Le Prix de l’Affection
Jeanne n’avait aucune illusion sur l’âge de sa chienne. Fanette, une braque aux poils ébouriffés et au museau allongé, ne réagissait plus aux sifflements joyeux dans la cour et ne courait plus après la balle qu’elle rapportait autrefois avec fierté. Ces derniers mois étaient particulièrement inquiétants : le chien se levait péniblement le matin, évitait sa gamelle, et après la promenade, s’allongeait près de la porte en poussant de petits soupirs. Le soir, Jeanne s’asseyait à côté d’elle sur le tapis, caressant doucement sa tête entre les oreilles, tout en se disant qu’il était temps de consulter un vétérinaire.
Elle choisit un dimanche pour la visite, afin de ne pas se presser. Dehors, la boue printanière collait aux semelles dès le pas de la porte, mêlant neige fondue et eaux sales. Son sac à documents rappelait l’état de ses finances : la couture de son portefeuille s’était usée à force de compter chaque centime. Comptable de profession, Jeanne avait pris l’habitude de tout anticiper, même les dépenses les plus modestes.
Fanette traînait derrière elle, la fourrure trempée par la neige humide et la pluie le temps, à cette période, était imprévisible, alternant entre giboulées et restes de glace fondante sous les pas des passants. Elles arrivèrent parmi les premiers à la clinique vétérinaire. À l’intérieur, une odeur de désinfectant se mêlait à quelque chose d’âcre médicaments ou nourriture pour animaux, peut-être.
Jeanne s’inscrivit à l’accueil et s’assit dans un coin de la salle d’attente. Fanette se pelotonna à ses pieds. En regardant les taches de boue sur ses chaussures, Jeanne sentit une vague d’angoisse l’envahir, comme chaque fois avant une visite médicale. Elle repensait à l’année précédente, où tout s’était résumé à un vaccin et un conseil pour changer de croquettes.
Le vétérinaire les reçut rapidement un homme d’une trentaine d’années aux cheveux soigneusement coiffés, parlant d’un ton assuré. L’examen fut long : il palpait les articulations de Fanette, écoutait son cœur avec un stéthoscope froid.
Elle a une arythmie marquée Il faudra faire une analyse sanguine complète Un électrocardiogramme aussi, dès que possible
Ses paroles étaient graves et sans appel. Jeanne ne comprenait qu’une chose : il y aurait beaucoup d’examens. Il lui tendit une liste avec les prix, et la somme était si élevée que sa main trembla légèrement en tenant le papier.
Sur le chemin du retour, ses pensées oscillaient entre la peur pour Fanette et l’irritation face aux dépenses à venir. Son habituelle frugalité entrait en conflit avec la crainte de négliger quelque chose ou de nuire à sa chienne par excès d’économie.
À la maison, Jeanne étala une vieille serviette près du radiateur pour les pattes mouillées de Fanette, puis resta debout près de la fenêtre, regardant la cour à travers la vitre embuée. Le crépuscule était tombé vite les jours de printemps étaient encore courts.
Toute la soirée, elle parcourut à nouveau le site de la clinique, relisant les recommandations du vétérinaire ligne par ligne. Tout semblait logique, mais son inquiétude grandissait face à la nécessité de chaque examen.
Plus tard, elle ouvrit son ordinateur et trouva un forum dédié aux propriétaires de chiens de son quartier. La section sur les examens regorgeait de discussions similaires : certains parlaient de dépenses inutiles dans des cliniques «haut de gamme», d’autres conseillaient de demander un deuxième avis auprès d’un vétérinaire indépendant ou d’un petit cabinet de quartier.
Jeanne se sentit un peu mieux en réalisant qu’elle n’était pas seule à douter, que beaucoup subissaient la pression des prescriptions motivées par le profit ou la prudence excessive des médecins.
Elle posta un message sur l’arythmie chez les chiens âgés et reçut rapidement plusieurs réponses. Certains partageaient les coordonnées de vétérinaires «honnêtes», d’autres racontaient leur expérience pour distinguer les examens indispensables des options superflues.
Les jours suivants furent un va-et-vient entre deux idées : si elle refusait certains examens pour économiser, Fanette pourrait-elle en souffrir ? Mais si elle acceptait tout sans discernement, elle risquait de dilapider ses économies inutilement.
Finalement, elle prit rendez-vous chez un autre vétérinaire, recommandé sur le forum. Une petite clinique indépendante, près de chez elle. L’attente dura deux jours la file des maîtres inquiets était longue.
