COMMENT ÉPOUSER UN FRANÇAIS SANS SE RETROUVER À LA RUE

Ma chère dame, écoutez: dans mon testament il ny a que vous. Jai pour ma fille tout ce dont elle a besoin, elle ne vous en tiendra aucune compteRené ma pressé la main, ma présenté le document, puis a effleuré mon poignet dun baiser.

Ces mots mont réchauffé le cœur, et jai encore davantage estimé mon époux français. Je pensais navoir besoin daucun contrat de mariage, ni dassurance; je comptais sur son honnêteté et sa bonté. Hélas, lespoir était une brume.

Je connut René grâce à une correspondance sur le net. Javais envie dépouser un étranger. Je vivais à Lyon, retraitée, et aucun homonyme de mon âge ne voulait dune compagne. Un vieil homme malade à choyer? Jamais. À létranger, les aînés paraissent toujours joviaux, pleins dénergie, et même voyageurs.

René avait soixanteseize ans, moi cinquantecinq. Jétais de la même génération que sa fille, Mélisande. Nous avons échangé des lettres pendant un an, nous observions, nous nous approchions, nos caractères se frottaient comme deux tissus rugueux.

Un matin, je suis arrivée en France, dans la petite ville dArrou, déterminée à épouser René. Un homme imposant, élégant, mattendait, tenant un bouquet de roses un peu flétries. Jaurais voulu tourner les talons et regagner mon pays, mais le spectacle ne faisait que commencer. Les roses, épuisées, se sont posées sur moi, leurs pétales ne dégageaient plus aucun parfum.

René ma fait monter dans sa voiture et ma conduite à son vaste manoir. Un déjeuner modeste nous attendait. Jai demandé un vase pour les roses malheureuses. Il ma tendu un verre deau. Dès que jy ai plongé les fleurs, toutes les pétales se sont éparpillées, comme un signe venu den haut.

Nous savions quil ne servirait ni à lamour ni à la passion. Javais besoin dun soutien matériel, lui dune compagne pour le soutenir et le servir. Deux solitaires de la cinquantaine, nous nous sommes reconnus. René a promis de me léguer toute sa fortune à son départ. Mais promettre nest pas faire.

Nous nous sommes mariés peu après. Je suis devenue Madame Morlet. La cérémonie était simple, les invités : la fille de René avec son mari et leurs trois enfants, et un couple ami. Jétais la troisième épouse. De son premier mariage étaient nées deux jumelles, Églantine et Mélisande. René, pourtant, sopposait à la parentalité, souhaitant consacrer sa vie à lautodéveloppement et aux voyages. Sa première femme, contre son gré, a tout de même donné naissance à ces deux filles. Il les a adorées, mais na jamais pardonné à son épouse son «défi».

Quand les filles ont eu dixhuit ans, René a quitté la famille en plein jour. Sa femme ne survécut pas à son départ et mourut deux ans plus tard, dans son sommeil. Tout son patrimoine: maison de trois étages, villa à la campagne, trois voitures, a été légué aux enfants, même lentreprise familiale a été transférée à Églantine.

René a trouvé une vieille veuve, sept ans son aînée, qui navait jamais désiré denfants. Tout se déroulait paisiblement jusquà ce que la femme vieillissante tombe malade. René la soignait avec une tendresse absolue: massages, repas, changements de couches jusquà son dernier souffle.

Le drame a frappé de nouveau: Églantine est morte dans des circonstances mystérieuses, retrouvée sur le bord dune route. Le meurtrier na jamais été identifié.

Dévasté, René sombra dans la dépression. Sa fille Mélisande ne la jamais rendu visite. Après un temps de recueillement, René a décidé de se remarier, plein dénergie, grâce à un site de rencontres. Cest ainsi que je suis devenue son épouse.

La vie de Madame Morlet a commencé. Toutes les finances appartenaient à René. Il se montrait avare, ne dépensant que le strict minimum pour lalimentation, examinant chaque reçu, exigeant un rapport écrit pour chaque achat. Quand jai demandé «des épingles, du rouge à lèvres», il sest crispé comme sil venait davaler un citron. Mais chaque année, nous partions en croisière, en excursionles rêves de mon mari.

Je le traitais avec douceur, je le plaignais, je respectais son âge. Japprenais ses recettes, veillais à sa santé, restais auprès de lui «dans la peine comme dans la joie».

Un jour, un accident vasculaire cérébral la cloué aux urgences. Jai appelé immédiatement sa fille. Celleci sest précipitée, mais pas vers son père, vers moi :

«Sophie, voici le testament de ton père. Il stipule :«Tous mes biens mobiliers et immobiliers sont légués à ma fille. À la femme, une somme que ma fille fixera pour une vie décente».

René, en secret, avait rédigé le testament en faveur de sa fille. Il se sentait coupable envers ses filles, comme sil était responsable de la mort dÉglantine. Mélisande, nourrie de rancœur, ne venait jamais. René ne connaissait pas ses trois petitsenfants.

Jai pensé rester au chevet, mais René était déjà loin, et sa fille déployait ses ailes sur lhéritage.

Pendant six mois, je lai soigné à lhôpital: petite cuillère, caresses sur la main, paroles. Il ne reconnaissait plus personne, flottait dans son propre univers. Je nai même pas envisagé de contester le testament de la «pragmatique» fille. Mélisande, elle, na jamais franchi le seuil du service. René, à quatrevingtdeux ans, a finalement cédé à la mort.

Le jour où je rentrais chez moi, Mélisande est apparue :

«Alors, Sophie, il faut que vous quittiez cette maison au plus vite. Je vous donnerai de largent pour louer une petite chambre, puis vous obtiendrez un logement social. Vous devriez repartir en Russie. Vous navez rien ici.»

Je me voyais déjà jetée dans le froid, affamée, sur le trottoir.

«Ne me dites pas ce que je dois faire, Mélisande. Je viens à peine de sortir du deuil de votre père. Rencontronsnous plus tard.»

Six mois plus tard, les avocats mont déconseillé dengager une action judiciaireune cause perdue davance, avec des frais astronomiques. Bien que, en tant quépouse, jaie droit à cinquante pour cent de lhéritage, le testament révisé lannulait.

Je restais dans la maison de mon mari, ce qui exaspérait Mélisande :

«Dégagez, Sophie. Vous avez profité dun vieil homme sans cervelle, et vous ne le faites pas sortir! Trouvez votre part dhéritage!»

Alors une idée salvatrice a germé. Jai sorti du tiroir le premier testament :

«Mélisande, voici le testament original de votre père, où tout mappartient. Je peux prouver en justice que, dans sa démence tardive, il ne comprenait pas ce quil faisait en modifiant le document. Peutêtre quil a signé sous la menace dun pistolet.»

Mélisande sest tue, pensive.

Jai donc vécu modestement dans un appartement bon marché dArrou, utilisant la voiture de René, survivant avec les maigres sommes que je «grattouillais» à Mélisande.

Aujourdhui, je suis mariée à Pierre. Il ma remarquée dans le parc, où je courais chaque matin avec mon petit chien, voulant rester en forme. Pierre, veuf, était charmé: les femmes slaves ont toujours une place spéciale dans les cœurs français.

Ainsi se poursuit mon rêve, où les ruelles dArrou se fondent en corridors sans fin, où les promesses sévanouissent comme des roses fanées, et où lombre du passé danse encore avec la lumière du présent.

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