**Journal dun homme 12 octobre**
« Et où est-ce que tu penses aller comme ça ? » La voix de Véronique Dubois avait ce ton accusateur que je connaissais trop bien.
Je soupirai en fermant mon sac. Mon estomac se noua à ce timbre familier qui annonçait une nouvelle série dinterrogatoires.
« Au travail, maman, » répondis-je en essayant de garder mon calme.
« Quel travail ? » sécria-t-elle, sa voix montant dun cran. « Tu nas pas de service aujourdhui, je men souviens ! Alors, où vas-tu, hein ? Avoue ! »
Je me tournai vers elle. Elle se tenait dans lencadrement de la porte, les bras croisés.
« On ma demandé de remplacer quelquun au magasin. Un peu dargent en plus ne fait jamais de mal, » expliquai-je posément.
« Tu mens ! » hurla-t-elle en avançant dun pas. « Tu crois que je ne sais pas ? Tu veux traîner avec tes petits amis, cest ça ? Ingrate ! Je tai élevée, jai tout sacrifié pour toi, et tu oses me mentir en pleine face ! »
Véronique était lancée. Son visage rougissait de colère.
Je la regardai droit dans les yeux. Mon regard devait trahir tant de lassitude, tant de douleur accumulée, quelle se tut un instant.
« Tu peux venir avec moi si tu ne me crois pas, » murmurai-je avant de franchir la porte sans attendre sa réponse.
Derrière moi, elle criait encore, mais je ne distinguais plus les mots.
En marchant, mes pensées sagitaient comme des oiseaux en cage. Vingt-quatre ans. Javais vingt-quatre ans, et pourtant, je vivais sous une surveillance digne dune enfant. Ce nétait pas normal, songeais-je en évitant une flaque sur le trottoir. Dautres filles de mon âge avaient leur propre vie, travaillaient, sortaient avec des garçons. Et moi ? Je navais même pas pu entrer à luniversité.
Ce souvenir me piqua le cœur. Javais tant rêvé de devenir institutrice. Javais préparé les examens, réussi même. Mais ma mère avait fait une scène si terrible que javais cédé.
« À quoi ça te sert, cette fac ? Tu vas traîner nimporte où comme ces étudiantes ! Et moi ? Qui va soccuper de moi ? » hurlait-elle.
Alors, javais renoncé, comme dhabitude.
Cest elle qui mavait trouvé ce travail à la boulangerie du quartier. À cinq minutes à pied.
« Comme ça, je sais où tu es, » disait-elle.
Et elle venait vérifier. Régulièrement. Sous prétexte dacheter du pain ou du lait, elle débarquait sans prévenir, juste pour sassurer que jétais bien là.
Tout avait commencé bien avant. Adolescente, je navais le droit quà lécole et à la maison. Elle chronométrait mes trajets. Deux minutes de retard déclenchaient un interrogatoire : où étais-tu, avec qui, pourquoi ? Sortir avec des amies après les cours ? Scandale. Une invitation à un anniversaire ? Pleurs, négociations, et finalement, refus.
« On ne sait jamais ce qui se passe dans ces fêtes, » tranchait-elle.
Je poussai la porte de la boulangerie. La clochette tinta, lodeur du pain chaud menveloppa. Je passai à larrière-boutique, enfilai mon tablier et rejoignis la vente.
Je métais résignée, sans même men rendre compte. Jour après jour, année après année. Tout en rangeant les pâtisseries, jobservais mes collègues. Sophie et Élodie, deux filles de mon âge, parlaient de leurs projets pour le week-end.
« On va essayer ce nouveau café samedi, » gazouillait Sophie. « Et après, cinéma ! »
« Super ! » renchérit Élodie. « Et dimanche, si le temps est beau, on peut se promener dans le parc. »
Je détournai le regard. Mes week-ends se résumaient à la maison et à ma mère. Comme toujours. Ménage, cuisine, télévision sous son œil vigilant.
