Tu es trop vieille pour mon fils! sexclame Madame Lemoine, la mère de Mathieu, quand je souffle mes quarante bougies.
Mais cest inacceptable! semporte Marine en frappant la table du poing, faisant sauter les tasses de thé. Jai commandé un gâteau au miel! Et on mapporte un au chocolat!
Marine, ça na pas dimportance, hausse les épaules Mathieu en parcourant son téléphone. Un gâteau reste un gâteau.
Ça change tout! Ta mère est allergique au chocolat! Elle ne pourra même pas en manger!
Maman na pas besoin den manger, elle fait déjà attention à son poids.
Mathieu, cest mon anniversaire! Je voulais que tout soit parfait!
Quarante ans, ce nest pas une date si sacrée pour perdre son calme à cause dun gâteau, finitil par quitter lécran, me regarde. Calmetoi. Les invités arrivent, la soirée sera amusante.
Je tourne le dos vers la fenêtre. «Calmetoi», facile à dire. Jai quarante ans, quatre dizaines, la moitié de ma vie derrière moi, et il ne comprend même pas pourquoi cest crucial pour moi.
Je me regarde dans le verre. Le visage fatigué, les rides au coin des yeux, les premiers cheveux blancs. Quarante: un chiffre qui fait froid dans le dos.
Le soir, les invités se pressent. Une vingtaine de personnes: amis, collègues, membres de la famille. Mathieu et Madame Lemoine arrivent les derniers. Madame Lemoine entre, le visage crispé, me tend un bouquet.
Joyeux anniversaire.
Merci, Madame Lemoine.
Déjà quarante, hein? Le temps passe vite.
Il file, répondsje dun ton tendu.
Madame Lemoine parcourt la salle, scrute la table dressée.
Un gâteau au chocolat? Je ne mange pas de chocolat.
Je sais. Désolée, la pâtisserie sest trompée. Mais il y a un Napoléon, je lai acheté spécialement pour vous.
Un Napoléon daccord.
Elle sinstalle sur le canapé, observe les convives. Je vois son regard se durcir quand elle regarde mon amie Clémence dans sa robe éclatante, quand une collègue de travail rit trop fort.
La fête suit son cours: toasts, félicitations, danses. Jessaie de sourire, de mamuser, mais un vide me ronge. Quarante ans. Quaije accompli? Comptable dans une petite PME, je me marie tard, à trentecinq, sans enfant.
Quand les invités partent, je range la table. Mathieu maide, silencieux, empile la vaisselle. Madame Lemoine reste sur le canapé, les yeux rivés sur la télévision.
Mathieu, ramène ma mère à la maison, me demandeje.
Jy vais tout de suite, je finis dabord.
Prenez votre temps, intervient Madame Lemoine. Jaimerais vous parler.
Mathieu et moi échangeons un regard.
De quoi? demandeil.
De votre vie. Asseyezvous.
Nous nous asseyons. Elle éteint la télévision, se tourne vers nous.
Marine, aujourdhui tu as quarante ans.
Oui, acquiesceje, méfiante.
Cest beaucoup.
Un âge moyen.
Pour une femme, cest beaucoup, surtout quand on se marie avec un homme plus jeune.
Je sens mon cœur se serrer. Mathieu fronce les sourcils.
Maman, où veuxtu en venir?
Que tu es trop vieille pour lui.
Le silence tombe. Je regarde Madame Lemoine, incrédule.
Quoi? je souffle.
Tu es trop vieille pour mon fils, répèteelle dune voix calme. Tu as quarante, il a trentesix. Quatre ans décart, cest trop.
Maman, basta! sécrie Mathieu.
Pas encore. Jai gardé le silence cinq ans, mais aujourdhui je dois parler. Marine, tu es une bonne femme, mais pas pour moi.
Pourquoi? balbutieje.
Parce que tu es vieille. Tu ne pourras plus avoir denfants, et Mathieu veut des enfants.
Nous pourrions adopter
Adopté! ricane Madame Lemoine. Jai besoin de petitsenfants de mon fils!
Maman, arrête! crie Mathieu. Tu nas aucun droit de dire cela!
Jen ai! Je suis ta mère, je veux ce quil y a de mieux pour toi!
Marine est ce quil y a de mieux!
Aujourdhui, peutêtre. Mais dans cinq ans, quand elle aura quarantecinq et toi trenteun, tu seras au sommet de ta forme, elle sera une femme qui décline.
