Campement dappartement
Ce fut un samedi où le mois de mars cédait déjà la place à avril, et dans le petit appartement du 16ᵉ arrondissement, Irène et Sébastien vivaient le calme rituel du dimanche. Le matin, Sébastien sadonnait à son passetemps : il manœuvrait dans la cuisine avec la moulinette à café, ajustant les proportions idéales pour un nouveau mélange darabica. Irène feuilletait, assise sur le canapé, une pile de magazines et dressait la liste des courses : elle comptait passer au supermarché après le déjeuner, avant que la bruine printanière ne sinstalle. Dehors, la neige fondante laissait traîner des flaques deau mêlées à des morceaux de glace sale. Dans le vestibule, un petit archipel de bottes en caoutchouc et de chaussons sétait déjà formé.
Sébastien leva les yeux de sa tasse :
Tu veux grignoter quelque chose ? Jai trouvé une recette de croquettes au fromage sans semoule.
Irène sourit, ses projets étaient simples : prendre le petitdéjeuner ensemble, puis chacun vaque à ses occupations. Elle sapprêtait à répondre lorsque, dans le couloir, un coup frappant retentit à la porte.
Sur le seuil se tenait leur voisine, Sophie, de lappartement den face. Elle paraissait légèrement plus agitée que dordinaire, tenant dune main le petit garçon dune dizaine dannées, un visage à moitié connu, à moitié étranger.
Pardon de vous déranger Nous sommes en pleine urgence : je dois absolument assister à une réunion, et mon mari est coincé quelque part entre le périphérique et le ciel. Pourriezvous garder Théo quelques heures ? Il est discret voici ses affaires,
ajoutaelle en tendant un petit sac à dos décoré dun dinosaure,
il na pas besoin dêtre nourri, il a déjà mangé. Mais il adore les pommes
Sébastien échangea un regard avec Irène, qui haussa les épaules: qui accepterait si vite? Il fallait bien aider les voisins. Ils acquiescèrent brièvement à Sophie :
Bien sûr, il peut rester! Ne vous inquiétez pas.
Théo franchit prudemment le seuil, observant de bas en haut dun air méfiant et curieux. Ses petites bottines laissèrent immédiatement de nouvelles empreintes humides sur le sol dentrée. Sophie expliqua rapidement les consignes: le téléphone des parents doit toujours être à portée, appeler lun ou lautre en cas de besoin, aucune allergie, il adore les dessins animés danimaux. Elle déposa un baiser sur la tête du garçon et disparut derrière la porte.
Le petit déposa son blouson sur le portemanteau près du radiateur. Il jeta un œil autour de lappartement: la pièce semblait un peu plus sombre que son propre chezsoi à cause des lourds rideaux, mais une odeur agréable de café mélangée à la chaleur du radiateur flottait dans lair.
Alors, Théo? Tu veux regarder un dessin animé ou jouer à quelque chose?
Irène chercha dans sa mémoire les jeux denfance.
Le garçon haussa les épaules :
On peut voir un film de dinosaures? Ou bricoler quelque chose
Les trente premières minutes sécoulèrent paisiblement: Sébastien lança « Jurassic Park » pour Théo, puis se mit à lire les actualités sur son téléphone. Irène continua à parcourir les magazines, jetant un coup dœil à son nouveau petit invité qui sétait installé sur le tapis devant la télévision, sac à dos sur lépaule. Mais le sentiment déphémère ne disparaissait pas, même après trois blocs publicitaires consécutifs.
Vers une heure, il devint clair que les plans des adultes fondaient aussi vite que la neige de mars sous les radiateurs. Sophie envoya un message: «Pardon! Nous sommes bloqués depuis une heure! Nous reviendrons au soir.» Puis le père de Théo appela, la voix pleine de culpabilité :
Les enfants! Un grand merci! Nous arrivons bientôt! Tout va bien?
Irène le rassura :
Oui, oui! Tout va bien! Ne vous inquiétez pas!
Elle raccrocha, puis se tourna vers Sébastien :
Il semble que le déjeuner devra changer de menu
Il haussa les épaules :
Eh bien, ce sera une nouvelle expérience culinaire!
La première gêne se dissipa delle-même grâce à la spontanéité de Théo. Il proposa de montrer sa petite collection de figurines de dinosaures (trois uniquement), puis demanda la permission daider à préparer le repas.
