Une jeune femme, Amélie Leroux, était hospitalisée. On lui avait d’abord retiré l’appendicite, puis des complications étaient survenues avec une petite infection. C’est pourquoi on ne la laissait pas encore rentrer. Mais où aurait-elle pressé ? En arrêt maladie, évidemment, le travail pouvait attendre. Dans la chambre qu’elle partageait à la cité ouvrière de l’usine textile, sa voisine Chloé devait se réjouir d’être seule : son cher Julien pouvait lui rendre visite jusqu’au petit matin sans entrave.
Amélie, elle, n’avait pas d’amoureux. Elle n’avait pas la beauté éclatante de Chloé, blonde et pétillante. Trop discrète, trop effacée pour ses vingt-six ans, la vie ne lui souriait guère. Chloé se marierait bientôt, et on lui collerait une nouvelle voisine. Le logement manquait cruellement à l’usine, mais les ouvrières affluaient toujours.
Perdue dans ces pensées, Amélie contemplait le ciel bleu par la fenêtre tout en observant sa voisine de chambre, Édith Morel. Celle-ci dormait souvent, mais à son réveil, elles bavardaient doucement, échangeant des confidences.
Amélie raconta son isolement : parents disparus, un frère aîné qui avait dilapidé leur héritage en alcool avant de finir en prison pour vol.
« Je suis toute seule, tante Édith », se lamenta-t-elle.
« Pas de mari, alors ? » demanda la vieille femme en lexaminant. « Jamais eu ? »
« Non, jamais. Ma seule amie va bientôt se marier. Et vous, avez-vous une famille ? »
« Bien sûr ! » répondit Édith avec fierté. « Pas de parents, mais mes petits gars sont toujours là. Si quelque chose ne va pas, ils réparent, repeignent, blanchissent. »
Et elle raconta une histoire qui laissa Amélie perplexe.
Édith vivait dans une vieille maison en périphérie de Lyon. Son mari était mort jeune, sans enfant. Mais par bonté dâme et parce quelle adorait les enfants elle avait pris sous son aile les gamins du quartier.
« Je leur faisais des crêpes ou des tourtes aux pommes de terre. Ils accouraient à la maison, cinq ou six autour de la table, dévorant mon repas. Leurs parents trimaient à lusine toute la journée. Eux étaient livrés. »
« Votre mari acceptait ça ? »
« Il râlait, bien sûr. Mais les gamins remplissaient la cuve deau, rangeaient le bois. Alors il fermait les yeux. »
« Ils viennent encore ? »
« Bien sûr ! Certains ont des enfants maintenant. Dautres viennent seuls. Ils mont rendu à lhôpital. »
Amélie se souvint effectivement de visiteurs.
« Il ne me reste plus longtemps, ma fille », murmura Édith. « Je minquiète pour deux gamins, Théo et Lucas. Leurs parents travaillent jour et nuit. Sans moi, la rue les avalera. »
« Vous les nourrissez ? »
« Bien plus que ça. Ils font leurs devoirs ici. Sans ça… »
Deux jours plus tard, des visiteurs arrivèrent : deux garçons dune dizaine dannées, puis leurs parents, un homme solide boitant légèrement et une femme épuisée. Amélie, déjà debout, les laissèrent seuls.
À son retour, Édith dormait. Des fruits, des biscuits et une bouteille de lait ribot attendaient sur la table de nuit.
Amélie se demandait doù lui venait cette force pour soccuper denfants inconnus. Et elle ? Puis elle se souvint dun troisième, Mathis, dont les parents buvaient tant quil dormait parfois dehors. Édith le recueillait.
« Son père me criait dessus, disant que je le gâtais. Mais Mathis venait quand même. Il a même réparé une étagère un jour. Il ma dit quil ne venait pas pour manger, mais pour aider. »
Édith soupira. « Les enfants sont plus sensibles que bien des adultes. Pas égoïstes, pas durs. Juste seuls. »
Amélie fut bientôt prête à sortir, mais Édith ne se releva plus. Un jour, un visiteur vint : un homme jeune, élégant, portant une mallette en cuir. Comme Amélie voulait partir, Édith larrêta.
« Voilà mon Antoine, il a grandi sous mes yeux. Faites connaissance. »
Antoine resta longtemps. Amélie, pâle et frêle après sa maladie, rougissait sous ses regards furtifs. En partant, il lui dit :
« Rétablissez-vous. Je reviendrai. »
Il revint deux jours plus tard, déposa un jus dorange sur sa table. Édith dormait, il repartit les yeux brillants.
Le soir, Édith prit la main dAmélie.
« Antoine est notaire. Jai fait un acte de donation. Ton passeport était dans le tiroir, pardonne-moi. Vis dans ma maison. Pas un palais, mais mieux quune cité. Promets-moi une chose : ne laisse pas les gamins. »
Amélie, muette de stupe, pleura.
« Je promets. Mais restez encore avec nous. »
Édith sendormit avec un sourire.
Quand Amélie quitta lhôpital, Antoine lattendait, sombre. Ensemble, ils enterrèrent Édith. Puis il laida à régler les formalités.
Elle emménagea dans la maison, cadeau inattendu. Mais aucun enfant ne vint. Jusquà ce quAntoine les amène un soir.
Dès lors, ils furent des invités réguliers. Comment tenir sa promesse en travaillant toute la journée ?
Pourtant, les soirées pluvieuses les réunissaient. Elle leur rapportait des crêpes de la cantine, ils jouaient au Monopoly, riaient devant la télévision. Antoine venait parfois, laidant même à payer les frais de succession.
Sa gratitude envers lui devint tendresse, même sil ne semblait pas encore la partager.
Le père de Mathis, contrairement à avant, la remercia.
« Ne le gâtez pas trop, sinon il en profitera », dit-il sans méchanceté.
Maintenant, Amélie avait une vie nouvelle. Une maison. Chloé sétait mariée, son ami était venu en visite, mais Amélie resta indifférente. Son cœur était pris.
Elle pensait souvent à Édith. Chaque recoin de la maison lui rappelait cette femme simple et bonne.
Amélie voulait lui ressembler un peu. Pas seulement pour la maison, mais pour cette bonté quelle souhaitait désormais transmettre.
Parfois, le plus précieux héritage nest pas un toit, mais la lumière quon choisit dallumer pour les autres.







