Quand Noémie montrait ses photos de mariage à ses amis, elle ne manquait jamais de soupirer :
Oh, quelle épreuve avec cette robe ! Elle était magnifique, bien sûr, mais si lourde, si encombrante ! La prochaine fois que je me marierai, je choisirai une robe légère, aérienne…
Tout le monde riait avec elle, persuadé quelle plaisantait. Et Noémie, en effet, plaisantait. Ses proches savaient quelle avait épousé Julien par amour. Une idylle de vacances, comme il en existe tant : elle avait vingt et un ans, lui vingt-huit.
Août, la mer caressante, le vin pétillant, un ciel étoilé, la romance… Tous ces ingrédients sétaient mêlés pour aboutir à une déclaration en mairie. Enfin, pas avant que Julien ne divorce de sa deuxième femme, et que Noémie ne déménage dans sa ville natale à lui.
Lyon, Marseille, Lyon… Ce trajet deviendrait pour Noémie, pendant dix ans, aussi familier quun refrain connu par cœur.
Mais avant cela, le jeune couple dut trouver un logement. Julien avait offert son appartement à sa deuxième épouse, qui menaçait davaler des pilules, de jeter de lacide sur la troisième, de sauter par la fenêtre sil osait ne pas revenir dans son giron !
Pourtant, avec le temps, lex-femme disparut, se fit silencieuse. Peut-être Julien lui avait-il promis de revenir ? Quant à la première épouse, Julien préférait ne pas en parler. Cétait du passé… Ce premier mariage navait duré quun an et demi. Ils nétaient pas faits lun pour lautre. Peu après, Julien avait même offert sa première femme à son meilleur ami. Tout le monde y avait gagné. Lui le premier.
La deuxième avait tenu plus longtemps. Trois années, le temps pour Julien de comprendre linquiétante nature de son élection. Une ignorante qui refusait de se charger de « rejetons humains » cétait ainsi quelle nommait les enfants !
Noémie, elle, restait insensible à ces histoires. Absolument. Elle était sûre delle, ambitieuse, confiante en sa beauté, en son unicité. Julien la portait aux nues. Il était convaincu davoir franchi les portes du paradis ici-bas. Sil offrait des fleurs, cétait par brassées. Sil achetait une fourrure, cétait en trois exemplaires. Quant aux chaussures, inutile den parler : Noémie pouvait en changer chaque jour. Julien lemmena à Londres, à Paris, en Grèce. Pour élargir ses horizons. Et se préparer à la naissance de leur premier enfant.
Bientôt naquit leur petite Chloé. Pendant que Noémie sen occupait, Julien acheta une maison et la meubla avec soin. Tout, il le faisait avec tendresse. Pour ses filles chéries !
Ils fêtèrent lemménagement. Chloé entra à la maternelle.
Noémie se plongea dans ses études. Mais elle préférait apprendre dans sa ville natale, à Lyon. Là-bas, il y avait ses amies, sa mère, et même les inconnus semblaient chaleureux. Sous les tilleuls familiers, tout était paisible.
Chloé restait avec sa grand-mère, qui ladorait. Et pendant les examens, Noémie restait à Lyon. Julien la jalouxait terriblement. Il venait la chercher sans cesse, organisait des rencontres « fortuites » (dans une autre ville, imaginez !). Noémie ne lui donnait pourtant aucune raison de douter. Enfin, cest ce quil croyait…
En vérité, elle rêvait de fuir les obligations familiales. Elle aurait étudié toute sa vie pour ne pas faire la vaisselle, soccuper de son mari, élever son enfant. Elle avait limpression que la vie, si courte, lui filait entre les doigts. Pourquoi elle, si belle et si intelligente, devrait-elle se perdre dans ces futilités ?
Un jour, trois diplômes rouges trônaient dans son sac. Psychologue de formation, Noémie les gardait toujours sur elle, cherchant un emploi avec enthousiasme. Julien sy opposait fermement :
Nous manquons dargent ? Je deviendrai fou à tattendre ! Noémie, et si nous avions un fils ? Ou une fille ? Peu importe. Pourvu que tu sois là.
Noémie ne se voyait pas mère une seconde fois. Sa mission était accomplie : une fille offerte à la vie, une fille offerte à Julien. Que demander de plus ? Sa belle-mère, écoutant ses raisonnements alambiqués, proposa de garder Chloé jusquà ce que Noémie… « mûrisse ».
