**Le Retour à la Maison**
Julien boucla sa ceinture et ajusta machinalement le dossier de son siège. Il volait souvent trop souvent, pour être honnête. Une fois par mois, parfois plus : conférences, rendez-vous, missions éclair qui lui donnaient le tournis autant quun whisky bas de gamme. Cette fois, tout était dune banalité désespérante : deux jours de négociations, des signatures, un dîner avec des partenaires et retour à Paris.
Une seule différence : la destination. Lavion ne se dirigeait ni vers lAllemagne ni vers Lyon, mais vers une petite ville du sud où il était né et quil avait fuie vingt ans plus tôt. Depuis, il ny était retourné que deux fois pour lenterrement de son père, puis sur la tombe de sa mère. À chaque fois, il avait hâte de repartir, de retrouver le bruit des embouteillages parisiens, ses projets, cette vie où lon na pas le temps de penser.
Il renversa la tête contre lappui-tête et ferma les yeux. La veille, il était assis dans un bar avec des collègues, à discuter dune présentation. Quelquun, ivre, avait entonné *La Bohème* à la guitare. Drôle, mais cétait cette mélodie qui lui restait en tête, traînant doucement sous le bourdonnement des moteurs. Il esquissa même un sourire.
« Pardon, vous prendrez du jus ou de leau ? » demanda lhôtesse, penchée vers lui. Un sourire standard, répété mille fois.
« De leau, merci. »
Elle lui tendit un gobelet en plastique. Il hocha la tête. Leau était tiède, comme laissée au soleil. Mais il avait soif.
Son voisin de droite murmura quelque chose en feuilletant un magazine.
« Ces prix sont fous, non ? » lança-t-il en levant les yeux.
« Ils lont toujours été », répondit Julien. « Ici, une montre coûte le prix dun studio. »
Ils sourirent tous deux, et pendant un instant, ce fut léger, presque comme à la maison.
Lavion volait droit, avec de légères oscillations. Un bébé pleura quelque part devant, mais sa mère le calma vite. Quelquun cliqua linterrupteur au-dessus de sa tête, cherchant désespérément la lumière. Une jeune fille dans lallée riait devant une vidéo lécran de son téléphone éclairait son visage dune lueur blanche, la rendant plus jeune quelle ne létait.
Julien se tourna vers le hublot. Il sattendait à voir une lueur de village, une route, une étoile. Mais derrière la vitre, il ny avait quune profonde obscurité. Dense, comme une pellicule noire collée au verre.
« Il fait noir, hein ? » reprit le voisin, regardant par-dessus son épaule. « On ny voit rien. »
Julien haussa les épaules :
« Ben cest la nuit. »
Mais dans sa poitrine, quelque chose dinquiétant remuait. Ce nétait pas la nuit. La nuit respire. Ici, cétait le vide.
Machinalement, Julien vérifia son téléphone. Lécran clignota. Aucun réseau. Bien sûr, lavion. Il oubliait toujours. Pourtant, le réflexe restait : consulter lécran, espérant un message de son fils. *« Envoie-moi au moins un smiley »,* pensa-t-il, puis, souriant, verrouilla lécran.
« Ça ne capte pas non plus ? » demanda encore le voisin.
« Non », fit Julien. « Normal. »
« Ouais », répondit lautre avant de se replonger dans son magazine. Cette fois, il contemplait une pub pour des vestes de luxe, caressant la page glacée comme sil pouvait sentir le tissu.
Lavion tangua légèrement, comme poussé par un souffle. Rien dalarmant, juste une turbulence, mais le gobelet deau trembla, et les cercles à la surface ondulèrent trop régulièrement, comme sous des doigts invisibles.
Une conversation parvint du rang voisin :
« Tes sûre quils viendront nous chercher ? » demanda une voix féminine.
« Bien sûr, jai appelé. Ils mont dit quils nous attendraient à la sortie », répondit une autre.
Le mot *attendre* resta coincé dans lesprit de Julien. Il colla son front au hublot. Toujours rien. Pas une lueur. Juste un tissu noir, tendu autour de lavion.
Soudain, il pensa à sa mère. Celle-là même qui reposait dans le vieux cimetière depuis plus de dix ans. Il se revit, en manteau noir, debout près de la tombe, troublé par cette terre sous laquelle ses rires résonnaient encore dans sa mémoire. Et maintenant, fixant le hublot, il crut presque entendre ce *« Julot »* et tressaillit comme électrocuté.
« Tout va bien ? » Le voisin linterrompit encore.
Julien cligna des yeux. Sourit :
« Jai juste repensé à quelque chose. »
« Ah », fit lautre. « Lessentiel, cest de ne pas penser aux turbulences. »
Julien tenta de lire, mais les mots glissaient. Les lignes sétiraient, les lettres se confondaient, et il se surprit à fixer non pas son livre, mais le hublot sombre. Dehors, le noir. Normal, non ? Il secoua la tête : la nuit, cest la nuit. Quoi dautre ?
Le voisin tourna une page et ricana :
« Six mille euros pour une montre. À ce prix-là, tachètes une Clio. »
« Ouais », dit Julien. Il sourit poliment, sans en avoir envie.
Une voix séleva depuis lallée :
« Elle a dit : «Attends-nous pour le déjeuner.» »
Puis une autre, plus aiguë :
« La mienne aussi a dit : «Attends-nous pour le déjeuner.» »
Coïncidence, évidemment. Deux passagers répétant la même phrase. Mais ce *« attends »* glaça Julien, comme si une porte sétait ouverte, laissant entrer un courant dair. Il fixa de nouveau le hublot.
La vitre noire reflétait son visage pâle, fatigué. Ni nuage, ni lumière là-bas. Juste une obscurité si épaisse quil semblait que sa main disparaîtrait dedans sans trace.
« Il fait noir, hein ? » répéta le voisin. « On ny voit rien. »
« Cest la nuit », répondit Julien. « Comme toujours. »
Il le dit à voix haute, mais intérieurement, les mots résonnèrent autrement : la nuit vit. Celle-là semblait morte.
Il posa son livre sur ses genoux, but une gorgée deau tiède et roula des yeux : un avion plein, et pourtant, on se croirait dans une cave.
Dans lallée, le chariot grinça. Lhôtesse se pencha vers les sièges voisins :
« Café ou thé ? »
Une femme dans lallée leva son gobelet :
« Du thé, merci. Et un citron, sil vous plaît. »
Sa voisine ajouta en riant :
« Pareil pour moi avec du citron. »
Elles parlèrent avec la même intonation, comme si elles avaient répété. Julien crut avoir mal entendu, mais une autre passagère, casque sur les oreilles, gloussa et imita dune voix aiguë :
« Avec du citron, avec du citron »
Le voisin cessa de feuilleter son magazine, fronça les sourcils, mais ne dit rien.
Lavion vibra. Une goutte deau trembla dans le gobelet, des vaguelettes se formèrent à la surface, comme







