Tu nous déranges, dit la sœur en raccrochant.
Tu nous déranges, lança Aurélie dans le combiné, et Marianne sentit un frisson lui parcourir le corps. On veut vivre notre vie, tu comprends ?
Aurélie, mais je commença Marianne, avant dêtre coupée net.
Pas de « Aurélie ». Jai quarante-cinq ans, ma propre famille, mes propres soucis. Et toi, tu es toujours au téléphone à te plaindre, à demander ci ou ça.
Mais on est sœurs ! La voix de Marianne tremblait. On sest toujours aidées.
Aidées ? Aurélie eut un rire sec. Qui a aidé qui, je me le demande ? Quand est-ce que tu mas aidée, toi ? Quand javais des problèmes avec Julien, tu étais où ? Quand Théo est tombé malade, tu es venue ne serait-ce quune fois ?
Marianne serra le téléphone plus fort. Une boule sétait formée dans sa gorge.
Jétais au travail, tu le sais bien. Et puis, moi aussi, javais
Toi, toi, toi ! Aurélie explosa. Il tarrive toujours quelque chose. La tension, les nerfs, les voisins. Mais quand les autres ont des problèmes, tu nas pas le temps.
Marianne saffala sur le vieux canapé et ferma les yeux. Des larmes coulaient sur ses joues.
Aurélie, pourquoi tu fais ça ? On est de la même famille.
Oui, de la même famille. Mais ça ne veut pas dire que je dois écouter tes jérémiades tous les jours. Jai assez de soucis comme ça.
Daccord, je comprends, je suis parfois un peu envahissante. Mais là, cest vraiment dur. Après le divorce, je
Ça suffit ! Aurélie coupa sèchement. Tu as divorcé il y a un an, et tu nas pas arrêté de geindre depuis. Tu nas pas autre chose à raconter ? À part tes malheurs ?
Marianne sentit quelque chose se briser en elle. Quarante-deux ans quelles nétaient pas seulement sœurs, mais meilleures amies. Aurélie, plus jeune de trois ans, avait toujours semblé plus forte, plus décidée. Cest vers elle que Marianne courait depuis lenfance.
Aurélie, sil te plaît, ne sois pas en colère. Je vais moins appeler, mais ne me parle pas comme ça.
Pas moins. Pas du tout, répondit froidement sa sœur. Jai besoin de réfléchir. On a tous besoin de réfléchir.
Comment ça, « on a tous » ?
Julien en a assez de tes coups de fil. Les enfants se plaignent que tante Marianne pleure tout le temps au téléphone.
Ces mots firent plus mal que tout. Théo et Lili, ses neveux quelle adorait, à qui elle achetait des cadeaux pour chaque occasion, pour qui elle préparait des gâteaux maison.
Les enfants ont dit ça ?
Oui. Théo ma demandé hier : « Maman, pourquoi tante Marianne est toujours triste ? Il lui est arrivé quelque chose ? »
Marianne se mordit la lèvre. Elle avait effectivement pleuré souvent au téléphone. Mais est-ce que cétait si grave ? On navait pas le droit dêtre faible avec ceux quon aime ?
Je ne voulais pas les attrister.
Mais tu le fais. Et pas seulement eux. On en a tous marre, Marianne. Marre de ta déprime, de tes problèmes sans fin, de ton incapacité à te ressaisir.
Mais jessaie ! Jai trouvé un nouveau travail, je vois un psy
Et tu men parles tous les jours. Comme cest dur au boulot, comme le psy coûte cher, comme tu te sens seule le soir. Marianne, jen ai assez !
Un silence sinstalla dans le combiné. Marianne entendait de la musique et des rires en fond. La vie continuait, pendant quelle restait seule dans son petit appartement, au bord des larmes.
Daccord, murmura-t-elle. Jai compris.
Quest-ce que tu as compris ?
Que je vous empêche de vivre. Que je suis une mauvaise sœur. Que vous en avez assez de moi.
Marianne, ne dramatise pas tout. On a juste besoin dun peu despace.
Combien despace ? Une semaine ? Un mois ? Un an ?
Aurélie hésita.
Je ne sais pas. Le temps que tu apprennes à gérer tes problèmes seule.
Et si je ny arrive pas ? Si jai toujours besoin de soutien ?
Alors tu le trouveras ailleurs. Chez des amies, par exemple.
Chez des amies. Quelle ironie. Après son divorce, ses amies avaient disparu comme par magie. Elles avaient surtout fréquenté le couple, pas elle. Et à quarante ans passés, se faire de nouvelles connaissances nétait pas si simple.
Je nai pas damies, Aurélie. Il ny a que toi.