Le jour du rendez-vous, une pluie mêlée de neige tombait, rallongeant le trajet à cause des flaques d’eau. La clinique était plus modeste que la précédente : une salle d’attente sans publicités, des murs vert pâle écaillés près du canapé pour les patients à quatre pattes.
La vétérinaire était une femme d’âge moyen, le visage fatigué de quelqu’un habitué aux angoisses des autres plus qu’aux siennes.
Racontez-moi en détail Qua-t-on prescrit ? Comment se comporte votre chienne ?
Jeanne lui présenta les deux listes avec la même méticulosité quelle le ferait pour un dossier fiscal, craignant doublier un terme médical important.
La vétérinaire étudia attentivement les documents, posant des questions sur le comportement de Fanette, son alimentation, ses anciens problèmes de santé. Dans le calme du cabinet, on entendait seulement quelques aboiements étouffés derrière la porte.
Je comprends votre inquiétude. Tout ceci n’est pas nécessaire immédiatement, dit-elle enfin en rendant les papiers. Certains examens sont indispensables pour surveiller son cœur, le reste peut attendre ou être inutile si son état saméliore.
Jeanne écouta attentivement. Les mots de la vétérinaire étaient apaisants, sans pression. Elle expliqua la différence entre les examens de base et les options supplémentaires de la première clinique. Le coût pourrait être réduit de moitié sans risque pour Fanette lessentiel était de surveiller sa réaction aux traitements.
Elle prescrivit les médicaments indispensables, le reste dépendrait des résultats.
Le retour à la maison fut plus léger : la pluie sétait calmée, seules quelques gouttes accrochaient encore le capuchon de Jeanne. Fanette marchait dun pas plus vif, soulagée de rentrer.
Le soir, Jeanne installa Fanette près du radiateur sur une serviette sèche, puis sassit à côté pour appeler sa sœur. Ces derniers jours, sa famille avait appelé souvent, chacun donnant des conseils différents certains prônaient la prudence à tout prix, mais tous souhaitaient la même chose : que Fanette aille mieux, sans souffrances inutiles pour elle ni pour Jeanne.
Je pense suivre le plan de traitement proposé par la vétérinaire indépendante, dit Jeanne. Seulement lessentiel : la prise de sang et lélectrocardiogramme Le reste attendra.
Sa sœur lapprouva aussitôt :
Tu la connais mieux que personne Surveille-la bien ces prochains jours.
Après lappel, Jeanne observa longuement Fanette, qui dormait paisiblement, les pattes étirées, le museau légèrement frémissant. La décision navait pas été facile : elle craignait de négliger quelque chose par économie, ou de gaspiller son argent dans des examens superflus. Mais maintenant, la peur laissait place à un plan clair.
Le lendemain, elles firent les analyses indispensables dans un laboratoire indépendant bien moins cher puis rentrèrent attendre les résultats.
Les jours suivants sétirèrent lentement, entre promenades dans la boue printanière et soins quotidiens. Fanette sadaptait vite aux médicaments, avalés sans rechigner dans un morceau de pâtée.
Quelques jours plus tard, les résultats arrivèrent avec un bref commentaire téléphonique :
Bonne évolution Pour son âge, tout est stable Respectez bien le traitement, comme convenu.
La nouvelle soulagea toute la famille. Le soir, Jeanne appela sa fille pour partager les progrès :
Elle mange mieux Elle remue même la queue le matin, parfois !
La réponse fut chaleureuse :
Maman, tu as bien fait ! Tant mieux que tu naies pas accepté toute cette liste dexams
Jeanne sourit, plus touchée par cette approbation simple que par les encouragements habituels des collègues ou voisins.
Désormais, chaque jour commençait pareil : la gamelle près de la fenêtre de la cuisine, Fanette sapprochant lentement mais sûrement comme si son envie de vivre revenait peu à peu avec sa santé. Dehors, la pluie et la neige fondue persistaient, les vitres se couvraient de buée lorsque le vent soufflait plus fort. Le soir, lappartement silluminait doucement sous la lampe du bureau, où sempilaient les résultats et le nouveau planning de médicaments, réécrit par Jeanne par-dessus lancienne liste.
Le conflit intérieur sétait estompé. La peur davoir mal agi avait cédé la place à la certitude dun choix réfléchi, à la compréhension du véritable prix de laffection bien au-delà des chiffres sur une facture. Jeanne se sentait grandie par cette expérience. Elle navait rejeté la responsabilité ni sur les cliniques renommées, ni sur les avis des inconnus du forum, mais sétait fiée avant tout à son bon sens et à son amour pour Fanette, qui exigeait plus dattention que dargent ou de faux réconforts.







