petite naquit morte dans lambulance.
Désespéré, il chercha des réponses. Un médecin avoua son impuissance. Alors il se tourna vers une guérisseuse, qui le foudroya : « Ce nest pas ta femme le problème. Cest toi. Tu as pris des vies sans raison. » Fou de rage, il quitta la maison, mais ses mots résonnèrent. Il se souvint des yeux de Poupée, semblables à ceux de sa femme aujourdhui : vides.
Une vieille dame devant léglise lui conseilla : « Aide ceux qui en ont besoin. Va au refuge pour chiens. » Il sy rendit, mal à laise. Les regards des animaux abandonnés le transperçaient. Il commença à aider : transports, nourriture, soins. Puis il rencontra Boni, un petit caniche mutilé une oreille arrachée recueilli près des rails. Il sen occupa, lui parlait durant les trajets chez le vétérinaire. Un jour, il osa lamener à la maison.
Sa femme, prostrée depuis des mois, leva les yeux. « Mon Dieu Où est son oreille ? » Elle prit Boni dans ses bras. Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, elle prépara le dîner. Le chien dormit sur son oreiller.
Un mois plus tard, elle chuchota : « Je suis enceinte. » Cette fois, tout se passa bien. Ils eurent des jumelles. Boni courrait avec elles dans le jardin. Lui, transformé, ne reconnaissait plus lhomme dur dautrefois. La cruauté avait disparu, remplacée par une douceur quil ne soupçonnait pas.
Parfois, en regardant Boni et ses filles rire, il repensait à Poupée. Et il remerciait le ciel pour ce pardon quil naurait jamais cru mériter.