Je me lève, les jambes flageolantes, je me dirige vers la cuisine, je magrippe à la table. Respirer devient difficile.
Maman, pars! entendje la voix de Mathieu. Immédiatement!
Mathieu, je parle pour ton bien!
Pars!
Elle claque la porte. Le silence retombe. Je reste devant la fenêtre, la nuit de novembre sépaissit, le verre est mouillé.
Mathieu entre, me serre par derrière.
Pardon. Ma mère a perdu la raison.
Elle a raison, murmureje.
Quoi? Non!
Elle a raison. Je suis vieille. Tu as besoin dune épouse plus jeune, qui pourra avoir des enfants.
Maintenant tu maimes, mais quand jaurai cinquante ans?
Je taimerai à cinquante, à soixante!
Je le regarde dans les yeux. Son regard est sincère, mais les paroles de Madame Lemoine ont germé, ont pris racine.
Je lai rencontré lors dun séminaire. Une amie de la pub mavait invité. Javais trentequatre ans, je venais de divorcer, je cherchais à me relever. Mathieu sest approché, grand, sportif, sourire éclatant, ma proposé de danser. Jai accepté. Nous avons bavardé, il ma fait rire pour la première fois depuis longtemps.
Quand jai découvert quil avait trenteun ans, jai douté: trois ans décart. Mais il a rétorqué:
Lâge, ce ne sont que des chiffres! Lessentiel, cest le cœur.
Nous sortons ensemble six mois. Il est attentionné, me couvre de fleurs, memmène au café, me complimente. Je me sens jeune, belle.
Lorsquil me demande en mariage, jaccepte sans réfléchir, même si une petite voix me dit que je suis plus âgée.
Sa mère laccueille froidement, la scrute de la tête aux pieds.
Pas très jeune, ditelle à Mathieu, en présence de Marine. Il te faudrait une fille de vingtcinq ans.
Maman, je ne veux pas de fille, je veux Marine.
Cest ton choix. Mais ne te plains pas plus tard.
Le mariage est modeste. Madame Lemoine reste impassible, le visage de pierre. Après la cérémonie, on se voit rarement. Je ne force pas les rencontres, il ne le fait pas non plus.
Nous vivons correctement, louons un appartement, économisons pour acheter le nôtre. Nous travaillons tous les deux. Les enfants narrivent pas. Les médecins me disent que les chances sont faibles à cause de mon âge. Jai pleuré en cabinet.
Mathieu me console:
Ce nest rien. On adoptera si tu veux.
Mais tu voulais tes propres enfants
Je le voulais, mais le destin en a décidé autrement. Limportant, cest que tu sois là.
Je croisais sa parole. Mais les mots de Madame Lemoine ont ébranlé ma confiance.
Les jours suivants, je flâne dans le brouillard, travail, maison, travail. Mathieu essaie de me faire rire, mais je reste muette, perdue dans mes pensées.
Un soir, mon amie Clémence mappelle.
Marine, comment ça va? On na pas parlé depuis ton anniversaire.
Ça va, un peu fatiguée.
Ta voix sonne triste.
Peutêtre la bellemaman? Elle ma regardée comme une ennemie.
Elle ta dit que tu es trop vieille pour Mathieu?
Oui. Elle a dit que jai quarante ans, que je ne sers plus à rien, que je ne pourrai plus avoir denfants, que je vais faner.
Mais quelle vieille sorcière! Elle a quel âge? Soixantecinq? Septante?
Soixantehuit.
Voilà! Une vraie sorcière! Et toi, tu es au sommet de ta vie!
Quarante, cest le bel âge?
Bien sûr! Regarde autour de toi! Tant de femmes après quarante mènent une vie épanouie! Elles travaillent, ont des enfants, se marient!
Mais je suis plus âgée que Mathieu
Quatre ans, cest rien! Il y a plein de couples où la femme a plus dâge.
Mais sa mère a raison je ne pourrai vraiment plus avoir denfants
Et alors? Cela ne te rend pas moins merveilleuse! Tu es intelligente, belle, indépendante! Mathieu taime! Quimporte le nombre dannées?
Je reste muette. Les propos de Clémence sont justes, mais les paroles de Madame Lemoine restent comme une écharde.
Dismoi, comment te senstu? Vieille? Fanée?
Fatiguée, oui. Mais pas vieille. Je fais du sport, je prends soin de moi, on me dit que jai à peine trentecinq.
