Tu es mon miracle. Lorsque Jeanne marchait, perdue sur le chemin, une seule pensée résonnait dans sa tête : « Dommage, trop tard… on ne peut rien faire… rien… je ne peux rien dire, mais il faudrait mettre de l’ordre dans tes affaires… des antidouleurs… dommage… seul un miracle… » Les mots du médecin avaient frappé Jeanne comme un éclair dans un ciel serein, un diagnostic soudain, brutal, implacable. On l’appelle pourtant « le tueur silencieux ». Ce « prédateur discret » s’était faufilé sans bruit. Peut-être cette année-là, quand Jeanne n’a pas été admise en fac de médecine, et que son rêve a éclaté comme une bulle de savon. Ou peut-être ce soir où sa mère, glissant dans la cour, était restée trois heures sur le sol gelé avant de s’éteindre quelques jours plus tard sans reprendre connaissance. Ou peut-être… ou peut-être… Des « peut-être », Jeanne en avait trop. Impossible de savoir ce qui avait vraiment tout déclenché. – « Mettez de l’ordre dans vos affaires », tournait en boucle dans sa tête. – Bah, mais quelles affaires ? Pas d’enfants, pas de fortune, je ne dois rien à personne. Juste attendre, attendre… juste un miracle… Sans s’en rendre compte, Jeanne essuyait d’un geste machinal les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle avait déjà quitté les grilles de l’hôpital, traversé la longue allée où l’ombre épaisse des platanes géants offrait un peu de répit. Elle approchait de la rue, les voitures fusaient sur la chaussée, tous semblaient pressés. – Ils sont pressés de vivre, tous… et moi… – soupira Jeanne avec tristesse. Soudain, la fatigue l’envahit, son cœur s’emballa, elle dut s’arrêter et s’appuya au tronc d’un arbre imposant. Une, deux, trois minutes plus tard, ses battements redevinrent normaux. Un taxi était là, prêt à la ramener chez elle. Là-bas, les murs, les souvenirs, les photos. En face de son immeuble commençait la forêt. Les promoteurs n’avaient pas encore tout défiguré, l’ancien quartier respirait – bouleaux, sapins, pins. Herbes, arbustes, champignons. Jeanne adorait s’y promener, la forêt lui donnait des forces, lui offrait ses brumes, le chant des oiseaux, la danse légère des araignées sur la rosée. Ce jour-là, elle s’y aventura. Equipée d’un imperméable, sous un ciel menaçant et la pluie fine, Jeanne fut accueillie par le silence de la forêt. La nature semblait retenir son souffle avant l’orage, pas même un moucheron ne la dérangea. Elle marcha, tourna, encore, encore. Soudain, elle se retrouva loin du chemin, prise d’un malaise, un poids dans l’âme. Elle s’arrêta, écouta les bruits du monde, écouta son propre trouble. Quelque chose l’inquiétait. Son regard scruta les alentours, cherchant l’origine de son malaise. Plus loin, à quelques mètres du sentier, elle aperçut une forme qui sembla bouger. Un gémissement ? Un souffle ? D’un bond, Jeanne s’en approcha. – C’est quoi ? Oh… un chien… – s’écria-t-elle. Sous l’arbre gisait la chienne, sale, épuisée, attachée au tronc. Arrachant la corde avec des doigts tremblants, Jeanne libéra l’animal puis découvrit, bouleversée, une énorme tumeur au bas-ventre du chien. Elle s’effondra contre le tronc, les larmes coulant, traçant sur sa peau des traces noires de boue. Quand elle retrouva son calme, Jeanne s’accroupit, tenta de réconforter la chienne, mais celle-ci n’avait plus la force d’ouvrir les yeux. Utilisant son imperméable et son sweat, Jeanne improvisa une couverture pour transporter la chienne, frêle et légère, jusqu’en ville en courant. Les vétérinaires, étonnés, ne posèrent pas de questions : « Faites tous les examens, échographies, radios – je veux l’aider », supplia Jeanne avant de s’évanouir. La chienne resta en clinique ; Jeanne rentra chez elle. Le lendemain, elle était déjà devant la porte. Le chirurgien la reçut : — Pas de conclusion hâtive, on attend les examens, deux trois jours encore. Mais, au fait, savez-vous que cette chienne a un pedigree et un tatouage ? On a trouvé ses anciens propriétaires… — Il lui tendit un papier, avec son propre numéro. — J’appellerai dès qu’on en saura plus. Alors Jeanne veilla la chienne durant les perfusions, la caressa, lui murmurant des paroles tendres à l’oreille. Mais la chienne était indifférente. – Elle ne veut plus vivre, murmura l’infirmière. On a appelé ses propriétaires, ils ont nié son existence. La trahison, voilà… Finalement, le verdict tomba : situation désespérée, l’animal n’y croit plus, il ne mange plus, il ne veut plus rien. Si seulement elle pouvait croire à l’amour, avoir l’envie de vivre, alors… peut-être… un miracle… – Essayons ! – s’écria Jeanne, attrapant la main du vétérinaire. – Et si le miracle avait lieu ? Tous les jours, Jeanne veillait la chienne, la cajolait, la consolait : — Si tu meurs, je meurs, chuchota-t-elle. L’infirmière détourna les yeux, émue, voyant Jeanne avalée par le chagrin. Soudain, la langue de la chienne effleura faiblement la main de Jeanne. Jeanne approcha une gamelle d’eau… L’opération dura trois interminables heures. Le vétérinaire sortit épuisé : — Tout s’est bien passé, mais aucune garantie. La chienne est sous anesthésie. Il faudrait que vous soyez là à son réveil, peut-être que le miracle a eu lieu aujourd’hui… La convalescence de Marvel – c’est ainsi que Jeanne appela la chienne – fut difficile. Fièvre, médicaments, nuits blanches, injections répétées. *** Quatre mois ont passé. L’automne s’installe. Jeanne et Marvel retrouvent goût à leurs balades en forêt. Marvel comprend qu’on ne l’abandonnera plus et s’attache à Jeanne. Mais Jeanne, elle, s’inquiète pour l’avenir de la chienne si sa propre maladie fait son œuvre… Elle commence à chercher une famille d’adoption. Rendez-vous est pris. Avant cela, une visite à l’hôpital pour connaître le verdict de ses propres analyses. — Demain, je saurai la vérité… Il faut que Marvel s’habitue à d’autres mains. Mon Dieu, j’ai si peur… Après une nuit blanche, Jeanne ne pense qu’à la chienne. L’infirmière l’appelle dans le bureau du chef de service. — Vos résultats me surprennent, dit l’oncologue d’une voix douce. Il se passe parfois des choses rares – vous êtes en rémission. Il faudra nous revoir, bien sûr… mais je pense que vous allez vite reprendre pied. C’est, voyez-vous, un miracle ! À la maison, Marvel l’accueille joyeusement, la fêtant, s’inquiétant, se réjouissant. Jeanne s’assied par terre, embrasse la douce tête de la chienne. — Marvel ! Tu es un miracle ! Tu es mon Miracle ! — Elles restent là, dans les bras l’une de l’autre, longtemps. Y a-t-il plus grand bonheur que de comprendre que l’Univers nous offre du temps, et que nous, nous pouvons nous offrir l’amour ?

Tu es mon miracle.

Éloïse errait dans les ruelles de Paris sans distinguer les pavés mouillés sous ses pieds. Dans sa tête bourdonnait une phrase, unique, inlassable : « Dommage trop tard il ny a rien à faire je nai rien à dire, mais il faut mettre de lordre dans toutes les affaires les antalgiques pitié seul un miracle »
Les paroles du médecin, tombées comme la pluie sur les toits de zinc, résonnaient avec la brutalité d’une cloche fêlée. Le diagnostic était inattendu, tranchant, sans pitié, bien quil portât le nom trompeur du « discret ».
