Ne pleure pas, ma chérie

Je me souviens, comme on le raconte autour du feu depuis tant dannées, de la vie de ma bonne chère Véronique Dubois, qui vivait avec son époux Victor Lefèvre comme un oiseau dans le plumage du Christ. Elle évoquait toujours sa petite existence lorsque les villageois de SaintPierrelesBois la questionnaient: on savait tout de tout le monde, même si lon essayait de se cacher.

«Véronique, il faut garder la famille unie quoi quil arrive», lui avait dit sa mère, Marie, le jour où elle se préparait à épouser le voisin Jacques Marchand, quelle connaissait depuis lenfance.

Jacques naurait jamais imaginé que la place de la petite Véronique ne serait pas prise par une autre fille. Pour lui, Véronique était la seule flamme qui éclairait la fenêtre de sa vie ; il la protégeait, laccompagnait à lécole et, en grandissant, leur amitié sétait muée en amour.

«Regardez ces deux tourtereaux», ricanaient les vieilles du village. «Ils sont faits lun pour lautre, main dans la main depuis toujours.»

Les parents de Véronique lavaient élevée dans la paix, la générosité et la foi en la bonté. «Ma fille, le Seigneur punira celui qui blesse autrui ou oublie la justice», répète encore Marie dans ma mémoire. Et Véronique, elle, navait dautre guide que les paroles de sa mère.

Victor était un mari dévoué. Il prenait sur ses épaules le lourd fardeau des travaux de la ferme, interdisant à sa femme de soulever les charges. Chaque matin, avant de partir à la ville, il lui disait:

«Ma chère, ne tépuise pas; je reviendrai et tout ferez moimême, cest le rôle dun homme.»

Un jour, Véronique, les yeux brillants, annonça: «Nous aurons un bébé!» Victor resta figé, puis le serra longtemps contre son cœur, la couvrant de baisers.

«Tu dois maintenant veiller sur toimême, tu nes plus seule,» ajoutatil.

«Ne ten fais pas, Victor, ce nest pas la première ni la dernière grossesse, tout ira bien,» réponditelle, détendue.

Le temps passa et naquit leur fils Grégoire. La joie débordait ; Victor voyait en lui la continuité de leur lignée et le chérissait. Grandissant, il arpentait le village côte à côte avec son père, laccompagnant à la pêche, aux champs de champignons. Peu après, Véronique donna naissance à une petite fille, Capucine.

Quatre ans plus tard, le troisième enfant, Sébastien, vint au monde. La vie suivait son cours: les enfants, le travail, les joies et les soucis. Sébastien était le plus turbulent. Les instituteurs se plaignaient de son énergie débordante:

«Votre Sébastien a encore introduit un animal en classe! Dabord un chat, puis une chouette, hier encore une souris!», réprimandait la maîtresse en le voyant arriver.

Il ramenait à la maison un hérisson qui faisait du bruit toute la nuit; Victor le fit remettre à la forêt. Un jour, le garçon trouva un coucou blessé, le soigna et le relâcha.

Les années sécoulèrent. Grégoire fit son service militaire, revint et épousa la jolie Alix, fille du voisin. Ils habitèrent dabord chez les parents, puis bâtirent leur propre maison près du moulin. Capucine termina ses études, se maria et partit vivre chez ses beauxparents dans la province du Vaucluse.

Le drame frappa un matin dhiver: Victor ne se réveilla pas. Véronique pensa dabord quil sétait rendu compte tard, mais il ne bougea pas. Elle cria à son plus jeune fils:

«Sébastien, cours chercher le médecin,»

Le médecin, Madame Anne Dupont, une dame âgée, appela lambulance. Victor était déjà mort. Véronique, à cinquante ans, se retrouva veuve très tôt.

Après lenterrement, elle resta longtemps dans le deuil. Sébastien, qui vivait encore sous son toit, ne semblait pas vouloir changer; il senfonçait dans lalcool. «Sébastien, cesse de boire,» le réprimandait souvent Véronique, tandis que les villageois murmuraient:

«Quelle belle famille avait Madame Dubois! Mais le plus jeune»

Sébastien refusa le travail, traînait avec ses copains, vivait aux dépens de sa mère. Un soir, il fit entrer chez eux une jeune femme, Tania, semblable à lui. Tous deux buvaient, criaient, ne participaient jamais aux corvées. Véronique, épuisée, décida finalement de les laisser partir.

