12000 bébés sont passés entre mes mains au cours des années où jai travaillé dans notre petite maternité du Nord, mais certains cas restent gravés comme des éclats de lumière. Le plus incroyable dentre eux, cest notre unique triplé. Aujourdhui, je veux consigner ce souvenir.
Un jeune couple attendait son premier enfant. Le père, JeanMarcel Legrand, était technicien aéronautique sur le petit aérodrome de SaintOmer, envoyé par le service de répartition. Ils vivaient dans une minuscule pièce dune résidence universitaire. La mère, Clémence Dubois, était parisienne, une jeune femme énergique, aux cheveux roux flamboyants, dune beauté qui ne laissait personne indifférent.
JeanMarcel venait dUzbekistan, était trapu, calme, presque nonchalant un contraste saisissant avec lépoque idyllique de la France daprèsguerre, où de telles différences étaient tolérées sans surprise. Dès les premières échographies, le couple a appris quils allaient avoir des jumeaux.
Clémence, désireuse de rejoindre sa mère à Paris pour laccouchement, a finalement dû rester ici : les travaux ont déclenché un accouchement prématuré à 32semaines. Ce jour-là, Violette, la sagefemme de garde, ma appelé. Le bâtiment principal était fermé pour désinfection, nous opérions donc dans les couloirs du service de gynécologie.
Diane Kroul, notre sagefemme cheffe, expérimentée et toujours attentive, a remarqué, à lexamen visuel, que les bébés étaient mal positionnés. Le risque dun accouchement naturel était alors trop grand, et elle a décidé dune césarienne. Un radiographe a confirmé la situation : deux fœtus, lun tête en avant, lautre en siège.
Nous nous sommes donc rendus en salle dopération. Le premier garçon est sorti, 1700g, puis un deuxième, 1600g, tandis que linfirmière soccupait du premier. À peine avions-nous fini que Diane a lancé :
«Prenez le troisième!»
Mon esprit nétait pas en état de plaisanteries ; les deux petits garçons étaient déjà fragiles. Une remarque peu flatteuse a même échappé à ma bouche, mais un cri retentissant ma fait tourner la tête. Voilà le troisième bébé, une petite fille de 1400g, qui était restée cachée entre les deux garçons dans lutérus, invisible à léchographie. Les deux garçons, côte à côte le long de lutérus, protégeaient ainsi leur sœur.
Si Diane navait pas insisté sur lopération, ces trois petits nauraient probablement pas survécu. Nous avons placé la petite dans le seul berceau disponible pour prématurés, un dispositif spécial, et les trois ont partagé lespace. Toute la nuit, je nai quitté la salle dobservation dun seul œil. Au petit matin, leurs signes vitaux se sont stabilisés.
Le réveil a sonné, et un pilote en uniforme est entré, le visage éclairé dinterrogation :
«Qui sont mes enfants?»
«Félicitations! Vous avez deux fils et une fille,» aije finalement dit, un peu hésitant.
Le père, encore sous le choc, répétait à voix basse :
«Deux fils une fille deux fils, jai compris une fille? Trois?»
Nous lavons assis, lui avons offert de leau, et il a fini par se calmer. Il était nouveau dans la région, avait à peine commencé à gagner son salaire, habitait un petit studio et voilà quun triplé venait bouleverser sa vie.
Je rendais visite à la famille chaque jour, admirant la petite merveille que formaient ces trois enfants. La mère, toujours souriante, veillait à ce quils soient nourris et choyés. Cétait le premier triplé du village, et ils ont eu la chance dêtre pris en charge rapidement. Ladministration leur a attribué un appartement de trois pièces dans une nouvelle résidence, les a équipés de tout le nécessaire et a même assigné une infirmière à domicile pendant les premiers mois.
Dix ans ont passé. Un jour, je suis passé à la salle dattente de lhôpital où Violette est venue, cette fois accompagnée de ses enfants, pour rendre visite à son père. Deux garçons aux cheveux noirs, ressemblant à leur père, sont entrés, suivis dune petite fille roux flamboyant, le portrait même de Clémence.
Le cœur serré, jai observé cette famille épanouie, sentant encore la chaleur qui irradiait de leurs petits corps. Le battement de leurs cœurs résonnait comme un rappel du miracle que nous avions vécu.
Cette expérience ma appris que, même dans les conditions les plus précaires, la vigilance et le courage de chaque professionnel peuvent transformer le désespoir en espoir. Il faut toujours écouter les signaux, même les plus subtils, car cest ainsi que naissent les plus beaux miracles.







