Promenades Nocturnes au Claire de Lune

Les pas du soir

En automne, quand il fait déjà sombre à six heures, André reste plus longtemps au bureau, non pas parce quil a trop de travail, mais parce quil ne sait pas comment occuper le temps avant le début des cours du soir. Il sinscrit immédiatement à trois ateliers au Centre dÉducation Populaire du Marais: les bases de la psychologie, le design pour débutants et lhistoire de lart. Les cours senchaînent, trois soirées par semaine.

Il ne sattend à aucun bénéfice concret. Il ne veut pas changer de métier ni devenir coach. Un soir, assis dans la cuisine avec son téléphone, il réalise quil fait défiler les actualités en boucle et que la journée se ressemble chaque jour. Une publicité pour des cours apparaît, il clique, parcourt le planning et ressent soudain une excitation presque enfantine, comme sil retournait à lécole, mais en choisissant luimême les matières.

Sa femme, Sophie, réagit avec réserve. Elle remue la soupe sur le feu quand il annonce :

Je me suis inscrit à des cours du soir.

Quels cours? ne se retourne pas, mais hausse légèrement les épaules.

Psychologie, design et histoire de lart, au centre du Marais.

Sophie se tourne, appuie son bras sur la table.

Pourquoi? demandetelle, sans se moquer mais sans grand intérêt.

Juste ça mintrigue, André hausse les épaules. Jai besoin de comprendre un peu tout. La tête est en veille.

Elle le fixe intensément.

Tu es déjà épuisé. Tu rentres du travail, à moitié vivant, et puis tu veux trois soirées de plus?

Jessaierai, répondil. Si cest trop dur, jarrêterai.

Sophie soupire et retourne à la cuisinière.

Souvienstoi que ce nest pas un hôtel. Le ménage, les courses, la poubelle tout reste à faire.

Le fils de quinze ans, Lucas, lâche son ordinateur dès quil entend la discussion.

Papa, cest quoi ces cours? surgitil de sa chambre.

Des cours pour adultes, plaisante André. Je vais devenir un petit savant.

Psychologie? sanime Lucas. Ça parle de troubles et de tests? Cool.

Ce nest pas que ça, répond André. Cest aussi la communication, la motivation.

Testemoi plus tard, lance Lucas avant de disparaître derrière la porte.

Laînée, Claire, vit en résidence universitaire et revient le weekend. André pense quelle aimerait savoir que son père se forme, mais il ne la mentionne pas au téléphone ; il veut dabord voir sil tiendra le coup.

Le premier soir, il quitte le bureau à dixhuit heures et se surprend à marcher plus lentement que dhabitude. La rue est déjà sombre, les vitrines reflètent les rares passants. Il entre dans une petite cantine, prend du quinoa avec un steak et un thé, sassied près de la fenêtre et se regarde dans la vitre. Son front montre quelques rides, ses cheveux commencent à séclaircir, son nez a un petit bout. Il ressemble à celui dil y a dix ans, mais le regard est plus prudent.

Il arrive dans la salle de psychologie en dernier. Une dizaine de personnes sont déjà là: de jeunes femmes, deux femmes de son âge, un garçon en sweat à capuche. La formatrice, Élise Martin, femme élancée aux lunettes, écrit son nom au tableau.

Je mappelle Élise, ditelle. Commencez par un cercle. Chacun dira pourquoi il est venu.

Quand vient son tour, André hésite.

Je mappelle André, quarantehuit ans, je travaille au service des approvisionnements. Je suis venu pour comprendre comment les gens fonctionnent. Et moi-même.

Élise acquiesce.

Se comprendre, cest une belle ambition. Voyons ce que ça donne.

Il sassoit, sent une légère chaleur aux oreilles, et ressent un malaise visàvis de son travail, comme sil ne pouvait plus le nommer correctement. Puis il entend une femme dire: «Je suis comptable, je suis fatiguée des chiffres, je veux du vivant.» Le poids se fait plus léger.