Alors il est temps den trouver. Ou de voir ton psy plus souvent. Tu paies pour ça, non ?
La colère se mêla à la douleur. Sa sœur ne la comprenait vraiment pas ?
Un psy ne remplace pas quelquun de proche.
Et quelquun de proche nest pas obligé dêtre ton éponge à chagrin.
Marianne raccrocha sans un mot. Ses mains tremblaient, son cœur battait la chamade. Jamais elle navait osé couper la communication la première.
Le téléphone sonna aussitôt. Le numéro dAurélie saffichait. Marianne le regarda, indécise. Les appels cessèrent. Puis un message arriva : « Ne ténerve pas. Je dis ça pour ton bien. Tu dois apprendre à te débrouiller seule. »
Marianne effaça le message sans répondre.
La soirée fut interminable. Dhabitude, elle appelait Aurélie pour raconter sa journée. Elles parlaient des séries, des potins, des projets du week-end. Maintenant, le silence pesait dans lappartement.
Elle essaya de lire, mais les lettres dansaient. Elle alluma la télé sans rien enregistrer. Elle se coucha tôt, mais le sommeil ne vint pas. Son esprit tournait en rond entre la colère et la honte.
Le lendemain, elle se réveilla les yeux gonflés. Au travail, ses collègues lui demandèrent si tout allait bien. Elle répondit quelle avait mal dormi.
À la pause déjeuner, elle faillit composer le numéro dAurélie. Elle avait envie de parler de sa nouvelle mission, de se plaindre dune cliente odieuse. Mais elle se rappela leur dispute et rangea son téléphone.
La journée sacheva. Dans le bus, Marianne regarda les passants pressés. Chacun avait sa vie, ses joies, ses problèmes. Et elle ? Un appartement vide, la télé, et ce sentiment de ne servir à personne.
Chez elle, elle décida de cuisiner un bon dîner. Peut-être que ça la distrairait. Elle sortit les ingrédients, mit de la musique. Mais au bout dune demi-heure, elle réalisa quelle cuisinait pour une seule personne, quelle mangerait seule, et que personne ne saurait si cétait bon.
Les larmes revinrent.
Le téléphone restait muet. Aurélie nappelait pas.
Le lendemain, Marianne tenta de joindre sa sœur. Peut-être quelle sétait calmée ? Elle hésita longtemps avant de composer le numéro.
Ça sonna. Longuement. Puis la messagerie.
« Salut, cest Aurélie. Laissez un message après le bip. »
Marianne raccrocha. Peut-être quelle était occupée. Elle rappela une heure plus tard. Même chose. Et encore deux heures après.
En fin de journée, elle comprit : Aurélie ne répondrait pas.
Elle envoya un texto : « Aurélie, parlons. Je ne veux pas quon reste fâchées. »
Pas de réponse.
Le jour suivant, elle essaya depuis son téléphone professionnel. Peut-être quAurélie ne reconnaîtrait pas le numéro ? Mais dès quelle dit « Allo ? », la ligne se coupa. Aurélie avait reconnu sa voix.
Ça fit mal. Très mal.
Marianne tenta de joindre Julien, le mari dAurélie. Peut-être quil pourrait laider à se réconcilier ? Mais lui non plus ne répondit pas.
Une semaine passa. Puis deux. Marianne vérifiait son téléphone chaque jour, espérant un appel ou un message. Rien.
Elle essaya de soccuper. Elle sinscrivit à des cours danglais, alla à la salle de sport, acheta des vêtements neufs. Mais rien ny faisait. Elle avait envie de partager ses petites victoires avec quelquun.
Dix mots nouveaux appris ? Personne à qui le dire. Deux kilos en moins ? Personne pour la féliciter. Une prime au travail ? Personne pour trinquer.
Marianne comprit quAurélie nétait pas seulement sa sœur, mais le centre de sa vie. Tout tournait autour de leur relation. Maintenant que celle-ci nexistait plus, un vide immense sétait créé.
Peut-être quAurélie avait raison ? Peut-être quelle dépendait trop delle ? Mais était-ce si mal dêtre proche de sa famille ?
Un mois plus tard, Marianne croisa Lili, sa nièce, dans la rue. À quatorze ans, la jeune fille avait bien grandi.
Tatie Marianne ! sexclama Lili. Salut !
Ma chérie Marianne la serra dans ses bras. Comment ça va ? Les études ?
Ça va. Pourquoi tu ne viens plus à la maison ? Maman a dit que vous vous étiez disputées.
Le cœur de Marianne se serra.
Quest-ce quelle a dit, exactement ?
Lili hésita.
