« Je ne vivrai pas avec une vieille femme qui nest rien pour moi, » déclara le petit-fils, fixant sa mère droit dans les yeux.
« Maman, dis-lui toi-même ! Jen ai assez dexpliquer ! » Élodie tirait nerveusement sur le bord de la nappe, incapable de croiser le regard de son fils.
« Quest-ce quil y a à expliquer ? » Jérémy posa sa tasse de thé sur la table et sassit en face delle. « Jai été clair : jemménage la semaine prochaine. Jai loué un appartement, payé la caution. »
« Mon chéri, mais comment allons-nous… » commença Élodie, mais Jérémy linterrompit dun geste sec.
« Maman, jai vingt-sept ans ! Il est temps que je vive ma vie, tu ne crois pas ? »
De la chambre voisine parvint un toussotement étouffé, puis le bruit dun objet tombant et un marmonnement irrité.
« Tu vois, soupira Élodie, elle a encore fait tomber quelque chose. Je vais voir. »
« Ny va pas, » Jérémy posa une main sur lépaule de sa mère. « Quelle sen occupe elle-même. Tu nes pas son aide-soignante. »
« Jérémy, elle est âgée… »
« Maman, arrête ! » La voix de son fils durcit. « Elle nest rien pour toi. Absolument rien ! La mère de papa, qui na jamais eu un mot gentil pour toi. »
Élodie grimça, comme sous un coup physique. Cétait vrai, sa belle-mère, Geneviève Dubois, ne lavait jamais acceptée. Vingt-huit ans plus tôt, lorsque les jeunes mariés sétaient installés, elle avait accueilli sa bru avec froideur et mépris. Elle disait aux voisines que son fils aurait pu trouver mieux, quÉlodie venait dune famille douteuse, quelle avait mauvais caractère. Et après la naissance de Jérémy, elle avait carrément annoncé quelle élèverait son petit-fils elle-même, sous prétexte que sa mère était inexpérimentée et sotte.
« Tu te souviens comment elle tappelait ? » poursuivit Jérémy, voyant quil avait touché juste. « Ta petite Élodie. Pas même par ton prénom, mais ta petite. Et quand papa est mort, alors là… »
« Tais-toi, » murmura Élodie. « Ne remue pas le passé. »
Mais son fils ne lâchait pas prise. Trois ans avaient passé depuis lenterrement de son père, et ces souvenirs lui infligeaient encore une douleur vive. Geneviève avait alors affirmé sans détour que lappartement appartenait à son fils, et donc, à elle désormais. QuÉlodie et son Jérémy feraient bien de chercher un autre logement. Quelle en avait assez, de cette famille qui nétait pas la sienne.
« Et qui la ramassée par terre quand elle a fait son AVC ? » continua Jérémy. « Qui a appelé les pompiers ? Qui a veillé à lhôpital ? »
« Ça suffit, » Élodie se leva, commença à ranger la vaisselle.
« Non, ça ne suffit pas ! Tu vois bien ce quelle fait ! Elle tape exprès la nuit, elle fait tomber les casseroles pour que tu ne dormes pas. Elle met la télévision à fond. Et ses allusions sur la nourriture trop fade, les médicaments pas assez chers… »
De la chambre de sa belle-mère séleva une voix forte :
« Élodie ! Élodie, viens ici ! »
Machinalement, Élodie se dirigea vers la porte, mais Jérémy lattrapa par le bras.
« Où vas-tu ? Quelle se lève et vienne elle-même, si elle a besoin de quelque chose. »
« Jérémy, elle est malade… »
« Malade ? Elle est en meilleure santé que nous deux ! Elle a juste pris lhabitude de commander. Papa la portée toute sa vie, et toi, tu continues. »
« Élodie ! » La voix se fit plus exigeante. « Tu es sourde, ou quoi ? »
Élodie se dégagea et entra chez Geneviève. La vieille femme était alitée, couverte dun plaid jusquau menton. Un journal gisait par terre.
« Ramasse-le, » fit-elle en désignant le journal. « Je veux lire. »
« Geneviève, vous avez vos lunettes ? »
« Bien sûr que je les ai ! Tu me prends pour une aveugle ? » Elle attrapa ses lunettes sur la table de nuit et les enfourcha. « Et apporte-moi du thé. Chaud. Pas comme hier, cette eau tiède que tu mas servie. »
Silencieuse, Élodie ramassa le journal, le posa sur la table de nuit et retourna à la cuisine pour faire chauffer leau. Jérémy était assis à table, le visage sombre.
« Alors, tu cours encore faire ses courses ? »
« Ne commence pas, » dit-elle, épuisée.
« Maman, écoute-moi bien, » Jérémy rapprocha sa chaise. « Je déménage. Et tu viens avec moi. »
Élodie resta immobile, la bouilloire à la main.
