«Germaine Dupont a lavé mon passeport avec mon jean!»
«Germaine, je tavais demandé de ne pas toucher mes affaires!», sest exclamée Manon, debout sur le pas de la salle de bain, une pullrose à la main. «Cest de la laine! On ne peut pas la mettre à leau chaude!»
Germaine, une femme ronde dune soixantecinqième année, venait de sortir du four où des boulettes de viande crépitaient.
«Questce que tu cries?Je voulais aider. Jai vu du linge sale et je lai lavé.»
«Mais je nai rien demandé! Jai ma propre méthode, je sais quand et comment laver!»
«Méthode,», a ricanné Germaine. «Trois jours que tes vêtements restent crades, et tu te caches derrière «ma méthode». À mon âge, la maison était toujours impeccable.»
Manman serra la pull contre elle. Un mois plus tôt, elle et son mari André vivaient tranquillement dans leur deuxpièces à Lyon. Puis Germaine sest cassé la cheville, et André a insisté pour quelle emménage chez eux pendant sa convalescence.
«Je nai pas le temps de laver chaque jour!» a lancé Manon, la voix au bord de la rupture. «Je travaille de neuf à dixsept heures, puis je cuisine, je fais le ménage!»
«Et moi alors?Je naide pas?», a rétorqué la bellemère, en retournant la boulette. «Je prépare le déjeuner, je passe laspirateur.»
«André!», a crié Germaine depuis la cuisine. «Tu entends comment ta femme me parle?»
André, en caleçon et débardeur, est sorti, le visage fatigué.
«Questce qui se passe?»
«Ta mère lave mon pull sans permission!», a pointé Manman. «Regarde, il est tout ratatiné!»
André a examiné le pull, puis la mère, puis la fille.
«Ce nest pas grave, elle voulait bien faire.»
«Je nai pas demandé daide!»
«Calmetoi, Manon. On pourra toujours en racheter un.»
«Avec quel argent?! Il valait cinq mille euros!»
Germaine a levé les bras. «Cinq mille pour un simple pull! Quelle folie!» Elle sest ensuite retirée, claquant la porte de la chambre.
Elle sest allongée, le visage collé à loreiller, les larmes prêtes à éclater mais retenues.
Ce nétait pas la première dispute depuis trois semaines que Germaine partageait le toit. Chaque jour apportait son lot: les placards déplacés, les portions de potaufeu assez grosses pour nourrir toute la famille pendant une semaine, puis la remarque «Vous gaspillez», ou la télé mise à fond à six heures du matin.
Manon travaille comme comptable dans une société de BTP. Son planning est chargé, les bilans sempilent, et à la maison, la bellemère trouve toujours à redire. André défend toujours sa mère, prétextant sa convalescence et promettant quelle partira bientôt.
Mais la jambe guérit lentement, et Germaine ne semble pas pressée de regagner son appartement à Bordeaux. Elle dit quelle a peur dêtre seule, de retomber.
Le matin suivant, Manon a trop dormi. Lalarme na pas sonné, trop fatiguée dune nuit passée à repasser les mots de la dispute. Elle a sauté du lit, a vu quil était déjà neuf heures.
«Merde!», sest exclamée elle en courant vers la salle de bain.
Germaine chargeait le lavelinge. «Bonjour,», a dit dun ton sec.
«Bonjour,», a répondu Manon en attrapant sa brosse à dents.
En cinq minutes, elle était habillée, sac au dos, prête à sortir quand Germaine la appelée.
«Manon, attends!»
«Quoi?Je suis en retard!»
«Tu te souviens où tu as laissé ton jean bleu dhier?»
«Sur la chaise du salon, pourquoi?»
«Je lai lavé, il était sale.»
«Et alors?» a répliqué Manon, impatiente.
Elle a sauté dehors, montant dans le bus. En chemin, elle a fouillé les poches du jean: un mouchoir, quelques pièces, rien dextraordinaire.
Au bureau, cétait la course. Le directeur voulait le rapport trimestriel avant le déjeuner. Sa collègue Sophie a amené un café.
«Tu as lair pâle, encore ta bellemaman?»
«Oui, je ne sais plus comment vivre avec elle.»
«Dis à ton mari den parler.»
«Il prend toujours son parti.»