Ben que tu étais très triste à cause de ton divorce. Et que tu avais besoin de temps pour ten remettre.
Voilà comment Aurélie avait présenté les choses. Comme si cétait Marianne qui refusait de parler, et non linverse.
Tu me manques, Lili.
Toi aussi tu me manques ! Tes ma tatie préférée. Et tes crêpes, jadore.
Les larmes montèrent à nouveau.
Vous me manquez tous. Toi et Théo.
Tatie Marianne, je peux dire à maman que je tai vue ? Comme ça, elle tappellera peut-être ?
Non, ma puce. Ta maman mappellera quand elle sera prête.
La jeune fille acquiesça, même si elle ne comprenait pas vraiment ces histoires dadultes.
Daccord. Mais ne sois pas triste, hein ? Et si tu veux, appelle-moi. Jai mon propre portable maintenant.
Lili lui donna son numéro, que Marianne enregistra. Au moins, ce lien avec la famille dAurélie subsistait.
Après cette rencontre, Marianne prit une décision. Si Aurélie la trouvait trop dépendante, elle allait lui prouver le contraire. Elle allait montrer quelle pouvait vivre sans son aide.
Elle se fit de nouvelles connaissances. Elle parla à sa voisine, quelle trouvait autrefois insupportable. Elle découvrit que Madame Lefèvre était juste une retraitée seule, comme elle.
Au travail, elle commença à participer aux pots entre collègues. Elle se lia damitié avec des femmes dun autre service, qui linvitèrent au théâtre, à des expos.
Peu à peu, la vie reprenait des couleurs. Mais Aurélie lui manquait toujours.
Deux mois après leur dispute, Marianne tenta un dernier geste. Elle se rendit chez sa sœur. Elle resta un moment sous les fenêtres, observant la lumière derrière les rideaux. Là-bas, cétait sa famille. Aurélie, Julien, les enfants. Ils dînaient, regardaient la télé, se racontaient leur journée.
Et elle, dehors, comme une étrangère.
Elle sonna à linterphone.
Oui ? répondit Julien.
Julien, cest Marianne. Je peux monter ?
Un silence.
Cest pas vraiment le moment
Sil te plaît. Je dois parler à Aurélie. Juste cinq minutes.
Elle ne veut pas parler.
Julien, je ten supplie. Je ne suis pas une ennemie. Je suis sa sœur.
Nouveau silence. Des voix en fond.
Daccord. Mais pas longtemps.
Marianne monta lescalier, le cœur battant. Combien de fois avait-elle gravi ces marches ? Avec des gâteaux danniversaire, des cadeaux de Noël, juste pour prendre un café.
Julien ouvrit la porte, gêné, évitant son regard.
Entre.
Marianne retira sa veste et entra dans le salon. Aurélie était assise sur le canapé, un coussin contre elle, le visage fermé.
Quest-ce que tu veux ? demanda-t-elle froidement.
Te parler. Mexpliquer.
Je croyais quon avait tout dit.
Marianne sassit face à sa sœur. Julien resta près de la porte, mal à laise.
Aurélie, tu avais raison. Je dépendais trop de toi. Je me plaignais tout le temps, je ne mintéressais pas assez à toi.
Le visage dAurélie sadoucit un peu, mais elle restait sur ses gardes.
Et alors ?
Jai changé. Jai rencontré des gens, je me suis trouvé des passions. Je fais du sport, des cours. Je gère mes problèmes seule.
Cest bien, acquiesça Aurélie. Tant mieux pour toi.
Mais tu me manques. Pas comme éponge à chagrin. Comme ma sœur. Comme la personne la plus importante.
Aurélie baissa les yeux.
Tu me manques aussi. Mais jai peur que tout recommence comme avant.
Ça ne recommencera pas. Je te le promets. Je ne tappellerai pas tous les jours, je ne me plaindrai pas sans arrêt. On peut juste se parler, comme avant. Comme des sœurs.
Aurélie réfléchit un moment.
Et si tu recommences à pleurer au téléphone ?
Tu auras le droit de me le dire. Et je comprendrai.
Aurélie soupira et posa le coussin.
Daccord. On peut essayer.
Un poids immense senvola des épaules de Marianne.
Merci, Aurélie.
Mais pas de « Aurélie », gronda sa sœur, un sourire dans les yeux.
Elles sembrassèrent. Fort, sincèrement. Et Marianne comprit que la famille, ce nétait pas seulement du soutien. Cétait aussi savoir donner à lautre lespace pour grandir.
Parfois, il fallait presque perdre ceux quon aimait pour apprendre à les aimer comme il faut.