Le premier atelier porte sur lattention et lécoute. Élise propose un exercice: en binôme, lun parle deux minutes de sa journée, lautre écoute sans interrompre ni conseiller. André se retrouve avec Natasa, trente ans. Il raconte son réveil, son trajet, la dispute avec un fournisseur, tandis quelle hoche simplement la tête. Puis ils échangent les rôles.

En sortant, la ville semble un peu plus bruyante. Il marche vers larrêt, capte des fragments de conversations et réalise pour la première fois que chaque passant vit son propre jour, son histoire.

À la maison, Sophie linterroge:

Alors, comment?

Intéressant, répondil en retirant ses chaussures. On apprend à écouter. Jai compris que jinterromps trop souvent.

Cest moi qui interrompt tout le temps, ricaneelle.

Il veut lui parler de lexercice, mais elle se replonge déjà dans la cuisson. Dans le couloir, Lucas apparaît.

Psychologue, ça va? demandeil.

Ça va, sourit André. Demain, tu seras mon cobaye.

Chaque nouvelle séance laisse des traces dans son quotidien. En psychologie, ils évoquent les scénarios familiaux, et il se surprend à penser à son père, ouvrier dusine, qui croyait que lhomme devait porter le silence. En design, ils parlent de composition et despace vide, et il regarde son bureau encombré non plus comme un désordre mais comme un manque de direction. En histoire de lart, le professeur, un vieil homme à la voix douce, montre des tableaux et raconte les vies des peintres, leurs amitiés, leurs querelles. André, assis au troisième rang, prend parfois des notes, parfois se contente dobserver lécran lumineux, sentant un calme curieux quil navait plus connu depuis longtemps.

Au travail, les changements commencent petit. Il planifie mieux ses journées, hiérarchise les priorités. Lors des réunions matinales, il ninterrompt plus immédiatement, il cherche dabord à saisir les attentes du directeur et les motivations de ses collègues. Un jour, quand la comptabilité retarde le paiement dun fournisseur, il ne les appelle pas furieux; il se rend à leur bureau et demande calmement comment ils voient la situation. Le paiement arrive le lendemain, sans cri.

Pourquoi tu es si poli? sétonne son collègue Samir.

Jexpérimente, répond André. On mapprend que les gens ne sont pas des ennemis, mais des partenaires.

Samir ricane, mais plus tard, lorsquune autre livraison pose problème, il demande à André de laccompagner.

À la maison, les choses se compliquent. Sophie attend quAndré rentre vers dixhuit heures, dîne, lave la vaisselle, fasse les courses. Maintenant, les cours le font rentrer vers vingt heures. Au début, elle supporte, puis, après deux semaines, la tension apparaît.

Un soir, il arrive, enlève ses chaussures et entend le bruit des assiettes qui se cognent. Lucas est dans sa chambre avec des écouteurs, la porte est close.

Salut, ditil en entrant dans la cuisine.

Salut, répond Sophie sèchement. Je suis seule.

Questce que tu veux dire? demandeil, épuisé, en sappuyant sur la chaise.

Au sens propre, préciseelle. Après le travail je vais au supermarché, je rentre, je cuisine, je donne les cours à Lucas. Et toi, tu es devenu étudiant. Tu ne viens que quand tout est déjà fait.

André ressent un mélange de culpabilité et dirritation.

Je tavais prévenu, murmureil. Je ne sors pas, je ne suis pas dans les bars. Jétudie.

Et moi, ça maide? hausseelle les sourcils. Tu mas demandé comment ça se passe pour toi.

Il veut rappeler la discussion sur lécoute active, alors il sassoit, pose ses paumes sur la table.

Parlemoi, ditil. Je veux vraiment comprendre.

Sophie le regarde méfiante, mais finit par parler. Elle explique quelle a peur de rester seule avec la maison, quelle se fatigue, quelle rêve parfois de rentrer et ne rien faire. Elle avoue sentir quAndré séloigne, quil se réfugie dans une nouvelle vie où elle na plus de place.