«Les hommes, ils adorent leurs mamans.»
À la pause, Manon a reçu un texto dAndré: «Maman veut quon aille chez le médecin mercredi, tu peux la conduire?»
Manon sest tordue les doigts: elle a une réunion avec des fournisseurs, mais refuser serait une nouvelle dispute. Elle a donc accepté.
De retour à la maison, Germaine était à la cuisine, thé à la main et un bretzel. «Tu manges ce soir?Jai fait du borscht.»
«Pas tout de suite,», a répondu Manon, allant dans la chambre.
Le jean était encore sur le radiateur, encore humide. Elle a vérifié les poches, vide. «Bon, au moins elle na pas lavé mon argent,», a pensé.
Puis elle sest rappelée du passeport. La veille, elle était allée à la banque, a rangé le passeport dans la poche arrière du jean.
Son cœur a fait un bond. Elle a foncé vers la machine à laver, a ouvert le tambour: vide. Elle a fouillé les serviettes, les draps, rien. «Germaine!» a crié en entrant dans la cuisine.
«Questce qui se passe?»
«Le passeport!Il était dans le jean, où estil?»
Germaine a haussé les épaules. «Quel passeport?»
«Le mien!Je lai mis dans la poche!»
«Tu ne mas jamais dit!Comment jaurais pu savoir?»
«Tu aurais dû vérifier avant de laver!»
Manon a couru au seau à déchets, a renversé son contenu sur le sol. Parmi les papiers mouillés, elle a trouvé des pages bleuâtres, le passeport, à moitié décomposé.
Elle la soulevé, tremblante, le papier se désagrégeait, la photo était floue.
«Cétait mon passeport,», a murmuré Germaine.
«Cétait mon passeport,», a répété Manon, le cœur en vrac. «Maintenant ce nest plus rien.»
«Désolé,», a dit la bellemaman. «Ce nétait pas volontaire.»
«Ce nest pas une excuse!Tu te mets à laver mes affaires sans demander!»
André est rentré une heure plus tard. Il a vu les morceaux de passeport. «Cest quoi ce truc?»
«Mon passeport, ta mère la lavé avec le jean.»
Il a passé les pages entre ses doigts. «Comment ça a pu finir dans le jean?»
«Je lavais mis après être allée à la banque.»
«Alors cest ta faute.»
Manon a haussé le ton. «Non, cest toi qui la défends tout le temps!»
«Ta mère voulait juste aider.»
«Aider?Elle a détruit mon passeport, je dois le refaire!»
André a posé le papier sur la table. «Tu le refais, cest normal.»
«Ce nest pas la question!Cest quelle simmisce partout.»
Ils ont continué à se disputer. André est parti parler à Germaine, laissant Manon seule, les larmes coulant doucement.
Le lendemain, elle a appelé son amie Océane. «Océane, je peux venir chez toi?»
«Bien sûr, questce qui se passe?»
Océane la accueillie, la prise dans ses bras. «Tu as lair épuisée, raconte.»
Manon a tout expliqué, les lavages, les déplacements, le passeport.
«Elle le fait exprès,», a affirmé Océane.
«Quoi?»
«Pour garder le contrôle sur toi.»
«Pourquoi?»
«Elle veut que son fils reste près delle.»
Manon a réfléchi. «Peutêtre que ce nest pas intentionnel, elle est simplement habituée.»
De retour chez elle, Germaine avait réorganisé le placard de la cuisine. «Jai mis tout à sa place, cest plus logique.»
Manon a ouvert le placard, les tasses préférées au haut, les casseroles en désordre. «Remetsles comme avant,» a dit.
«Pourquoi?Cest plus pratique.»
«Ça me gêne.»
«Tu ty habitueras.»
Manon a fermé le placard, sest dirigée vers la chambre où André regardait son téléphone. «Ta mère a tout encore déplacé.»
«Ce nest pas grave, elle remettra si ça te dérange.»
«Elle ne veut pas remettre.»
«Calmetoi, elle veut juste rester occupée.»
André sest levé. «Cest notre maison, ainsi que la sienne tant quelle est ici.»
«Quand partiraelle?»
«Quand le médecin le permettra.»
«Tu es insensible, Manon.»