Sébastien simpliqua avec une facilité surprenante: il sortit des œufs du frigo pour faire une omelette, et Théo brisa habilement les coquilles contre le bord du bol (certains œufs finirent hors du bol). La cuisine se remplit de lodeur du beurre fondu et du pain grillé; le garçon mélangeait la pâte avec une cuillère en bois, la rendant presque aussi dense quun mortier.
Pendant que les adultes débattaient du film à choisir pour un enfant de huit ans du « Roi Lion » aux dessins animés classiques français Théo rassembla discrètement tous les coussins du salon en un grand monticule près de la table basse. En quelques minutes, cette construction devint le « camp de base de lexpédition » de tout lappartement, ouvert à tous, quel que soit lâge ou la taille.
À lextérieur, le crépuscule matinal sabattait tôt pour la fin du mois de mars; les réverbères du quartier se reflétaient dans les flaques comme des lucioles sur les morceaux de neige près de limmeuble.
Quand les parents de Théo rappellèrent plus tard, à lapproche du dîner, il devint évident quils ne rentreraient pas ce soir.
Sébastien fut le premier à rompre le silence :
On dirait quon va passer la nuit ici! Quen distu?
Irène le regarda, pensive, tandis que Théo affichait un large sourire devant sa forteresse de coussins, aucune trace de peur, seulement lexcitation dun explorateur prêt à conquérir le monde adulte depuis lappartement du voisin.
Alors, le camp dappartement est déclaré! proposa Sébastien avec solennité. On prépare le dîner ensemble! Qui soccupe du menu?
Tous trois cuisinèrent, et lambiance devint étonnamment joyeuse même pour des adultes habitués aux routines familiales. Théo éplucha une pomme (en réussissant à la rendre presque carrée), Sébastien dirigea la découpe des légumes pour la salade, Irène dressa la table avec des assiettes en plastique il faut bien une ambiance de camp, après tout!
Pendant que la pluie tambourinait plus fort contre le rebord de la fenêtre, les conversations dérivaient vers les films denfance (chacun évoquait une époque différente), puis les anecdotes scolaires (Théo raconta lhistoire de la prof de maths et du lézard en plastique). Les rires fusaient, comme si plus personne nétait étranger, les soucis se dissipaient au parfum des légumes sautés et à la lumière douce de la lampe.
Le salon sétait transformé en un village de tentes improvisées: plusieurs draps étaient drapés sur le dossier du canapé, établissant les règles du camp chuchoter les histoires, se cacher des « esprits de la forêt » (rôle attribué à un hippopotame en peluche). Et lorsque les aiguilles de lhorloge dépassèrent le couvrefeu habituel, personne ne pensa à rappeler Théo à lheure du coucher.
Le camp résista étonnamment bien: les draps ne glissaient pas, les coussins servaient à la fois de murs et de lits. Théo, maintenant vêtu dun pyjama trop grand, sinstalla au cœur du camp avec lhippopotame en peluche, le sac à dos à dinosaures soigneusement plié à côté.
Irène apporta une tasse de lait tiède et une assiette de biscuits.
Voilà votre ration nocturne pour lexpédition, annonçatelle avec un air solennel.
Sébastien, pour la bonne mesure, noua une serviette de cuisine autour de la tête comme une bandeau.
Dans notre camp, il y a une règle spéciale: après le couvrefeu, on ne parle quà voix basse!
Il fit un clin dœil à Théo, qui acquiesça et se mit à «construire» un nouveau tunnel de coussins, très concentré.
Le soir dura plus longtemps que le permettaient les habitudes adultes. Ils lisèrent à Théo des contes drôles sur un ours maladroit (en changeant à chaque fois les noms des héros pour les adapter aux voisins), évoquant ce quils emporteraient dans une vraie randonnée. Sébastien se rappela sa première nuit chez un ami, la peur des papiers peints inconnus, puis le rêve dune forteresse de chaises. Irène revint sur les escapades familiales à la campagne, la fois où elle perdit une pantoufle dans la neige près du portail.
