Maman

Cyril se maria à vingt-quatre ans. Sa femme, Élodie, en avait vingt-deux. Elle était lenfant unique et tardif dun professeur duniversité et dune institutrice. Très vite, ils eurent deux garçons rapprochés, puis une fille.

La belle-mère prit sa retraite pour soccuper des petits-enfants.

Entre elle et Cyril, les rapports étaient étranges. Il ne lappelait que par son prénom et son patronyme : « Nathalie Antoine », et elle répondait dun « vous » distant, lappelant toujours par son nom complet. Ils ne se disputaient pas, mais en sa présence, Cyril se sentait glacé, mal à laise. Pourtant, il fallait lui reconnaître cela : jamais elle ne simmisçait dans leurs affaires, lui parlait avec un respect marqué, et restait neutre dans ses relations avec Élodie.

Un mois plus tôt, lentreprise où travaillait Cyril avait fait faillite, et il sétait retrouvé au chômage. Un soir, pendant le dîner, Élodie avait lâché :

« Avec la retraite de maman et mon salaire, on ne tiendra pas longtemps, Kiki. Trouve du travail. »

Facile à dire ! Trente jours quil frappait à toutes les portes, sans résultat.

Frustré, Cyril donna un coup de pied dans une canette de bière traînant sur le trottoir. Dieu merci, Nathalie Antoine se taisait encore, mais ses regards en disaient long.

Avant le mariage, il avait surpris une conversation entre la mère et la fille.

« Élodie, es-tu sûre que cest lhomme avec lequel tu veux passer ta vie ? »

« Maman, bien sûr ! »

« À mon avis, tu ne mesures pas la responsabilité. Si ton père était encore là »

« Maman, arrête ! On saime, et tout ira bien ! »

« Et les enfants ? Saura-t-il les assumer ? »

« Il saura, maman ! »

« Il nest pas trop tard pour réfléchir, Élodie. Sa famille »

« Maman, je laime ! »

« Oh, jespère que tu ne le regretteras pas ! »

« Le moment des regrets est arrivé », songea Cyril avec amertume. Sa belle-mère avait vu juste.

Il navait pas envie de rentrer. Il imaginait déjà Élodie lui offrir des paroles de réconfort feintes : « Ne tinquiète pas, demain sera meilleur ! » tandis que sa mère soupirerait en silence, désapprobatrice, et que les enfants demanderaient, narquois : « Papa, tas trouvé un travail ? » Il ne supportait plus cette scène répétée chaque soir.

Il marcha le long des quais, sassit sur un banc dans le square, et, à la nuit tombée, prit la direction de la maison de campagne où la famille passait lété. Une seule fenêtre était éclairée : celle de la chambre de Nathalie Antoine. Il avança furtivement sur le chemin. Le rideau bougea, et Cyril, surpris, trébucha, sasseyant de tout son poids sur une souche.

La voix de sa belle-mère traversa la nuit :

« Cyril nest toujours pas rentré. Tu las appelé, Élodie ? »

« Oui, maman. Son portable est éteint. Il traîne sûrement quelque part, toujours sans travail. »

Le ton de Nathalie Antoine se glaça :

« Élodie, ne parle pas ainsi du père de tes enfants ! »

« Oh, maman, voyons ! Je pense juste que Kiki ne fait pas defforts. Un mois quil reste à la maison, à vivre à mes crochets ! »

Pour la première fois en six ans, Cyril entendit sa belle-mère frapper la table du poing et élever la voix :

« Assez ! Ne parle pas ainsi de ton mari ! Quas-tu promis le jour de votre mariage ? dans la santé comme dans la maladie, dans les bons comme dans les mauvais jours ! Être là, le soutenir ! »

Élodie bredouilla, repentante :

« Maman, pardon. Ne ténerve pas, daccord ? Je suis juste épuisée. Pardon, ma chérie. »

« Va te coucher », soupira Nathalie Antoine en lui faisant un geste las.

La lumière séteignit. La belle-mère marcha de long en large dans la pièce, écarta le rideau, scrutant lobscurité. Puis, levant les yeux au ciel, elle se signa avec ferveur :

« Seigneur, Toi qui es Miséricordieux et Bon, protège le père de mes petits-enfants, lépoux de ma fille ! Ne laisse pas le doute lenvahir ! Aide-le, Seigneur, mon petit »

Elle murmurait, se signait encore, les larmes coulant sur son visage.

Une chaleur intense monta dans la poitrine de Cyril. Personne navait jamais prié pour lui. Ni sa mère, une femme austère, entièrement dévouée à son poste à la préfecture, ni son père, quil connaissait à peine celui-ci avait disparu quand il avait cinq ans. Il avait grandi en crèche, à lécole, en étude surveillée. À luniversité, il avait immédiatement trouvé un travail sa mère détestait loisiveté et estimait quil devait subvenir à ses besoins.

La chaleur grandissait, envahissant tout son être, et des larmes rares, involontaires, coulèrent. Il se souvint des matins où Nathalie Antoine se levait avant tous pour préparer les tartes quil adorait, les soupes savoureuses, les miracles de pâtes quelle confectionnait. Elle soccupait des enfants, nettoyait la maison, cultivait le potager, préparait des confitures, des cornichons croquants, des conserves

Pourquoi ne sy était-il jamais intéressé ? Pourquoi ne lavait-il jamais remerciée ? Lui et Élodie travaillaient, faisaient des enfants, pensant que tout allait de soi. Ou était-ce lui qui le croyait ? Il se rappela cette fois où, regardant un documentaire sur lAustralie, Nathalie Antoine avait murmuré quelle rêvait depuis toujours de visiter ce continent lointain. Et lui avait plaisanté, disant quil y faisait trop chaud pour une femme de glace

Cyril resta longtemps sous la fenêtre, la tête entre les mains.

Le lendemain, au petit-déjeuner sur la terrasse, il observa la table tartes, confiture, café, lait. Les enfants, souriants, les yeux brillants. Il leva les yeux et dit, doucement :

« Bonjour, maman. »

Nathalie Antoine tressaillit, puis, après une hésitation, répondit :

« Bonjour, mon petit. »

Deux semaines plus tard, Cyril trouva un emploi. Un an après, malgré ses protestations, il envoya Nathalie Antoine en voyage en Australie.

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