La petite avait besoin damour, pas dune mère dans les nuages. Sans hésiter, Noémie accepta… et fila vers Lyon sans prévenir Julien. « Je lappellerai de là-bas », décida-t-elle.
Mais à Lyon, Julien lattendait. Il connaissait ses manœuvres.
Noémie, où est Chloé ? Pourquoi es-tu ici et pas à Marseille ? Tu as un admirateur ? grondait-il.
Julien, ne tinquiète pas ! Pas dadmirateurs, pas de soupirants. Je mennuie avec toi, tu comprends ? Je veux ma liberté ! répondait-elle calmement.
La liberté ? De moi et de ta fille ? Où est passée lamour ? Un coup de vieux ? Nous le surmonterons ensemble, Noémie, suppliait-il.
Non.
Julien courut chez sa belle-mère. Elle haussa les épaules :
Que veux-tu que jy fasse ? Mais tu ne la changeras pas, mon gendre. Elle est têtue comme une mule !
Julien rentra seul à Marseille. Que faire ? Comment raisonner Noémie ? Réunir la famille ? Une folie… « À beau mentir qui vient de loin. » Il nétait décidément pas le bienvenu.
Les jours, les semaines passèrent… Noémie ne revenait pas. Elle répondait sèchement au téléphone : « Tout va bien. »
Le temps filait…
Après mûre réflexion, Julien vendit sa maison, prit Chloé et partit pour Lyon. Tout pour sauver sa famille.
Noémie accueillit froidement lidée. Elle tenta de le dissuader : pourquoi perturber Chloé ? Changement décole, adieux aux amis… Et sa grand-mère désapprouverait.
En réalité, cétaient des excuses. Noémie se délectait de sa liberté. « Vivre comme loiseau sur la branche », telle était sa devise. Elle avait lancé une affaire de couture, louait un petit appartement, avait des admirateurs. Plusieurs. Pas le temps de sennuyer. Et maintenant, un mari, une fille… Pour quoi faire ? Elle voulait effacer le passé. Elle était inflexible. Comme si cette vie-là avait été celle dune autre.
Julien ignora ses arguments et sinstalla à Lyon avec Chloé. Lespoir dune réconciliation persistait. Son amour pour Noémie respirait encore.
Il lattendait après le travail, amenait Chloé (son portrait craché). Rien ny faisait. Noémie était de marbre. Finalement, elle mit un terme :
Julien, laisse-moi tranquille ! Divorçons. Je peux prendre Chloé.
Mais Chloé avait onze ans. Elle navait pas besoin dasile. Elle avait un père aimant, une grand-mère qui priait pour elle jour et nuit. Elle se souvenait de sa mère. Laimait. Ne comprenait pas pourquoi elle lavait abandonnée.
Le temps passe. Personne ne larrête.
La vie continue. À chacun selon ses actes.
Julien cessa de « pêcher en rivière sèche ». Il comprit quil ne toucherait jamais le cœur de Noémie.
Le destin lui offrit une femme simple. Les pieds sur terre, sans envolées lyriques. Ils vivaient à la campagne. Elle avait deux fils dun premier mariage.
Pas besoin de Londres ou de Paris, de fourrures ou de cent paires de chaussures. « Des bottes en caoutchouc pour la boue, une veste chaude pour les bêtes, et élever mes enfants. » Voilà ses seuls vœux.
Julien se sentait en paix, au chaud, près delle. (« Dans les choses simples, on trouve la grâce. ») Bientôt, une petite fille naquit. Julien connaissait enfin le bonheur. Peut-être après quatre essais. Un amour pur. Les trois premiers mariages, il préférait ne pas y penser.
…Noémie vivait avec sa mère. Un associé lui avait promis monts et merveilles avant de la plumer. Son affaire de couture seffondra. Les prétendants sévaporèrent.
Bref, les prétendants vinrent, vinrent… puis disparurent. Noémie travaillait comme psychologue scolaire. Tout ce quelle avait appris lui servait enfin. Elle ne regrettait rien. Enfin… Lâme humaine a des profondeurs insondables. Peut-être quun jour, létincelle du remords sallumerait chez cette « hirondelle » ? Qui sait…
…Chloé, maintenant mariée (les années avaient passé), vivait avec sa grand-mère, celle qui lavait élevée, à Marseille.
Le jour de son mariage, elle portait une robe légère, aérienne. Cadeau de sa mère, Noémie.







