Moi, la Malpropre, je vais tout salir ici… Après tout, je vis dans la rue.

Je suis la SALE, je déchire tout ici moi, qui vis au bord du trottoir de la rue des Lacs. À cinquante ans, Nathalie Sérge a, au final, tout obtenu ce quelle désirait. Directrice dune grande boîte de la Défense, veuve dune petite fille quelle a mariée, elle possède un appartement chic à Paris, une berline au moteur ronronnant, un mari dont le métier lemmène souvent en longues missions à létranger. Hélas, elle ne voit sa fille que rarement; celleci habite désormais à Marseille, loin, très loin. Tout semblait donc complété, pourtant parfois lombre dune solitude profonde sinsinue.

Nathalie a une petite faiblesse. Non loin de son bureau sétale un café pittoresque où lon sert des croissants au beurre et un café noir qui sent la rosée. Pour chasser ses pensées, elle sy glisse régulièrement. Un matin, elle remarque une fillette denviron sixsept ans, cheveux en tresses bouclées, qui tourne sans cesse autour du café. Parfois, elle frotte les phares dune voiture pour obtenir une pièce, parfois elle mendie. Ce qui étonne Nathalie, cest que la gamine ne mange jamais ce quon lui donne: elle glisse les pièces dans un petit sac et senfuit.

Nathalie observe la petite pendant une semaine, puis décide de la suivre. La fillette se dirige vers une maison carbonisée, franchit le seuil fumé et sengouffre dans la salle de séjour en ruine. Nathalie la suit. Au centre, sur un matelas usé, repose une jeune femme haletante. La petite saccroupit et, dune voix tremblante, dit:

Maman, ouvre les yeux, jai apporté à manger.

La femme ne fait quéternuer, la voix rauque. Nathalie savance, se place derrière la fillette et demande:

Vous habitez ici?

Qui êtesvous? sinterroge lenfant.

Je mappelle Nathalie Sérge, on peut mappeler tante Nathalie. Et toi, comment tappellestu? Et ta mère?

Je suis Manon, et ma maman sappelle Léa. Elle est très malade, je lui apporte à manger, mais elle ne mange rien depuis deux jours.

Nathalie touche le front de la femme, comprend tout dun coup. Elle sort son portable, compose les secours. La petite, affolée, lance:

Oh, tante Nathalie, ils vont memmener loin de ma maman! Je ne veux pas aller à la crèche.

Personne ne tobligera à la crèche. Tant que ta mère se soigne, tu resteras chez moi, répond Nathalie.

Le SAMU arrive, Léa est transportée à lhôpital, tandis que Nathalie et Manon regagnent le café. Après avoir englouti des beignets à la framboise, elles montent dans la voiture de Nathalie. Manon sinstalle à larrière, sendort presque avant même que la route ne souvre devant elles. Un instant plus tard, la petite rêveuse se réveille, et Nathalie, sentant lurgence, se dirige vers le centre commercial. Pendant que Manon sommeille, elle fait le tour des boutiques, achète des vêtements, de la nourriture, des jouets, puis revient à la voiture.

En approchant de lappartement, Manon ouvre les yeux.

Nous voilà, ma petite, on est arrivés. Allonsy.

À la porte, Manman hésite.

Pourquoi ne passestu pas? sinterroge Nathalie.

Je suis sale, je vais tout salir, répond la fillette.

On va régler ça. Enlève tes souliers, suismoi.

Elles entrent, Nathalie remplit une grande baignoire deau, y fait des bulles parfumées, y glisse Manon. La petite sémerveille, éclate de rire, se baigne dans les bulles comme dans un nuage. Quand le bain se termine, Nathalie lenveloppe dans une serviette éponge, la porte dans la chambre, où elle ressemble étrangement à la petite fille que Nathaille a eue autrefois. Après un séchage minutieux, la séance dessayage commence: robes, jupes, chaussures, chaque fois un passage devant le grand miroir.

Tante Nathalie, je suis jolie? demande la fillette.

Bien sûr, la plus belle, répond loncle de cœur. Choisis ce que tu veux, et nous préparerons le dîner.

Le repas est partagé, la vaisselle rangée, et Manon aide avec ardeur. Le lendemain, elles reviennent à lhôpital pour voir Léa. La chambre éclaire dun sourire, le visage montre la vie qui revient. Après avoir laissé Manon auprès de sa mère, Nathalie sentretient avec le médecin.

Docteur, quatelle?

Dieu merci, pas dinfection, juste un gros rhume, une bronchite et une fatigue extrême. Deux semaines minimum ici.

Nathalie retourne dans la chambre, Léa dort. Ensemble, elles sortent discrètement, décident daller au supermarché pour acheter des provisions et des vêtements. Manon parcourt les allées les yeux grands ouverts, scrute les vitrines sans rien demander. Quand elle aperçoit un ours en peluche, elle le caresse doucement, le remercie, puis continue. Nathalie, derrière elle, le prend, le pousse à la caisse.