« Comment ça ? »
« Cest simple. Lappartement a deux chambres, cest suffisant. Tu vivras normalement, sans ces disputes et reproches constants. »
« Et elle ? »
« Elle se débrouillera. Chacun récolte ce quil a semé. »
« Mon chéri, je ne peux pas… Elle sera toute seule. »
« Tant mieux ! Quelle comprenne enfin ce que cest que de se passer de ton aide. »
Élodie posa la bouilloire sur la plaque, sappuya contre le plan de travail. Les pensées se bousculaient dans sa tête, et dans sa poitrine montait une étrange sensation de culpabilité mêlée de soulagement.
« Maman, tu te souviens comment elle ta accueillie après lenterrement de papa ? » La voix de Jérémy sadoucit. « Maintenant, vous pouvez faire vos valises, lappartement est à moi. Tu ten souviens ? »
Élodie hocha la tête. Cette conversation était gravée en elle pour toujours. Ils étaient rentrés du cimetière, avaient enlevé leurs vêtements noirs, sétaient assis pour boire un thé. Et là, Geneviève, silencieuse durant toute la cérémonie, avait soudain annoncé que tout allait changer. QuÉlodie et son fils étaient de trop. Quil était temps de penser à un logement séparé.
« Et qui a dit quelle ne partirait pas ? » continua Jérémy. « Qui a déclaré quelle soccuperait delle, quoi quil arrive ? »
« Cest moi, » avoua Élodie. « Mais cétait différent alors. Elle venait denterrer son fils… »
« Maman, ça fait trois ans ! Trois ans que tu la sers comme une domestique. Tu cuisines, tu laves, tu nettoies, tu lemmènes chez le médecin. Et elle ? Elle ta déjà dit merci, une seule fois ? »
Élodie réfléchit. En effet, Geneviève ne lui avait jamais manifesté la moindre gratitude. Rien que des critiques, des remarques, du mécontentement. La soupe trop salée, le linge mal lavé, les médicaments pas assez chers. Et récemment, devant la voisine Marguerite, elle avait affirmé vivre avec des étrangers qui nattendaient quune chose : sa mort, pour récupérer lappartement.
« Élodie ! Où est mon thé ? » cria la voix depuis la chambre.
« Jarrive ! » répondit Élodie, mais Jérémy se leva et lui barra le passage.
« Non, tu ny vas pas. Assieds-toi. »
« Jérémy… »
« Maman, assieds-toi, sil te plaît. Nous devons parler sérieusement. »
À contrecœur, Élodie sassit. Jérémy prit place à côté delle, lui saisit les mains.
« Maman, je ne vivrai pas avec une vieille femme qui nest rien pour moi, » dit-il, la regardant droit dans les yeux. « Et je ne te le conseille pas. Tu nas que cinquante-deux ans, toute ta vie est devant toi. Pourquoi la gâcher avec quelquun qui ne tapprécie pas ? »
« Elle nest pas rien, Jérémy. Cest ta grand-mère. »
« Ma grand-mère ? » Jérémy éclata dun rire amer. « Elle ne ma jamais aimé. Tu te souviens quand elle disait devant tout le monde que je ne ressemblais pas à papa ? Que javais ton mauvais caractère ? Et quand jai été admis à luniversité, elle a déclaré que cétait de largent jeté par les fenêtres, que je ne ferais rien de bon. »
Élodie se tut. Elle se souvenait de tout cela, de la douleur que ces mots lui avaient infligée. Mais à lépoque, son mari lui demandait dignorer, disant que sa mère était difficile, mais juste au fond.
« Élodie ! » La voix de la chambre semporta. « Tu es morte, là-bas ? »
Jérémy se leva dun coup, entra chez Geneviève. Élodie lentendit dire :
« Mamie, maman est occupée. Si tu veux du thé, lève-toi et fais-le toi-même. »
« Comment oses-tu me parler sur ce ton ? » sindigna Geneviève. « Appelle ta mère ! »
« Non. Et dailleurs, je vous préviens : dans une semaine, nous déménageons. »
« Où ça ? »
« Dans un nouvel appartement. Maman et moi. »
Un silence. Puis la voix incrédule de Geneviève :
« Et moi ? »
« Vous resterez ici. Seule. Comme vous lavez toujours voulu. »
« Jérémy ! » appela Élodie, mais il revenait déjà à la cuisine, lair satisfait.
« Cest fait, dit-il. Maintenant, quelle y réfléchisse. »
« Pourquoi tu as fait ça ? Il fallait dabord en discuter… »
« Maman, quy a-t-il à discuter ? Nous en avons parlé cent fois. Tu disais toi-même que tu en avais assez, que tu ne supportais plus ses caprices. »
Cétait vrai. Élodie sétait plainte à son fils des difficultés de vivre avec Geneviève. Surtout après lincident où celle-ci lavait traitée de parasite devant les voisins, vivant à leurs crochets.