Deux jours plus tard, le petit-déjeuner commença en silence. Je mangeais mécaniquement, perdue dans mes pensées. La révolte qui grondait en moi avait enfin pris forme.
Véronique frappa la table du poing. Ma cuillère faillit méchapper.
« À quoi tu penses ? Tu as une tête denterrement. Allez, parle ! » exigea-t-elle.
Je levai les yeux. Mon cœur semballa, ma bouche devint sèche. Les mots jaillirent deux-mêmes :
« Je veux vivre seule. »
Un silence lourd tomba sur la cuisine. Le visage de ma mère vira du rose au pourpre.
« Seule ? Toi ? Tu réalises ce que tu dis ? » siffla-t-elle. « Cest seulement ici, sous ma protection, que tu es en sécurité ! Sans moi, tu es perdue ! Les hommes sont tous des salauds, le monde est cruel »
« Mais les autres y arrivent bien » tentai-je.
« Si tu oses en reparler, » sa voix devint un murmure menaçant, « je tenfermerai ici. Tu ne sortiras plus jamais. Compris ? »
Mes yeux semplirent de larmes.
« Pourquoi ? » chuchotai-je. « Pourquoi tu me fais ça ? Quest-ce que jai fait ? »
Véronique se renversa sur sa chaise. Une expression étrange, mêlant colère et satisfaction, traversa son visage.
« Rien. Je tai mise au monde pour moi, pas pour que tu traînes nimporte où. Tu dois rester près de moi. Toujours. »
Je restai pétrifiée. Ces mots me glacèrent. Pour elle. Pas par amour, pas par désir denfant. Pour elle. Comme un objet. Une propriété.
Elle se leva, me laissant seule avec cette vérité cruelle.
Les deux jours suivants, je fus un modèle de docilité. Véronique se détendit, croyant mavoir fait entendre raison. Elle sourit même, me félicitant pour le dîner.
Mais ma décision était prise. Avant ma prochaine journée, je glissai mon passeport et mes économies soigneusement cachées sous le matelas dans mon sac.
Après le travail, je nallai pas chez elle. Je me rendis chez le gérant.
« Monsieur Lefèvre, » dis-je en essayant de maîtriser ma voix tremblante, « je dois démissionner. Tout de suite. Sil vous plaît, aidez-moi. »
Il leva un sourcil. Jétais une bonne employée, ponctuelle, sérieuse.
« Que se passe-t-il, Chloé ? » demanda-t-il avec sincérité.
Je résumai ma situation. Ma mère, son contrôle, limpossibilité de vivre.
Il réfléchit, puis proposa :
« Écoute, jai une boutique à lautre bout de Paris. Je peux ty transférer. Même salaire. Ta mère aura du mal à te retrouver. »
Jacceptai avec gratitude. Je quittai le magasin avec un nouveau contrat. Puis, je trouvai une chambre. Petite, miteuse, mais à moi.
À larrêt de bus, je cassai ma carte SIM. Demain, jen achèterais une nouvelle. Personne ne saurait où jétais.
Cela faisait une semaine que je vivais en colocation. Une chambre aux murs défraîchis me semblait un palais. Ici, je me réveillais quand je voulais, mangeais ce que je voulais. Je respirais, enfin.
Parfois, ma main cherchait mon téléphone. Lhabitude de rendre des comptes était tenace. Mais je résistais. Un appel, et elle me retrouverait.
Cétait effrayant. La solitude me submergeait parfois, semant le doute. Puis, je me souvenais : « Je tai mise au monde pour moi. » Et je savais avoir pris la seule décision possible.
Rester sous son emprise nétait plus une vie, mais une lente agonie. Maintenant, javais une chance. Apprendre à vivre pour moi, pas pour ses peurs. Cétait dur. Mais nécessaire.
**Leçon du jour :** On ne naît pas propriété de quelquun, même de ceux qui nous ont donné la vie. La liberté se prend, elle ne se donne pas.







