Les Intellectuels Ruraux : Une Élite Champêtre

*Les Intellectuels Campagnards*

Tassie, Tassie, tu es au courant ? Un nouveau prof de maths est arrivé dans notre village, en provenance de la ville. Barbara Sémionovna a finalement pris sa retraite. Enfin, elle était déjà à la retraite depuis longtemps, la pauvre, mais comme il ny avait personne pour enseigner aux enfants, le voilà, ce nouveau venu, bavardait la voisine, la vieille Claudette, toujours prompte à colporter les dernières nouvelles du patelin.

Non, je nétais pas au courant. Cest un homme ?

Bien sûr ! Et pas un gamin, paraît quil a quarante-six ans et quil est célibataire.

Vraiment ? À son âge et tout seul ? sétonna Tassie. Peut-être que sa femme le rejoindra plus tard Ou peut-être pas. Les citadines ne veulent pas vivre à la campagne.

Et alors ? On na pas nos propres femmes célibataires ici, peut-être ? Tiens, prenons notre infirmière, Solène : elle est veuve depuis trois ans, et très charmante. Un couple parfait, quoi : un instituteur et une infirmière

Les rumeurs allaient bon train dans le village. Avant même que Grégoire Laurent nait rencontré Solène, tout le monde les avait déjà mariés dans sa tête.

Les semaines passèrent. Mais aucune nouvelle de fiançailles, et personne ne les voyait échanger plus que de vagues bonjours. Bien sûr, Grégoire avait fait la connaissance de Solène impossible de vivre dans le même village sans se croiser.

Le nouvel instituteur sétait installé dans une vieille maison autrefois réservée aux enseignants et médecins, quand le village en comptait encore plusieurs. Physiquement, Grégoire était plutôt séduisant : grand, bien mis, et les enfants adoraient ses cours. Il savait rendre les maths vivantes, avec des blagues et des explications claires.

Ceux que cette situation dérangeait le plus, cétaient les commères du village, perchées sur leur banc près de léglise, toujours prêtes à disséquer les potins sous toutes les coutures. Grégoire Laurent y passait son tour, avec deux théories principales.

La première venait de Claudette :
Moi, je vous le dis, mesdames, ajustant son fichu, elle déclarait , ce Grégoire, cest sûrement un veuf tout frais. Il a dû perdre sa femme en ville, une longue maladie, sans doute. Il est venu ici pour oublier et repartir à zéro. Ça arrive, vous savez, dans ces moments-là.

La seconde théorie émanait de Fernande, une vieille qui savait tout sur tout le monde. Même quand elle ignorait quelque chose, elle devinait et présentait ses suppositions comme des faits, avec une assurance imperturbable. Peu importait si cétait faux.

Moi, je pense et je suis même sûre, que notre instituteur sest fourré dans une sale histoire en ville et quil est venu se cacher ici. Ou alors, il doit de largent à quelquun. Peut-être même quil a frôlé le scandale avec une jeunette, et que sa femme la découvert Alors, il attend que ça se tasse.

Les commères ne parvinrent jamais à un consensus, mais les rumeurs se répandaient de maison en maison. Solène, bien sûr, ne participait pas à ces discussions, mais elle en entendait parler les villageois venaient la voir pour se faire soigner, et glissaient quelques mots au passage.

Solène avait quarante et un ans, sa fille étudiait dans une grande ville, et elle avait perdu son mari trois ans plus tôt, emporté par une crise cardiaque. Grégoire Laurent ne lintéressait pas. Pas quil lui déplût, mais leurs chemins ne se croisaient guère : lécole était à un bout du village, le dispensaire à lautre. Ses enfants nallaient plus à lécole, et Grégoire, lui, ne tombait jamais malade.

Solène, tu sais ce quon raconte sur toi et linstituteur ? lui demanda Lucie, laide-soignante, une femme dun certain âge que tout le monde appelait par son prénom. Tout le monde sattend à ce que ça finisse en mariage.

Oh, jai entendu, Lucie, jai entendu. Mais de quel roman parle-t-on ? On ne se connaît même pas, à peine un « bonjour » en passant. Il a lair correct, mais je lai croisé deux fois, et ce nest pas mon genre. Trop citadin. Il shabille trop bien, des lunettes chic à fine monture, des mains trop soignées Sans doute quil ne sait même pas bricoler. Solène continuait de remplir ses dossiers. Quand jétudiais en ville, jai connu des hommes comme ça. Des séducteurs, rien de plus.

Mais il nest plus si jeune, plaida Lucie.

Allons, tu connais le dicton : « À quarante-cinq ans, la femme est encore une fleur. » Eh bien, pour les hommes, cest pareil. Lui, il en a quarante-six, et ces fleurs-là, elles durent de la jeunesse jusquà la vieillesse. Même avec une canne, ils ne pensent quà ça.

Lucie se tut un instant, puis acquiesça :
Cest vrai. Si un homme de cet âge est seul, cest quil ne veut personne.

Exactement, conclut Solène. Quelles jasent tant quelles veulent, moi, les histoires damour, ça ne mintéresse pas. Si je me remarie, ce sera pour fonder une famille. Elles finiront bien par se lasser.

Et effectivement, les rumeurs finirent par séteindre. Grégoire était respecté, Solène aussi. Deux intellectuels dans un village, ça finit par ne plus étonner personne. On les voyait parfois échanger un mot poli à lépicerie, puis repartir chacun de son côté.