Théo écoutait attentivement, souriant parfois, posant des questions: pourquoi les adultes aiment tant parler du passé? Pourquoi chacun a ses petites peurs? Il parlait de lécole et de ses camarades plus calmement que le jour; personne ne le tirait par le col, personne ne linterrompait. À un moment, il confessa :
Je pensais que ce serait ennuyeux Mais cest comme une fête.
Irène éclata de rire :
Tu vois! Lessentiel, cest la bonne compagnie.
Peu à peu, les conversations séteignirent. Dehors, la rue était presque plongée dans lobscurité, seules quelques voitures projetaient des bandes de lumière entre les rideaux. La cuisine conservait encore une tasse de thé à moitié bue et une tranche de pain grillé personne ne pressait de nettoyer les restes. Une agréable fatigue sinstalla, comme si la journée avait duré un peu plus longtemps que dhabitude.
Irène installa Théo dans la tente de coussins, y superposa une couverture à rayures jaunes, souvenir denfance de Sébastien. Le garçon se lova confortablement. Sur sa demande, elle lui lut une dernière histoire: celle dune ville où, au crépuscule, voguent des bateaux de papier sur les flaques de printemps. Après le conte, ils restèrent un instant en silence.
Tu nas pas peur dêtre sans maman? demanda Irène.
Non Cest drôle ici Un peu étrange, mais agréable, répondit le garçon.
Demain matin tout reviendra à la normale Mais si tu veux rester encore, la porte est toujours ouverte.
Théo hocha la tête, les yeux se fermant presque immédiatement.
Lorsque le petit sendormit, respirant calmement, Irène sapprocha de Sébastien, qui était encore assis à la table, le téléphone à la main. Un message de Sophie venait darriver: «Nous sommes enfin rentrés, tout va bien; demain on se lève tôt.»
Je nattendais pas une soirée comme celleci
Irène sinstalla doucement sur le tabouret à côté de lui.
Moi non plus Cest étonnant, mais cest plus cosy que nos dîners habituels depuis longtemps.
Ils se regardèrent, silencieux, comprenant que ce fut un rare moment de rapprochement non seulement avec le fils du voisin, mais aussi entre eux.
La chaleur du radiateur baignait la cuisine, le seul bruit était la pluie qui tambourinait dehors, et le souffle paisible du petit garçon séchappait de la porte entrouverte du salon. Sébastien, soudain inspiré, proposa :
Et si on organisait ce genre de camp de temps en temps? Pas seulement pour les enfants
Irène sourit :
Les adultes ont aussi besoin dune pause hors du planning.
Ils convinrent dessayer de renouveler lexpérience au moins une fois par mois, même si ce nétait que pour un dîner partagé ou une partie de jeu de société.
Le matin arriva étonnamment vif: le soleil filtrait à travers les lourds rideaux, dessinant une bande lumineuse sur le parquet près du radiateur. Lentrée sentait lair frais; quelquun avait dabord ouvert la fenêtre en grand pour aérer lappartement après la nuit.
Théo se réveilla un peu avant les adultes, sortit discrètement de son abri, contempla la collection de magnets sur le frigo, puis aida Irène à dresser la table: des tartines au fromage et de la compote de pommes en pot un menu simple, mais parfait pour le camp.
Les parents arrivèrent rapidement: Sophie était fatiguée mais reconnaissante, le père de Théo interrogea immédiatement le garçon sur ses impressions; ce dernier raconta avec enthousiasme la forteresse de coussins. Sébastien décrivit tout le déroulement: où ils ont dormi, ce quils ont mangé, les films vus.
Avant de partir, Théo demanda :
Je peux revenir encore? Pas seulement quand maman est occupée Juste comme ça?
Irène éclata de rire :
Bien sûr! Nous avons maintenant un camp dappartement chaque samedi!
Les parents approuvèrent aussitôt, promettant dapporter la prochaine fois un jeu de société «mémoire» qui pourrait servir à toutes les générations.
Lorsque la porte se referma derrière les voisins et que lappartement retrouva son espace habituel, Sébastien se tourna vers Irène :
Alors, on invite dautres personnes la prochaine fois?
Elle haussa les épaules :
On verra Limportant, cest que nous ayons notre petit secret contre les weekends ennuyeux.
Et ils se sentirent un peu plus jeunes, comme sils avaient réellement accompli un petit miracle du quotidien.







