MA MÈRE NE VEUT PAS PARTIR
Récemment, on a connu une sacrée perte : la sœur de ma mère sest éteinte. Veuve, elle navait plus que sa petite fille de quatre ans, Béatrice. Mon mari, Pierre, et moi, on a décidé de prendre la petite sous notre aile. Dès que Béatrice a appris le décès, elle sest renfermée comme une huître et a cessé de quitter lappartement. Elle a carrément refusé de déménager, alors Pierre et moi avons emménagé dans le deuxpièces où elle vivait avec sa maman. On sattendait à ce quaprès les funérailles elle accepte de rejoindre notre nid, mais le lieu est devenu insupportable. La nuit, leau sallumait et séteignait toute seule, la lumière faisait la même chose. Les portes et les planchers grinçaient comme si un petit ratonlaveur faisait du marathon entre les pièces. Jai même tenté de bénir les lieux, mais rien ny a fait.
Un soir, alors que je narrivais pas à dormir et que Pierre ronflait paisiblement, jai entendu un chuchotement venir de la chambre de Béatrice. Un frisson me parcourt léchine, mais je nai pas réveillé mon mari. Jai allumé la lumière en douce, me glissé jusquà la porte et écouté. Tout ce que jentendais, cétait la voix de ma petite.
Je ne veux pas dormir, je veux jouer avec Camille (cest sa poupée). Un petit moment et je me couche, ditelle.
Jai ouvert la porte ; elle était lovée dans un coin, serrée contre son jouet, les yeux grands ouverts comme si je venais darriver sur la Lune. Elle me jaugeait avec la méfiance dune espionne.
Béatrice, à qui tu parlais tout à lheure ? lui aije demandé.
À maman a-t-elle murmurés.
Des fourmis ont envahi mon dos. Je lai bordée, puis je me suis blottie contre Pierre et je me suis endormie à moitié. Le reste de la semaine, elle a continué à parler à quelquun, et je me suis dit que cétait le stress : perdre sa mère, ça rend fou, même les murs peuvent commencer à discuter. Lappartement, quant à lui, testait ma patience comme un vieux test danglais.
Un midi, en préparant le déjeuner, jai appelé Béatrice à plusieurs reprises, mais elle hurlait quelle ne veut pas manger. Elle na jamais été très gourmande, alors la convaincre était une vraie épreuve. Sa mère était, disons, dune patience à la fois courte et musclée : quand Béatrice refusait, elle la traînait à la force jusquà la table. Au dixième appel, un fracas terrifiant a retenti, suivi de sanglots. Jai foncé dans la chambre et jai vu limpensable : une armoire pliable sétait renversée sur la petite. Heureusement, elle na pas été écrasée ; larmoire a effleuré le lit, laissant un mince espace au sol. Béatrice a hurlé, puis est restée en état dhystérie jusquau coucher du soleil.
Le soir même, jai entendu à nouveau ses pleurs et ses suppliques. Je suis allée la consoler, elle sest jetée dans mes bras et ma serrée comme si elle voulait ne plus lâcher prise. Son regard était fixé sur le même coin de la pièce, comme si quelquun y attendait patiemment.
Béatrice, qui estce ? aije demandé.
Maman atelle chuchoté.
Ma petite, dis à maman que tu la laisses partir, quelle sen aille.
Maman ne veut pas partir ! atelle rétorqué.
Le quarantième jour après le décès, nous sommes allés déposer des fleurs sur la tombe, on a offert des gâteaux aux enfants du quartier pour que la mémoire de la défunte soit honorée. Le calme est finalement revenu. On a vendu lappartement à un couple qui adore les grincements nocturnes, et on a ramené Béatrice chez nous. Aujourdhui, elle réclame encore son Camille, mais au moins elle mange un peu de bouillie sans protester et moi, je peux enfin dormir sans écouter des chuchotements qui ressemblent à des appels déternité.