Lhiver arriva, puis le Nouvel An. Les enfants reprirent lécole. Plus personne ne spéculait sur Grégoire il faisait désormais partie du paysage.

Mais une nouvelle rumeur prit le relais : la fille du maire était revenue de la ville, sans avoir terminé ses études et enceinte, sans mari. Là, les langues se délièrent à nouveau. Les commères ne se réunissaient plus sur le banc il faisait trop froid , mais à lépicerie, au dispensaire, ou même en croisant quelquun sur le chemin.

La vie du village suivait son cours, tantôt calme, tantôt agitée par les ragots. Janvier fut neigeux et venteux. Les chemins étaient souvent ensevelis, et marcher le matin relevait de lexploit.

Puis, un jour, le village sembrasa à nouveau. Fin janvier, on appela Solène au chevet de Fernande. Elle vivait à lautre bout du village avec sa fille et son petit-fils, Théo, qui allait à lécole. Solène sengagea dans le sentier enneigé, son sac médical à la main, avançant péniblement dans la neige épaisse. Elle mit longtemps à arriver, épuisée.

En entrant, elle tomba nez à nez avec Grégoire, qui lattendait, le regard attentif.

Bonjour Quest-ce que vous faites ici ? demanda-t-elle en se dirigeant vers la chambre de Fernande.

Bonjour, répondit-il. Jai raccompagné Théo de lécole, il a de la fièvre. Sa mère est au travail.

Ouais, tatie Solène, renifla Théo, jai mal à la gorge. Maman est pas là. Et mamie, elle va pas bien

Solène, je ne suis pas médecin, mais je crois que Fernande a quelque chose de grave. Jai appelé les secours. Elle a la bouche de travers et parle de façon incohérente

Solène comprit aussitôt : un AVC. Les secours étaient en route, mais comment les faire venir jusquici ? Les routes étaient impraticables.

Vous avez bien fait, dit-elle à Grégoire. Mais comment la transporter ? Une ambulance ne passera pas Elle ne pourra venir quau dispensaire.

Il faut improviser, dit Grégoire. Occupez-vous de Théo. On ne peut pas la porter comme ça.

Non, il ne faut pas la secouer. Théo, reste ici, je vais noter les médicaments à donner à ta mère.

Grégoire sortit et repéra une vieille échelle en bois dans la cour.

Théo, tu as des sangles ? Trouve-men, cest urgent. Le garçon fouilla dans un placard et en sortit trois ceintures, dont une en tissu.

Ça ira, déclara Grégoire. On les prend.

Quest-ce que vous manigancez ? demanda Solène.

On va enrouler Fernande dans une couverture, linstaller sur léchelle, la sangler, et la tirer comme un traîneau jusquau dispensaire.

Oh, mais cest génial ! sexclama Solène.

Grégoire sattela, Solène veilla sur Fernande. La traversée fut longue, mais ils arrivèrent au dispensaire juste avant les secours. En chemin, ils avaient parlé.

Pourquoi navez-vous pas de femme ? demanda Solène, impressionnée par son sang-froid. Elle naurait jamais eu cette idée, elle.

Parce quelle ma quitté il y a sept ans. Pour un homme daffaires. Lui, il avait de largent. Moi, je ne suis quun instituteur. Je suis venu ici volontairement, à la place dun jeune collègue qui devait être muté. Sa femme était enceinte, jai eu pitié deux. Et je ne le regrette pas, jaime bien ce village.

Je vois, répondit Solène.

Une fois Fernande dans lambulance, Grégoire et Solène échangèrent encore quelques mots devant le dispensaire avant quil ne parte. Et Solène réfléchit.

Finalement, Grégoire Laurent est un vrai homme. Il ne panique pas, il agit. Il a trouvé une solution en un clin dœil, sans se plaindre. Pas du tout le citadin fragile que jimaginais. Un homme capable de porter une vieille dame dans la neige, ça compte.

Ce soir-là, les villageois virent Grégoire raccompagner Solène jusquà chez elle même si cétait à lopposé de sa propre maison. Puis le lendemain, et le surlendemain. Ils marchaient côte à côte, riaient, discutaient avec animation.

Solène, cest pour quand, le mariage avec Grégoire ? demanda Lucie, suivie par dautres patients curieux.

Solène rit, puis annonça :

Cet été. Grégoire sera en vacances, et moi moins occupée.

Finalement, les rumeurs nétaient pas tout à fait infondées. Comme dit le proverbe : « Il ny a pas de fumée sans feu. Léglise du village fut décorée de fleurs des champs, et même Claudette admit que ce mariage était «moins pire» quelle ne lavait imaginé. Grégoire, en costume simple mais bien coupé, attendait devant lautel, les mains un peu tremblantes. Solène arriva au bras de sa fille, élégante dans une robe légère que personne ne lui avait jamais vue. Elle souriait, vraiment, pour la première fois depuis des années. Après la cérémonie, ils dansèrent sous les guirlandes, entre enfants curieux et vieux du village qui reprenaient espoir. Et quand, au crépuscule, Grégoire embrassa Solène devant le feu de joie, personne ne parla plus de scandales ni de secrets. Seulement de neige fondue, de printemps qui venait, et dun amour venu par surprise, comme les bonnes choses arrivent souvent : sans crier gare.

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Tu dois m’aider, tu es ma mère après tout