Regarder dans le Vide

**REGARDER DANS LE VIDE**

Théo et Camille se marièrent à lâge de dix-neuf ans. Ils ne pouvaient vivre ni respirer lun sans lautre. Cétait une passion dévorante. Leurs parents décidèrent donc de régulariser rapidement leur union, de peur que les choses ne dégénèrent

La noce fut somptueuse et mémorable. Tous les attributs y étaient : la poupée sur le capot de la voiture, des fleurs à profusion, des feux dartifice, une salle de banquet, et les cris de « À la santé des mariés ! » Les parents de Camille ne contribuèrent pas financièrement à la célébration, leurs revenus suffisant à peine pour une nourriture modeste et lalcool. Toutes les dépenses furent assumées par la mère du marié, prénommée Élodie Élodievna. Consciente de la difficulté à prononcer son nom, elle préférait quon lappelle Lola.

Lola avait bien tenté de dissuader son fils Théo de fréquenter une fille dont les parents buvaient sans retenue. Mais comment résister à lamour ? Théo assurait sa mère que Camille était différente, que leur passion transcenderait toute prédisposition familiale. Lola le mit en garde :

Mon fils, de laubépine ne naît pas la rose. Prends garde que votre amour ne soit aussi éphémère quun chant de cigale

Camille et Théo se croyaient à laube dun bonheur sans nuages. Ils étaient convaincus que seule les attendait une vie damour, de joie et de fêtes. Le monde leur appartenait.

Pourtant, la vie en décida autrement.

Lola et son mari leur offrirent un appartement en cadeau de mariage. « Vivez et soyez heureux, mes enfants ! »

Les premières années furent paisibles. Le destin semblait leur sourire. Camille donna naissance à deux filles, Amélie et Léa. Théo les adorait. Il se sentait maître de son foyer et en était fier.

Mais moins de cinq ans plus tard, Camille commença à disparaître mystérieusement. À son retour, Théo sentait lalcool sur son haleine. Il exigea des explications. Dabord silencieuse, Camille finit par lui déclarer avec insolence quelle ne lavait jamais aimé. Ce nétait, disait-elle, quune passion de jeunesse.

Maintenant, elle avait trouvé lhomme de ses rêves et partait avec lui. Peu importait quil fût marié et père de trois filles. Théo resta sidéré, lâme enveloppée dun brouillard épais. Il se sentait trahi par celle quil aimait.

Camille senfuit avec son amant dans un village reculé. Elle répétait : « Avec celui quon aime, un grenier est un palais. » Les enfants furent abandonnées à leur sort.

Lola, vive et débordante dénergie, les prit sous son aile. Elle et son mari chérissaient leurs petites-filles et les gâtaient.

Désespéré, Théo se laissa entraîner dans une secte religieuse sur les conseils dun ami. On le maria rapidement à une veuve ayant deux fils, puis on les unit selon les rites de la communauté.

Il neut plus de temps pour ses filles. Sa nouvelle épouse, Nathalie, laccablait de ses problèmes. Dès quil évoquait Amélie et Léa, elle rétorquait :

Théo, elles ont une mère ! Quelle sen occupe. Toi, occupe-toi demmener Julien à lécole et de nourrir Mathieu

Théo obéissait, le cœur lourd. Il aimait toujours Camille, mais savait quil ny avait plus de retour possible.

Sept ans passèrent. Un jour, Camille apparut à limproviste chez Lola, tenant par la main une fillette de quatre ans.

La vie ta malmenée, Camille. On ne te reconnaît plus. Cest ta fille ? demanda Lola, acerbe.

Oui, ma petite Margaux. Pouvons-nous rester ici ? supplia Camille, hésitante.

Je ne mattendais pas à cette visite. On ta chassée ?

Non, je suis partie. Je nen pouvais plus. Il me bat et boit sans répit.

Tu las choisi, personne ne ta forcée. Pourquoi ne pas aller chez tes parents ?

Je voulais revoir mes filles Me refuserez-vous ce droit ?

Tiens donc, tu te souviens delles ? Tu es une vraie pie, Camille !

La sonnette interrompit leur échange. Amélie et Léa, devenues adolescentes, entrèrent. Elles regardèrent leur mère avec méfiance, incapables de ressentir autre chose quune amertume tenace.

Bien sûr, Lola hébergea Camille et Margaux. On ne laisse pas une enfant dans la rue.

Mais un mois plus tard, Camille disparut à nouveau. On apprit plus tard quelle était retournée vers son « doux bourreau », abandonnant Margaux. Désormais, Lola et son mari élevaient trois petites-filles.

Les années filèrent.

Lola séteignit la première, suivie de son mari.

Amélie se maria, mais resta sans enfants.

Léa vieillit seule, préférant la solitude aux déceptions.

Margaux, à dix-sept ans, eut un enfant dun père inconnu et partit rejoindre sa mère au village.

La jeunesse sen alla sans un adieu, la vieillesse arriva sans un bonjour.

Camille, désormais seule, vivait dans lopprobre. Son compagnon, gravement malade, avait été emmené par ses filles, qui laccusaient de négligence. Les villageois la méprisaient, la traitant divrogne sans pudeur.

Théo finit par fuir Nathalie et quitta la secte, brisé. Il vécut seul dans lappartement maternel, survivant à peine, entouré de trois chats pour tromper sa solitude.

Le bonheur avait frappé à leur porte Ils ne lavaient pas entendu.

**Morale : Lamour sans sagesse est un feu qui consume tout sur son passage.**

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