Alors, questce qui compte? Lavis de la bellemaman ou le tien et celui de Mathieu?
Après cet appel, je me sens un peu soulagée, mais le doute persiste, surtout quand je croise mon ancienne camarade de classe dans un magasin.
Marine! Ça fait longtemps! Comment vastu?
Bien, et toi?
Super! Jai deux petitsenfants.
Félicitations!
Et toi? Des enfants?
Non.
Dommage. À notre âge, cest tard, non?
Oui.
Mais au moins on est libres!
Je quitte le magasin le cœur lourd. Ma camarade a déjà des petitsenfants, et moi aucune progéniture.
Je regarde mon reflet dans le miroir de la chambre. Les rides aux yeux se creusent, la peau du cou se laisse aller, des veines apparentes sur les mains. La vieillesse sinfiltre doucement.
À quoi tu penses? interroge Mathieu en entrant.
Au temps qui passe.
Encore? Marine, ça suffit!
Je ne peux pas arrêter. Ta mère a raison.
Elle na pas raison!
Elle a raison! Mathieu, regardemoi! Jai quarante ans, je vieillis! Et toi, tu es encore jeune!
Jai trenteetun! Je ne suis pas un gamin non plus!
Mais tu es un homme! Le temps te va bien! Nous, les femmes
Marine, arrête! saisitil mes épaules. Écoute-moi. Je ne tai pas épousée à cause de ton âge. Je tai aimée pour ton intelligence, ta gentillesse, ton humour, ta compréhension. Ce sont ces choses qui comptent, pas les chiffres.
Mais les enfants
Jai accepté quil ny aura pas denfants. Si jen voulais, jinsisterais pour ladoption. Mais jai assez de toi.
Je le regarde dans les yeux, je vois la sincérité.
Et ta mère?
Que Dieu lemporte! Cest notre vie, pas la sienne.
Mais elle veut des petitsenfants
Quelle veuille. Cest son problème. Je ne suis pas obligé de vivre selon ses exigences.
Je le serre fort, désespérément, peur de le lâcher.
Quelques mois passent. Madame Lemoine ne mentionne plus lâge. Mathieu a eu une discussion ferme avec elle, lui expliquant quelle doit respecter sa femme.
Je cesse de me focaliser sur les chiffres. Je comprends que lâge nest quun nombre. Ce qui importe, cest ce qui se passe à lintérieur.
Un jour, je rencontre un couple de septante ans dans le parc. Ils marchent main dans la main, sourient, le mari ajuste le foulard de sa femme, elle éclate de rire et se blottit contre lui. Je réalise que lamour véritable na pas dâge.
De retour chez moi, jembrasse Mathieu.
Merci.
Pour quoi?
De maimer telle que je suis.
Je taimerai toujours, à quarante, à cinquante, à quatrevingts.
Tu le promets?
Je le promets.
Je crois en ces mots. Les propos de Madame Lemoine nont plus dimpact. Jai décidé de croire en moi, en mon mari.
Lâge, cest dans la tête. On peut se sentir vieille à trente, ou radieuse à soixante. Jopte pour la seconde. Je minscris à des cours de danse, japprends langlais, je change de coupe. Je renais.
Mathieu me regarde avec admiration.
Tu es magnifique.
Merci, je le pense aussi.
Et cest la vérité. Jai enfin appris à maimer, malgré le chiffre sur mon passeport, malgré les rides, malgré limpossibilité davoir des enfants. Je suis précieuse, non pas comme épouse ou future mère, mais comme être humain, avec mon âme, mon intellect, mon cœur.
Madame Lemoine naccepte jamais vraiment Marine, mais je men fiche. Je ne cherche plus son approbation, je ne veux plus prouver ma valeur. Je sais qui je suis.
Parfois, la vie nous met devant des gens qui tentent de nous rabaisser, qui disent que nous sommes trop vieux, trop lourds, trop bêtes. Leur parole ne pèse que si on la croit. Jai cessé dy croire.
Un an sécoule. Jai quaranteetun ans. Nous fêtons discrètement, seuls, Mathieu me glisse un bracelet.
Pour tout ce que tu es. Ma chérie, peu importe ton âge.
Je mets le bracelet, je regarde mon époux, mon aimé, mon proche.
Je suis heureuse.
Moi aussi.
Et cest la pure vérité. Lâge nest quun chiffre. Le bonheur, cest ce que lon ressent au plus profond. Je le ressens. Cest suffisant.