Il écoute, sent son cœur se contracter à chaque mot. Il voudrait se défendre, dire que ce nest pas durable, que tout est sous contrôle, mais il se souvient de lexercice découte et reste silencieux.

Je ne veux pas méloigner, finitil quand elle se tait. Au contraire, jessaie de comprendre comment vivre autrement. Jai parfois limpression que tout est déjà décidé, que la retraite sera la suite. Les cours me montrent quil y a dautres chemins. Mais je ne veux pas le faire à tes dépens.

Je nai pas dobjection à ce que tu apprennes, répond Sophie. Je ne veux juste pas que ça remplace la famille.

Cette nuit, André ne parvient pas à dormir. Il reste allongé, fixe le noir, écoute le souffle régulier de Sophie à côté. Les mots dÉlise résonnent: chaque âge apporte ses enjeux. À quaranteans, on revoit ce qui compte vraiment. Il se demande comment concilier cela avec les exigences du foyer.

Quelques jours plus tard, le service annonce quil faut rester tard vendredi pour préparer un rapport pour le siège. Ce même vendredi, son cours de design, quil attend avec impatience, débute. Son patron, VictorDubois, le convoque.

André, tu sais bien que tout le monde reste vendredi, ditil, ajustant ses lunettes. Je ne peux libérer personne.

Jai un cours, répondil calmement. Jai payé pour ça. Je peux finir mon rapport plus tôt, si besoin.

Victor fronce les sourcils.

Tu penses que le cours passe avant le travail? sirriteil.

Le désir de céder, de dire «daccord, je reste», monte en André, mais limage du professeur de design, ses croquis de cuisine rêvée, le retient.

Jai besoin du travail et du cours, déclareil après un instant. Pas chaque fois, seulement ce vendredi. Je peux préparer mon livrable à lavance.

Victor le regarde, puis répond :

Vous êtes un salarié fiable. Je compte sur vous. Vous mettez vos loisirs avant le service ?

Le mot «loisir» le touche. Ce nest plus un simple passetemps. Il sait que son salaire, son crédit immobilier ne disparaissent pas.

Jy réfléchirai, conclutil et sort.

Dans le couloir, il sarrête à la fenêtre. Novembre sinstalle, les gens pressés serrent leurs sacs. Il se rappelle quil a toujours été le «responsable», le bon employé, le mari et le père modèle. Pour la première fois depuis longtemps, il ressent un désir personnel qui entre en conflit avec lordre établi.

Le soir, il raconte à Sophie la discussion avec Victor.

Que vastu faire? demandeelle en versant du thé.

Je ne sais pas, avoueil. Si je reste, je rate le cours. Si je pars, le patron sera fâché.

Et toi, questce que tu veux? le regarde intensément.

Il réfléchit. La réponse est simple, mais dire ces mots le fait trembler.

Je veux aller au cours, admetil. Mais jai peur des conséquences.

Sophie reste silencieuse, puis dit :

Tu as toujours choisi le travail. Peutêtre estil temps de choisir autrement, une fois.

Il est surpris.

Tu disais que les cours privaient la famille.

Je disais que cétait lourd, soupireelle. Mais je ne veux pas que tu regrettes plus tard de ne pas avoir tenté. On surmontera les cris du patron ensemble.

Il la regarde, voit la fatigue, mais aussi une lueur dessai, comme si elle testait sil pouvait vraiment se placer en priorité.

Vendredi aprèsmidi, André présente à Victor le rapport terminé.

Voilà ma partie, ditil. Après dixhuit heures, je dois partir.

Victor examine les documents, puis André.

Vous avez décidé? demandeil.

Oui, André sent ses doigts trembler légèrement. Je reste jusquà dixhuit heures, puis je vais au cours.

Vous prenez un risque, répond Victor froidement. Mais cest votre choix.

André retourne à son bureau, le cœur battant comme après un sprint. Il sait que la relation avec son chef changera, que lon le verra peutêtre moins comme «le fiable». Mais il ressent aussi une nouvelle liberté: il a enfin pris une décision pour lui-même.