Huit ans après la mort de Victor, la voisine Raymonde invita Véronique chez elle. Bien que plus jeune, Raymonde était toujours aimable. Un jour, elle dit à Véronique:

«Tante Véronique, viens, jai une invitée qui a besoin de te parler.»

«Quy atil, Raymonde?», sétonna-telle.

Alain, ami denfance de Raymonde, était veuf, sobre, bon cœur, et cherchait une compagne. Il avait entendu parler de Véronique grâce à Raymonde. Il vivait à Lyon, séparé dune épouse, et ne pouvait plus venir souvent au village. Il proposa à Véronique de sinstaller avec lui, de partager le fardeau de la vieillesse. Il nen demanderait pas plus que le petit cottage du village ; sa grande maison était à la ville, son terrain à la campagne.

«Oh! Alain, je navais jamais pensé à vivre à deux, surtout à mon âge», réponditelle, surprise mais curieuse.

Ainsi, avec laide de Grégoire, qui transporta Véronique jusquà la ferme dIgnace Moreau, elle rencontra Ignace. Les deux hommes sentendirent dabord; Ignace possédait un cochon, des poules et une chèvre, et Véronique y amena son propre bouc. Sa maison était plus spacieuse que la sienne.

Sébastien, toujours ivre, amena une nouvelle compagne, semblable à lui, et sinstalla avec eux. Véronique, inquiète, disait:

«Pauvre maison, ne la brûle pas! Grégoire, veille sur mon benjamin!»

Lété, les petitsenfants de Grégoire venaient de Lyon, apportant des provisions et des douceurs. Alaine, la fille dIgnace, venait parfois, et Véronique laccueillait comme une invitée dhonneur.

Une décennie passa. Ignace commença à se sentir faible. Véronique le soignait, préparait des décoctions, lui donnait ses médicaments à temps. Un jour, Ignace, le regard lointain, lui confia:

«Véronique, si je men vais avant toi, reste dans cette maison, vis tes vieux jours sans déménagement. Ne te lamente pas, ma chère.»

«Daccord, Ignace, je ne pleurerai pas», réponditelle, même si elle nétait pas en pleine forme.

Un aprèsmidi, Alaine arriva avec son nouveau mari, Stéphan. Il changea dattitude du jour au lendemain.

«Papa, nous temmenons à la ville, tu seras sous ma garde.»

«Alya, ne cherche pas à me remplacer, je suis ton père,» protesta Ignace en pleurs. La fille, sèche, rétorqua:

«Tu nas plus le droit de poser des questions, on part.»

Ignace, les larmes aux yeux, quitta le village, suivi de Véronique, qui pleurait aussi. Une semaine plus tard, Alaine revint, annonçant:

«Range tes affaires, on vend la maison. Tu as une semaine pour dégager.»

Le weekend suivant, elle nétait pas venue, mais arriva le jour où Grégoire devait emmener sa mère à la nouvelle maison. Alors, alarme:

«Mon père est décédé», annonçatelle, «Il naimait plus la ville, il faut le dire.»

Véronique, désolée, demanda pourquoi elle navait pas été informée du cimetière, mais la réponse fut: «Peu importe où gît le mort.»

Grégoire, le fils aîné, lamena chez Alaine. Sébastien, devenu enfin sobre, trouva du travail. En entrant, il découvrit un jardin impeccable, des fleurs, un potager florissant. Il rencontra Vera, la femme de Sébastien, quil avait épousée un an et demi auparavant à la condition que son mari renonce à lalcool. Vera, postale, gérait la maison, cuisinait, lavait, cultivait le potager, et Sébastien, désormais responsable, laidait.

«Bonjour, Véronique», dit Vera dune voix chantante. «Je vous ai préparé le déjeuner, Grégoire ma dit que vous veniez aujourdhui.»

Véronique se sentit heureuse. Sébastien était redevenu un homme digne, et Vera le traitait comme une mère. Elle, elle-même, travaillait à la poste, mais trouvait toujours le temps de soccuper de la maison et délever leur petite fille, Élise, qui, à un an, décéda paisiblement. Le souvenir de ce petit ange la consolait, car Sébastien était devenu le pilier de la famille, les yeux brillants de bonheur.

Ainsi, même si les années ont passé, et que les rides ont marqué nos visages, je garde en mémoire le chemin parcouru: de la veuve veuve à la matriarche respectée, entourée denfants repentis et dune fillebruine qui lui a donné la paix. Il ne reste plus quà espérer que les générations futures vivent dans la même sérénité, car à la fin, cest tout ce que nous pouvons souhaiter.

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