Dans notre école, il y avait une fille orpheline

À lécole de Lyon, il y avait une fillette orpheline. Elle vivait avec sa grandmère, très âgée et profondément pieuse. Chaque dimanche, elles se rendaient à léglise SaintJean, passant devant notre maison, toutes deux frêles, coiffées de foulards immaculés. On racontait que mamie Jeanne interdisait à la petite de regarder la télévision, de manger des sucreries ou de rire à gorge déployée, de peur que le diable ne sy glisse ; elle la faisait se rincer le visage à leau glacée chaque matin.

Nous la raillions. Elle nous fixait du regard gris, trop sérieux pour son âge, et murmurait : « Dieu, prends pitié deux, ils ne savent pas ce quils font. » Personne ne voulait de son amitié, on la prenait pour une folle. On lappelait Clémence.

Dans les cantines de mon enfance, la nourriture laissait à désirer. Le vendredi, cependant, on servait des crêpes au chocolat ou des saucisses en pâte avec du cacao et une petite tablette de chocolat. Un jour, alors que lon taquinait Clémence, quelquun la bouscula ; elle fonça droit sur moi, je heurtai la table où reposait un plateau de verres de chocolat chaud, et tout le liquide coula sur deux élèves du supérieur.

« Voilà, » dirent les deux adolescents.

« Allonsy, » répliquaije, saisissant la main de Clémence, et nous nous élancèrent vers notre classe.

Javais limpression dêtre pourchassées par une troupe de cavaliers du Nord et, au loin, un troupeau de bisons. Les deux dernières leçons étaient les maths. Derrière la porte vitrée, deux silhouettes imposantes se découpaient. Parfois la porte sentrouvrait et deux têtes curieuses y jetaient un œil, puis se murmuraient entre elles. Je compris que nous attendait pour citer les classiques un interrogatoire, un jugement et une sentence.

« Le plus important, cest de sortir discrètement de la classe, puis je connais un escalier qui mène au grenier ; on y restera jusquà la nuit avant de rentrer chez nous, » proposaije.

« Non, » rétorqua Clémence, « nous irons comme le font les filles : calmement, à la lumière du jour. »

« Mais, Clémence, ils sont là ils nous »

« Quoi ? Questce quils nous font ? Nous verser du kéfir sur la tête ? Nous pousser ? Battre les filles de cinquième ? »

« Eh bien »

« Même sils nous frappent, ce ne sera quune fois. Et si tu ne pars pas, tu vivras dans la peur chaque jour. »

Nous quittons la classe avec le reste des élèves, comme il faut, avec pudeur. Deux lycéens sappuyaient contre le mur.

« Hé, les petites, qui a perdu quelque chose ? » dit le garçon, tenant mon portemonnaie décoré dun Mickey et dix euros pour la piscine et latelier dart.

« Tiens, » il me passa le portemonnaie, « et ne tenfuis plus. »

Je rentrais chez moi, le sac à dos balancé sur lépaule, le cœur léger, en pensant à quel point la vie pouvait être douce. Et jétais ravie davoir une nouvelle amie.

« Je vais appeler ma mère, elle téléphonera à ta grandmère pour te libérer, et on ira chez moi regarder des dessins animés, daccord ? » proposaije.

Clémence leva les yeux au ciel.

« Allons chercher chez mamie les gaufres à la confiture, elle en a fait ce matin. »

Nous restâmes amies pendant de longues années, jusquà ce que le destin nous sépare, chacun partant vers un autre continent. Mais je nai jamais oublié ce jour-là.

Sauter du haut du plongeoir dans le miroir bleu de la piscine fait peur. Mais la peur nest que ponctuelle. Oser quelque chose de nouveau fait toujours un peu trembler. Et si lon se fait qualifier de « stupide », ce ne sera quune remarque éphémère. Le vrai danger, cest laisser la crainte décider de chaque instant.

On défie la peur une fois, ou on la laisse gouverner notre existence chaque jour. Le choix appartient à chacun. Ainsi, le courage nest pas labsence de peur, mais la décision de ne pas la laisser dicter notre avenir.

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