Il arrive au cours un peu en avance. Le formateur de design, un grand homme en jean et chemise, dispose déjà les projets des participants. André pose son dossier, sassoit. Quand les travaux sont passés en revue, son projet de cuisine est le dernier.

Une solution intéressante, commente le formateur en déroulant le plan. On voit que vous avez pensé aux déplacements. Il y a des défauts, mais ils sont honnêtes.

André écoute les critiques, ressent une chaleur étrange. Personne ne prétend que cest du génie, mais on traite son travail avec sérieux.

En sortant, lair frais le frappe. Il sent un mélange danxiété et de sérénité. Le chemin du retour nest plus un retour en arrière, mais une avancée.

Les semaines suivantes, les relations avec Victor se refroidissent. Le patron ne linvite plus aux pauses café, lance parfois des piques sur les «créatifs». André, cependant, sépare clairement ses responsabilités professionnelles et ses engagements personnels. Il planifie les heures supplémentaires à lavance au lieu daccepter automatiquement.

À la maison, ils établissent un planning. Lundi et mercredi sont réservés aux cours, mardi et jeudi André reste entièrement à la maison, soccupe du dîner et dune partie des tâches ménagères. Le weekend, ils font parfois les courses ensemble puis regardent un film, analysant les personnages sous langle psychologique. Sophie, dabord moqueuse, commence à poser des questions: «Pourquoi ce personnage estil si en colère? Son enfance a dû être difficile?»

André répond en rappelant les leçons. Avec Lucas, de nouvelles conversations naissent; le fils raconte ses camarades, ses professeurs, et André écoute sans précipiter les conseils. Parfois il retombe dans le «il faut que», mais il sexcuse rapidement.

Le weekend, Claire revient. Un soir, assise à la table, elle déclare :

Papa, tu as changé. En bien. Avant tu étais toujours occupé, maintenant on dirait que tu es plus présent.

André sourit.

Je létais déjà.

Oui, mais maintenant tu es vivant, ditelle.

Ces mots le hantent. Il se demande ce que signifie être «vivant» à quarantehuit ans. Il ne veut pas sauter en parachute, ni quitter sa femme, mais il veut sintéresser à ce qui dépasse le quotidien.

À la fin de lhiver, les cours approchent de leur conclusion. En psychologie, ils abordent les valeurs de vie. Élise propose décrire les cinq choses les plus importantes, puis de les classer. André prend une feuille et réfléchit. Famille, santé, travail, développement, liberté. Il réarrange longtemps les mots. Finalement, la famille occupe la première place, le développement la seconde, la santé la troisième, puis le travail et enfin la liberté. Autrefois, le travail était en tête. Il regarde la liste, sent que ce nest pas un simple exercice, mais le reflet de sa nouvelle vision.

Après la séance, il reste et sadresse à Élise.

Puisje poser une question? demandeil.

Bien sûr, souritelle.

Estce normal, à mon âge, de commencer à me poser tant de questions sur moi-même? Estce de légoïsme?

Elle le regarde attentivement.

À votre âge, les gens se posent souvent ce genre de question. Ce nest pas de légoïsme tant que vous noubliez pas les proches. Cest une tentative déviter de vivre le reste de votre vie en pilote automatique.

Il acquiesce. Le mot «automatisme» le touche. Il se souvient des années où les journées se fondaient les unes dans les autres, où il suivait les exigences sans réfléchir.

Au printemps, le Centre affiche un nouveau programme: cours dart contemporain et design avancé. André reste longtemps devant le panneau, hésite entre les deux. Une partie de lui veut arrêter, lautre veut continuer à explorer.

Le soir, il raconte les nouvelles offres à Sophie. Elle pose une assiette de salade devant lui, sassoit en face.

Et quen pensestu? demandeelle.

Je veux continuer, avoueil. Mais jai peur que cela bouleverse à nouveau tout.

Elle reste silencieuse un moment, puis répond :

Il décide alors de suivre le cours dart contemporain, convaincu que la créativité pourra enfin réconcilier son travail, sa famille et ses aspirations personnelles.

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Elle a juste besoin de temps