« Mais elle est vieille, malade… »
« Maman, elle a soixante-quinze ans, pas cent ! Et elle nest pas plus malade quune autre femme de son âge. Elle sait juste en jouer. »
Des sanglots sélevèrent de la chambre. Élodie se leva, mais Jérémy secoua la tête.
« Non. Cest du cinéma. Elle pleure un peu, puis elle essaiera de nous attendrir. »
« Jérémy, et si elle est vraiment bouleversée ? »
« Vraiment ? » Il eut un rire sec. « Maman, tu as oublié ce quelle a dit après lenterrement de papa ? Maintenant, vous pouvez faire vos valises. Où étaient ses larmes, alors ? Où était sa pitié pour nous ? »
Élodie se souvint. Geneviève avait effectivement été sèche, dure. Pas une larme, quand elle leur avait annoncé leur expulsion. Au contraire, elle avait parlé avec assurance, presque triomphante.
« Et ensuite, quest-il arrivé ? » continua Jérémy. « Un AVC. Et qui la sauvée ? Qui a appelé les secours, la emmenée à lhôpital, a couru chercher ses médicaments ? »
« Moi, » murmura Élodie.
« Exactement. Et elle ? Dès quelle a été rétablie, elle a oublié. Et cest reparti : ceci nest pas bien, cela ne va pas, tu ne fais pas assez defforts, ta cuisine est immonde. »
Les sanglots sétaient tus. Maintenant, aucun bruit ne venait de la chambre.
« Tu vois ? » Jérémy désigna la porte. « Elle a compris que ça ne marche pas, alors elle a arrêté de pleurer. Comédienne. »
Élodie se servit un verre deau, le but lentement. Les idées tourbillonnaient. Son fils avait raison. Geneviève ne lavait jamais aimée, jamais appréciée. Toute sa vie, elle lavait critiquée, humiliée en public. Et après la mort de son mari, elle avait voulu la chasser.
Mais dun autre côté, abandonner une vieille femme seule… Nétait-ce pas cruel ?
« Maman, je sais que cest dur pour toi, » dit Jérémy, comme sil lisait ses pensées. « Tu es gentille, tu as du cœur. Mais pense à toi. Tu as bien le droit de vivre, non ? »
Élodie hocha la tête. Vivre. Oui, elle en avait envie. Sans cette tension constante, sans ces reproches quotidiens, sans cette culpabilité à chaque faux pas. Se réveiller le matin sans se demander : quai-je encore fait de mal ? De quoi vais-je encore me faire gronder ?
« Tu te souviens de notre vie avant ? » demanda Jérémy. « Quand papa était encore là ? On était proches, on discutait, on allait au théâtre parfois. Et maintenant ? Quand es-tu sortie pour la dernière fois ? »
Élodie réfléchit. Effectivement, ces trois dernières années, elle nétait allée nulle part. Juste le travail, la maison, lhôpital avec Geneviève, les courses. Son amie Sophie lavait invitée au cinéma deux fois, mais elle avait dû refuserimpossible de laisser la vieille femme seule trop longtemps.
« Maman, et si on essayait ? » La voix de Jérémy se fit persuasive. « On déménage, on essaie un mois ou deux. Si on voit quelle ne sen sort vraiment pas, on avisera. »
« Et sil lui arrive quelque chose en notre absence ? »
« Elle a un téléphone. Elle a des voisins. Et si elle veut, elle peut payer une aide à domicile. »
Un grognement et le craquement du lit parvinrent de la chambre. Geneviève se levait et avançait en traînant les pieds vers eux. Élodie se raidit instinctivement.
« Alors, » la vieille femme sarrêta sur le seuil de la cuisine, sappuyant contre le montant, « vous avez décidé dabandonner la vieille ? »
« Mamie, personne ne vous abandonne, » répondit calmement Jérémy. « Nous partons vivre ailleurs, cest tout. »
« Et moi, je vais me débrouiller toute seule ? Malade comme je suis ? »
« Vous nêtes pas aussi malade que vous le prétendez, » répliqua-t-il. « Dailleurs, vous-même proposiez quon parte il y a trois ans. Vous vous souvenez ? »
Geneviève cligna des yeux, comme surprise par cette réponse.
« Cétait différent… »
« En quoi ? » Jérémy se leva, sapprocha delle. « Il y avait bien un appartement, il y avait bien nous. Quelle différence ? »
« La différence, cest que maintenant je suis faible ! Je ne peux pas me passer daide ! »
« Peut-être fallait-il y penser avant ? » La voix de Jérémy se durcit. « Peut-être ne pas maltraiter la personne qui vous a soignée trois ans ? »
Geneviève tourna les yeux vers Élodie.
