Dans les jours difficiles de la France en crise, jai épousé une femme avec trois enfants, laissés à eux-mêmes sans aucun soutien.
« Putain, Antoine, tu vas vraiment te marier avec une vendeuse qui a trois gosses ? Tas perdu la tête ? » Vincent, mon colocataire dans notre petit logement étroit, me tapota lépaule avec un sourire moqueur.
« Quest-ce qui ne va pas avec ça ? » Je levai à peine les yeux de la vieille horloge que je bricolais, un tournevis à la main, tout en lui lançant un regard de côté.
À lépoquele début des années 80notre petite ville de province vivait à son rythme lent. Pour moi, un homme de trente ans sans famille, la vie se résumait à une routine monotone entre lusine et mon lit étroit dans notre appartement partagé. Après mes études, je my étais habitué : le travail, une partie déchecs occasionnelle, la télévision et une bière de temps en temps avec des amis.
Parfois, je regardais par la fenêtre les enfants jouer dans la cour, et ça me frappaitce vieux rêve davoir une famille. Mais je le chassais vite. Quelle famille pouvait-on avoir dans un logement miteux ?
Tout a changé un soir pluvieux doctobre. Je suis entré dans lépicerie du coin pour acheter du pain. Comme dhabitude. Sauf que cette fois, derrière le comptoir, il y avait *elle*Camille. Je ne lavais jamais remarquée avant, mais là, mon regard est resté collé. Fatiguée mais chaleureuse, avec une étincelle profonde dans les yeux.
« Blanc ou complet ? » demanda-t-elle, un léger sourire aux lèvres.
« Blanc », ai-je marmonné, comme un écolier pris en flagrant délit.
« Il vient darriver », dit-elle en lenveloppant avec dextérité avant de me le tendre.
Quand nos doigts se sont effleurés, quelque chose a cliqué. Jai bêtement cherché ma monnaie tout en la regardant à la dérobée. Simple, dans son tablier dépicière, la trentaine peut-être. Épuisée, mais avec une lumière intérieure.
Quelques jours plus tard, je lai vue à larrêt de bus, chargée de sacs tandis que ses trois enfants sagitaient autour delle. Laîné, un garçon denviron quatorze ans, serrait un sac lourd avec détermination ; une fille tenait la main du plus petit.
« Laissez-moi vous aider », dis-je en prenant un sac.
« Non, ça va » commença-t-elle, mais je chargeais déjà les sacs dans le bus.
« Maman, cest qui ? » demanda le petit.
« Chut, Théo », murmura sa sœur.
Pendant le trajet, jai appris quils habitaient près de lusine, dans un vieil appartement daprès-guerre. Le garçon sappelait Julien, la fille Léa, et le petit Théo. Le mari de Camille était mort il y a des années, et elle portait seule le poids de sa famille depuis.
« On se débrouille », dit-elle avec un sourire fatigué.
Cette nuit-là, je nai pas pu dormir. Ses yeux, la voix de Théoquelque chose de longtemps enfoui sest réveillé en moi, comme une promesse qui attendait juste un peu plus loin.
Dès lors, je suis devenu un client régulier de lépicerie. Du lait un jour, des biscuits le lendemain, parfois je traînais juste pour la voir. Les gars du boulot ont remarqué.
« Antoine, mon pote, trois fois par jour ? Cest pas des courses, cest de lamour », rigola mon contremaître, Durand.
« Jaime juste les produits frais », ai-je répondu, rougissant.
« Ou la vendeuse, hein ? » fit-il en clignant de lœil.
Un soir, je lai attendue après la fermeture.
« Laissez-moi porter ça », dis-je, essayant davoir lair décontracté.
« Vous nêtes pas obligé »
« Dormir au plafond, cest le plus dur », plaisantai-je en prenant les sacs.
En marchant, elle ma parlé des enfantsJulien faisait des petits boulots après lécole, Léa était première de sa classe, et Théo venait dapprendre à faire ses lacets.
« Vous êtes gentil. Mais ne nous plaignez pas », dit-elle soudain.
« Je ne vous plains pas. Je veux être là. »
Plus tard, jai réparé leur robinet qui fuyait. Théo restait là, fasciné.
« Tu peux réparer mon avion aussi ? »
« Va le chercher, on va voir », souris-je.
Léa a demandé de laide en maths. On a travaillé sur les exercices. Autour dun thé, on a discuté. Seul Julien gardait ses distances. Puis jai entendu :
« Maman, tas besoin de lui ? Et sil part ? »
« Il nest pas comme ça. »
« Ils sont *tous* comme ça ! »
Je suis resté dans le couloir, les poings serrés. Jai failli partir. Mais je me suis souvenu du sourire de Léa quand elle a réussi son contrôle, des rires de Théo en réparant son jouet, et jai suje ne pouvais pas men aller.
Les ragots ont circulé au travail, mais je men fichais. Je savais pourquoi je vivais.
« Écoute, Antoine », dit Vincent un soir, « réfléchis bien. Pourquoi tembarquer là-dedans ? Trouve une fille sympa sans bagages. »
« Tes complètement dingue, mon gars ! Épouser une vendeuse avec trois mômes ? »
« Fous-moi la paix », grognai-je, toujours en train de bricoler lhorloge.