Il a claqué la porte. Manon sest allongée, la tête dans loreiller, le silence pesant.
Le lendemain, elle a pris un jour de congé pour refaire le passeport. À la préfecture, la file était interminable. Après quatre heures, la préposée a vu les restes du document. «Vous lavez lavé?»
«Oui.»
«Cest fréquent. Vous devez déclarer une perte.»
«Ce nest pas perdu, il est juste détérioré.»
«Faites la déclaration, ce sera plus simple.»
Manon a rempli le formulaire, payé les frais, on lui a dit que le nouveau passeport serait prêt dans dix jours. «Comment je vais faire sans?Je dois toucher ma prime au travail!»
«Vous pouvez obtenir un titre de voyage provisoire, mais il faut encore attendre.»
En sortant, elle a appelé André. «Le passeport sera prêt dans dix jours. Jai perdu une demijournée.»
«Ce nest rien, tu ten remettras.»
«Ta mère doit partir dici.»
«Sa jambe nest toujours pas guérie!»
«Elle marche sans béquilles depuis une semaine!»
«Le médecin na pas encore donné le feu vert.»
«Alors quelle aille chez quelquun dautre!Chez ma sœur par exemple.»
«Lappartement de Léa est petit, trois enfants.»
«Nous sommes dans un deuxpièces, cest déjà serré.»
«Tiens bon un peu plus,»
«Jen peux plus,» a explosé Manon. «Tu ne comprends pas, je nai plus de passeport!»
Le soir, en rentrant, elle a pris le détour pour éviter Germaine, mais la maison était vide. «Où est ta mère?», a demandé André.
«Elle est partie chez ma sœur.Elle ne veut plus déranger.»
André a soupiré. «On va dîner,» a-t-il dit, la voix tendue.
Cette nuit, Manon na pas dormi, repensant à tout. Dun côté, Germaine voulait vraiment aider, de lautre, elle ne demandait jamais.
Le lendemain, Germaine a appelé. «Manon, on peut parler?»
«Oui.»
«Je suis désolée pour le pull, le passeport, tout.Jai réalisé que jai trop envahi.Je suis seule depuis toujours, je voulais être utile.»
Manon a soupiré. «Merci.»
«On repartira?»
«Si tu reviens, on établit des règles : pas toucher mes affaires sans demander, ne rien déplacer.Si tu veux aider, demande.»
«Entendu.»
Germaine est revenue le soir même avec un gâteau en guise dexcuse. Tous les trois ont partagé un thé. «Ma mère partira bientôt, le médecin a donné le feu vert,», a annoncé André.
«Restez encore un peu, mais sous les nouvelles conditions,», a dit Manon.
Germaine a souri. «Merci, ma petite.»
Le nouveau passeport est arrivé dix jours plus tard, tout neuf. Manon la glissé dans une petite pochette de son sac, jurant de ne plus le mettre dans les poches de jean.
Germaine a vécu encore un mois avec eux, puis est vraiment partie chez elle à Bordeaux. Avant de partir, elle a serré Manon dans ses bras. «Merci davoir supporté,»
«Reviens nous voir,»
«Avec préavis,» a clin dœil la bellemaman.
Après son départ, Manon a ressenti à la fois un soulagement et une douce tristesse. Elle sétait habituée aux plats de Germaine, à la télé qui grésille le matin, aux alléesretours dans la cuisine.
André la prise dans ses bras. «Merci davoir tenu bon, cétait dur.»
«On est une famille,», a répondu Manon. «Il faut se soutenir.»
«Tu es une bonne épouse,» a ajouté André.
«Et ta mère était une bonne bellemère,» a rétorqué Manon, «on a juste mis du temps à sajuster.»
Quand Germaine vient en visite, elle apporte des tartes aux pommes, aide sans demander. Maintenant, elle demande toujours avant de toucher quoi que ce soit, et Manon accepte volontiers. Lhistoire du passeport est devenue une blague familiale: quand on oublie quelque chose dans une poche, on dit «Attention, ça pourrait être le deuxième passeport!» et on rit.
Parce quil faut parfois un petit choc pour réaliser que les objets ne comptent pas autant que les relations et la capacité à communiquer.
Si ça ta parlé, fais-moi signe, envoie un petit message, ça me fera plaisir.