Cest pour moi? Merci, il est magnifique, le meilleur cadeau que jaie reçu.

Le soir, Manon sendort avec lours, le caresse dans son rêve, le berce jusquà laube. Le jour suivant, elles retournent à lhôpital, apportent des biscuits. Léa semble plus gaie, et Nathalie veut parler.

Léa, raconte comment tu en es arrivée ici, où était ta maison, tes parents

Léa, les yeux larmoyants, se confie.

Je nai personne, je suis orpheline. Après lécole, on ma donné un petit appartement, celui où vous nous avez trouvés. Jai étudié, je suis retombée, je me suis blessée, un garçon charmant ma aidée, je suis tombée amoureuse au premier regard. Il ma courtisée, puis jai découvert que jétais enceinte. Il a accepté de me loger, mais ne voulait pas mépouser. Quand Ma petite Manon est née, il a refusé de la déclarer. Jai travaillé comme femme de ménage, plongeuse. Il invitait ses amis, ne voulait pas que je les présente à mes parents. À trois ans, jai voulu travailler, il ma interdite, criait que la maison devait être rangée. Un incendie a détruit mon appartement, plus dargent. Ses parents sont venus, ma mèrepoupée nous a expulsées. Ils ont dit que ni moi ni ma fille navions de droits. Jai supplié, mais ils ont jeté nos affaires. Nous sommes revenues dans cette maison brûlée. La pluie a pénétré, jai essayé de mettre une bâche, je suis toute mouillée, glacée. Chaque jour je devenais plus malade, javais peur pour Manon. Seule, je naurais pas survécu. Puis, comme dans un brouillard, jai entendu votre voix, douce, chaleureuse, et je ne me souviens plus de rien après.

Oh, ma petite, ne tinquiète pas pour Manon. Elle restera avec moi pendant que tu es à lhôpital. On trouvera un toit, dit Nathalie, en partant.

Nathalie quitte lhôpital, monte dans sa voiture, se dirige vers le quartier résidentiel où vit sa bonne amie, Madame Catherine Ivanova, la sœur de sa mère décédée. En chemin, elle achète des gourmandises, arrive à la porte, où Madame Catherine laccueille.

Mon Dieu, qui voilà! Ma petite est arrivée. Entre, prends un thé, raconte ce qui sest passé, je vois bien que tu as tant à dire.

Assises à la table, Nathalie raconte tout. Madame Catherine, émue, sexclame :

Oh mon Dieu, les pauvres enfants, si inutiles aux yeux du monde. Dismoi tout, je técoute.

Madame Catherine, pourraisvous me louer une petite chambre? Je paierai chaque mois, répond Nathalie.

Tu plaisantes? Payer? Ma chère, tu sais que je suis seule, mon fils est mort depuis longtemps. Mais si cela te rend heureuse, je taccueillerai.

Elles décident ainsi. Deux semaines plus tard, Nathalie ramène Léa de lhôpital avec Manon à la maison de Madame Catherine. Celleci a déjà préparé des tartes, des pains au chocolat, et montre les pièces, les cartons de cadeaux pour Léa et Manon. Léa, ouvrant les paquets, seffondre sur le bord du lit, sanglotant.

Ma petite, que se passetil? Pourquoi tout cela? sécrietelle.

Dieu ne ma donné rien, répondelle, mais vous, Nathalie et vous, Madame Catherine, êtes mes anges. Que puisje faire pour vous? Je nai rien.

Calmetoi, reste avec moi, deviens ma petitefille, Manon ma petitepetitefille, nous ne périrons pas, répond Catherine.

Le temps passe, la vieille dame se lie damitié avec les deux jeunes filles. Léa et Manon trouvent du réconfort chez elle, et Nathalie vient souvent. Quand Catherine tousse, Léa la soigne immédiatement, tourne autour delle comme un papillon. Catherine trouve un emploi, Manon laide à la maison, apprend à faire des tartes. Un jour, Nathalie arrive, non seule, mais avec une femme inconnue. Léa, entrant, voit tous les adultes autour de la table, des papiers, des documents. Elle se retire dans sa chambre.

Léa, ma chérie, viens, nous devons parler, commence la femme.

Léa, assise, écoute :

Je suis seule, je nai personne. Dieu ma envoyé vous, vous et Manon, je dois vous remercier. Jai rédigé un testament pour que vous ne soyez jamais sans toit, que vous ayez votre maison.

Grandmère, que ditesvous? Tu es malade, pourquoi ces paroles? demande Léa, inquiète.

Je vivrai encore un peu, ne ten fais pas. Je veux simplement que tout soit en ordre, il ny a plus personne dautre que vous deux, à part Nathalie, répond la vieille femme.

Voilà, le destin nous a conduits ici, conclut-elle. Nous vivrons tant que Dieu le voudra.

Ainsi sest tissée la vie dune orpheline et de sa fille, dans ce rêve étrange où les ruelles de Paris, les éclats de lumière du matin et les souvenirs dun feu dévorant se mêlent à la douceur dun thé partagé.

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