« Cest pas çajuste trois gamins, cest »
« Ferme-la, Vincent. »
Un soir, jai aidé Théo avec un projet scolaire, découpant des formes tandis quil tirait la langue, concentré.
« Tonton Antoine, tu vas rester avec nous pour toujours ? » demanda-t-il soudain.
« Comment ça ? »
« Ben comme un papa. »
Je me suis figé, les ciseaux en main. Une planche a craquéCamille était sur le seuil, la main sur la bouche. Puis elle sest précipitée dans la cuisine.
Elle pleurait dans une serviette.
« Camille, ma chérie, quest-ce quil y a ? » demandai-je en lui touchant doucement lépaule.
« Désolée Théo ne comprend pas ce quil dit »
« Et sil avait raison ? » Je lai fait se retourner.
Ses yeux remplis de larmes se sont écarquillés.
« Tu le penses vraiment ? »
« Carrément. »
Julien a alors fait irruption.
« Maman, ça va ? Il ta fait du mal ? » Il ma fusillé du regard.
« Non, Julien, tout va bien », parvint-elle à dire entre ses larmes.
« Menteuse ! Quest-ce quil fout là ? Dégage ! »
« Laisse-le parler », ai-je dit, soutenant son regard. « Dis ce que tu veux. »
« Pourquoi tu viens tout le temps ? On a pas dargent, lappart est petitquest-ce que tu veux ? »
« Toi. Et Léa. Et Théo. Et ta mère. Jai besoin de *vous tous*. Je ne pars pas, alors ne retiens pas ton souffle. »
Julien ma fixé, puis a tourné les talons et a claqué la porte de sa chambre. Des sanglots étouffés ont traversé la cloison.
« Va le voir », murmura Camille. « Il le faut. »
Je lai trouvé sur lescalier de secours, recroquevillé, fixant le noir.
« Je peux me joindre à toi ? » Je me suis assis à côté de lui.
« Tu veux quoi ? »
« Jai grandi sans père, moi aussi. Ma mère a fait ce quelle a pu, mais cétait dur. »
« Et alors ? »
« Je sais ce que ça faitpersonne pour tapprendre à réparer un vélo ou à te défendre. »
« Je sais me battre », grommela-t-il.
« Jen suis sûr. Tes un bon gars, Julien. Mais être un homme, cest pas que les poings. Cest savoir accepter de laide. Pour ta famille. »
Il est resté silencieux. Puis, presque inaudible :
« Tu vas vraiment pas partir ? »
« Jamais. »
« Promis ? »
« Sur ma vie. »
« Mens pas », a-t-il esquissé un sourire.
« Tante Sophie, tas quelque chose de plus simple ? » Jai plissé les yeux devant les bagues chez Tati.
« Antoine Lefèvre, tu vas vraiment épouser Camille ? Avec *trois* enfants ? »
« Carrément », dis-je en examinant une bague simple avec une petite pierre.
Jai demandé sa main sans chichisjuste un bouquet de fleurs des champs (elle avait dit une fois quelle les préférait aux roses). Théo ma sauté dessus à la porte.
« Cest pour qui, les fleurs ? »
« Pour ta maman. Et il y a autre chose. »
Camille sest figée en les voyant.
« Antoine » Ma voix a tremblé. « Et si on officialisait ? Cest bizarre, de juste passer. »
Léa a retenu son souffle. Julien a levé les yeux de son livre. Camille a éclaté en sanglots.
« Maman, cest un mauvais cadeau ? » paniqua Théo.
« Le *meilleur*, mon cœur », sourit-elle à travers ses larmes.
On sest mariés simplement à la cantine de lusine. Camille portait une robe blanche faite maison ; javais un costume neuf. Julien la suivie toute la journée, solennel. Léa a décoré avec ses amies. Théo a couru partout en annonçant : « Cest mon nouveau papa ! Pour toujours maintenant ! »
Un mois plus tard, lusine nous a donné un trois-pièces dans une cité neuve. Durand nous a même aidés à déménager.
« Allez, jeune marié », il ma tapé dans le dos. « Mais comptez pas sur nous pour repeindre. »
« Jy songeais même pas », ai-je souri.
Et on la fait nous-mêmesJulien au plâtre, Léa choisissant le papier peint, Théo passant les outils. Camille cuisinait, et on mangeait par terre. Cétait le plus heureux que jaie jamais été.
Camille a quitté lépiceriejai insisté pour quelle se repose. Julien a commencé un CAP, maidant sur des projets. Léa sest mise à la danse. Théo rayonnait.
Ce nétait pas parfait. On sest disputés. Une fois, Julien est rentré bourrésa première soirée entre potes. Je nai pas crié, je me suis juste assis en face de lui.
« Alors, cest comment ? »
« Nul », a-t-il avoué. « Jai mal au crâne. »
« Tant mieux. Comme ça, tu sauras pour la prochaine fois. »
Les années ont défilé comme les pages dun livre bien-aimé, et un soir dautomne pluvieux, alors que je regardais Théomaintenant plus grand que moiapprendre à son propre fils à réparer un avion en jouet cassé, jai réalisé que la boucle était bouclée. Lamour que nous avions bâti avait pris racine assez profond pour nous survivre à tous.







