La vie force à reconsidérer ses projets
Élodie avait grandi dans une famille modeste, ses parents étaient de simples ingénieurs, vivant dans un vieil appartement HLM, où largent manquait souvent. Elle enviait les filles bien habillées, alors quelle ne possédait rien dautre que son uniforme scolaire et deux ou trois robes.
Après le lycée, en entrant à luniversité, elle se jura :
*»Ma maison sera différente, ma vie sera différente.»*
Elle y parvint. Pas tout de suite, bien sûr. Elle enseigna un temps le français et la littérature dans un collège, puis travailla même à lacadémie. Plus tard, une ancienne camarade de promo lui proposa un poste dans une entreprise à capitaux étrangers.
*»Viens, Élodie, tu nas rien à perdre. Les salaires sont corrects,»* dit-elle, mentionnant le sien. Élodie en resta bouche bée. *»Lambiance est super, et je te connais, tu es débrouillarde et talentueuse.»*
*»Merci, ma chère, jy penserai. Largent nous manque à tous,»* répondit Élodie en souriant.
À cette époque, elle était mariée à Théo, et leur fils Lucas avait quatre ans. Ils vivaient chez ses beaux-parents, à létroit et dépendants deux. Théo était prothésiste dentaire.
Le nouveau poste dépassa toutes ses attentes. Elle adorait son travail, gagnait bien sa vie, et ils achetèrent bientôt un grand appartement à crédit, puis une voiture haut de gamme. Son employeur remarqua rapidement son efficacité, et elle reçut de grosses primes. Avec le temps, sa carrière décolla, et elle devint directrice adjointe.
Cela la transforma. Elle devint un peu hautaine, surtout envers la famille de Théo. Ils vivaient bien mieux que sa sœur, Camille.
*»Élodie, dépêche-toi, on va être en retard,»* pressa Théo ce jour-là, alors quils se préparaient pour lanniversaire de Camille. *»Sil te plaît, sois aimable. Je veux que sa fête se passe bien.»*
Élodie acquiesça. Elle comptait effectivement se montrer charmante. Théo était nerveuxelle prenait toujours du temps pour se préparer. Elle appliquait son maquillage avec soin, sans hâte. Elle navait guère envie de voir Camille et son mari, Julien.
*»Chez eux, tout est si terne, sans élégance,»* songea-t-elle en se regardant dans le miroir. *»Des salades vieillottes, des canapés basiques, pas de saumon ni de vin fin Et cette vaisselle, cet intérieur miteux Ils ont trois enfants et une petite épicerie, mais les bénéfices doivent être minces.»*
Enfin prête, elle enfila une robe élégante et sortit de la chambre. Théo et Lucas, assis sur le canapé, bondirent :
*»Enfin !»*
En montant à pied les cinq étages de limmeuble sans ascenseur, en traversant létroit couloir, en saluant tout le monde, son humeur se gâta. La table était bondée, les enfants couraient en criant. Camille portait un jean usé et une chemise à carreaux.
*»Elle aurait pu shabiller pour loccasion,»* pensa Élodie en sasseyant près de Théo.
Avant le repas, elle offrit à Camille un flacon de parfum coûteux.
*»Merci, Élodie, tu sais toujours quoi offrir. Un parfum, cest précieux.»*
Élodie observa lappartement : des papiers peints écaillés, des bibliothèques défraîchies, un canapé usétout cela aurait dû être remplacé depuis longtemps.
Julien, quelle naimait guère, la regardait toujours avec un sourire narquois. Elle était sûre quil la jalousait. Camille, mal soignée, sans manucure Il demanda, ironique :
*»Comment ça va, Élodie ? Bientôt directrice générale ?»*
*»Ça va. Ça va. On ne peut mieux.
Elle sourit, glaciale, tandis que Lucas courait déjà vers les enfants, riant avec eux comme sil navait jamais connu dautre monde.
Au milieu du repas, alors que Camille servait une simple soupe aux légumes, Théo lui pressa doucement la main sous la table. Elle le regarda, surpris.
Et soudain, elle vit son fils, les yeux brillants, parler à ses cousins avec une joie si pure, si légère, quelle en eut le souffle coupé.
La soupe était chaude, les rires sincères, et, pour la première fois depuis longtemps, Élodie sentit quelque chose en elle se fissurer.
Pas de saumon ni de vin fin.
Mais peut-être, se dit-elle en croisant le regard fatigué mais heureux de Camille, quil y avait autre chose.
Quelque chose quelle avait oublié en chemin.