« Élodie, tu ne vas pas me laisser ? Tu comprends, je suis vieille, jai besoin daide… »
Élodie resta silencieuse, ne sachant que répondre. En elle se battaient pitié et rancoeur, sens du devoir et désir de liberté.
« Maman, » dit doucement Jérémy, « dis-lui la vérité. Dis-lui que tu en as assez de ses critiques. Que ça te fait mal dentendre que tu es une étrangère ici. »
« Je nai jamais dit quelle était une étrangère ! » protesta Geneviève.
« Non ? Et quavez-vous dit à Marguerite ? Que vous viviez avec des étrangers qui attendaient votre mort ? »
La vieille femme hésita.
« Je… je ne voulais pas dire ça… »
« Alors quoi ? » insista Jérémy. « Maman est dans cette famille depuis trente ans. Trente ans à supporter vos caprices. Et vous la traitez encore détrangère. »
Élodie se leva, sapprocha de la fenêtre. Un poids écrasait sa poitrine. Elle aurait voulu pleurer, mais les larmes ne venaient pas.
« Geneviève, » dit-elle sans se retourner, « vous souvenez-vous de ce que vous mavez dit il y a trois ans ? »
« Élodie, jétais dans le chagrin… »
« Vous avez dit : Maintenant, vous pouvez faire vos valises, lappartement est à moi. Vous vous en souvenez ? »
Silence.
« Et vous avez ajouté que vous en aviez assez de cette famille qui nétait pas la vôtre. Ça aussi, vous vous en souvenez ? »
« Élodie, je ne pensais pas… »
« Ce que vous pensiez na plus dimportance, » Élodie se tourna vers elle. « Ce qui compte, cest ce que vous avez dit. Et nous, nous nous en souvenons. »
Geneviève saffaissa sur une chaise, soudain accablée.
« Mais je suis malade… Jai besoin daide… »
« Oui, » admit Élodie. « Mais pourquoi cette aide devrait-elle venir de ceux que vous considérez comme des étrangers ? »
La vieille femme se tut, tripotant le bord de sa robe de chambre.
« Geneviève, » continua Élodie, « vous mavez fait comprendre toute ma vie que je navais pas ma place ici. Que cette maison nétait pas la mienne. Pourquoi devrais-je rester maintenant que vous avez besoin de moi ? »
« Parce que… parce que cest comme ça, » murmura Geneviève.
« Comme ça pour qui ? » intervint Jérémy. « Pour vous ? Et pour nous, cest comment ? Entendre vos reproches toute notre vie ? »
Geneviève leva vers lui des yeux soudain humides.
« Jérémy, tu es mon petit-fils… »
« Un petit-fils que vous navez jamais aimé. À qui vous disiez quil ne ferait rien de bon. »
« Je… je ne pensais pas que tu te souviendrais… »
« Je me souviens. Et maman aussi. Nous nous souvenons de beaucoup de choses. »
Élodie sentit quelque chose se briser en elle. Comme une corde trop tendue qui aurait enfin cédé sous le poids.
« Vous savez quoi, Geneviève, » dit-elle doucement, mais fermement, « nous partons effectivement. Dans une semaine. »
La vieille femme tressaillit.
« Élodie… »
« Pas Élodie. Élodie Lefèvre. Et oui, nous partons. Vous vivrez seule, comme vous lavez toujours voulu. »
« Mais comment vais-je faire ? »
« Et nous ? » Élodie sassit en face delle. « Comment aurions-nous fait il y a trois ans, quand vous nous avez chassés ? Nous nous serions débrouillés, non ? »
Geneviève baissa la tête.
« Jétais… dans le chagrin… »
« Dans le chagrin, » acquiesça Élodie. « Et nous, nous étions dans la joie, peut-être ? Nous enterrions un mari et un père. Pourtant, nous ne vous avons pas mise à la rue. »
Un long silence sinstalla. Jérémy était près de la fenêtre, sa mère à table, et Geneviève en face, voûtée, comme vieillie de dix ans en quelques minutes.
« Peut-être pouvons-nous en reparler… » finit par dire Geneviève.
« Reparler de quoi ? » demanda Jérémy.
« Eh bien… peut-être que jai eu tort… Que jai été trop dure… »
Élodie secoua la tête.
« Cest trop tard, Geneviève. Beaucoup trop tard. Notre décision est prise. »
Et en effet, elle était prise. À cet instant précis, assise à la table de la cuisine, regardant la silhouette voûtée de sa belle-mère. Elle avait décidé quelle avait droit à sa propre vie. À une maison paisible, sans reproches quotidiens. À un fils qui naurait plus honte dinviter des amis. À des soirées sans disputes et des matins sans peur.
« Maman, » Jérémy sapprocha, posa une main sur son épaule, « je suis fier de toi. »
Élodie hocha la tête et sourit, pour la première fois depuis des mois, sincèrement.