Ce cancer sétait infiltré à pas de loup, masqué sous lombre quotidienne peut-être lannée où elle avait raté le concours de Médecine, sa fragile espérance éclatée comme une bulle de savon dans les jardins du Luxembourg ; ou la fois où sa mère, glissant contre les pavés froids derrière leur immeuble de Montrouge, était restée figée dans la nuit glacée, pour ne plus jamais ouvrir les yeux. Ou alors ou alors
De ces « ou alors », Éloïse en avait tissé toute une étoffe. Impossible de savoir ce qui avait enclenché la machine.
« Mettez de lordre dans vos affaires », martelait la voix du médecin dans son crâne. Mais quelles affaires ? Pas denfant, pas de fortune, personne à qui devoir quoi que ce soit. Attendre attendre juste un miracle
Elle ne sentait pas les larmes qui coulaient sur ses joues, et dun geste machinal, les essuyait du revers de la main, traçant sur sa peau de fines traces sombres. Au hasard, elle avait quitté lhôpital Cochin, longé les platanes de lavenue, ignoré le ballet absurde des voitures qui filaient sous la pluie.
Tout le monde pressait le pas, happé par leurs petites urgences, alors quelle, elle traînait derrière, étrangère au tumulte.
Un vertige, soudain, la foudroya. Son cœur tambourina, elle dut sadosser contre le tronc rugueux dun platane.
Une minute, deux, trois. Les battements se calmèrent. Un taxi, une envolée de corbeaux, puis enfin chez elle. Là, les murs et les souvenirs, les albums photos, les parfums anciens.
De lautre côté de la rue, à la lisière de la banlieue, commençait la forêt de Meudon qui résistait encore aux nouveaux immeubles. Bouleaux, pins, sentiers moussus, odeur dautomne. Éloïse sy aventurait souvent, cherchant force et réconfort dans le murmure des feuilles, le chant des grives, les fils dargent tissés par les araignées.
Ce matin-là, elle décida dy marcher malgré le ciel chargé. Elle mit son imperméable, le vent tourbillonnait, une pluie fine picotait lair. La forêt lengloutit dans un silence inhabité, presque inquiétant rien ne bougeait, même les moustiques semblaient avoir fui.
Un virage, un autre. Elle senfonça dans la verdure, oublieuse du chemin, jusquà sentir ce poids étrange dans sa poitrine. Elle sarrêta, guettant quelque chose une présence, un malaise ? Elle chercha des yeux lorigine de cette inquiétude discrète.
Dans la pénombre, quelques mètres à côté du sentier, elle aperçut un tas informe une masse qui semblait à peine respirer. Il lui sembla entendre un gémissement, ténu, presque irréel.
En deux bonds, Éloïse fut sur place.
Mais cest un chien ! sexclama-t-elle, rauque.
Sous le feuillage humide gisait une chienne, sale, dévorée par la faim, attachée au tronc dun vieux chêne. Les doigts dÉloïse sécorchèrent à défaire le nœud détrempé. Libérée, la bête laissa entrevoir une énorme masse, une tumeur à laine, gonflée comme la main dun homme.
Éloïse, secouée de sanglots, sadossa à larbre, les paumes crasseuses frottant des traces noires sur son visage blême.
Réprimant ses pleurs, elle saccroupit, tenta de rassurer la chienne, mais celle-ci se lamentait à peine et nouvrit même pas les yeux.
Éloïse ôta son imperméable, sa veste sport, en fit un nid dans lequel elle enveloppa le petit corps amaigri, presque sans poids ; puis elle courut, folle dangoisse, vers la ville.
La clinique vétérinaire la reçut, étonnée de la gravité de la situation mais sans poser de questions.
Faites tout analyses, échographies, radios tout ce quil faut, je veux laider, souffla-t-elle avant de sombrer dans l’inconscience sur la banquette froide.
La chienne resta à la clinique ; Éloïse, quant à elle, regagna son appartement solitaire.
Laube suivante, Éloïse était déjà devant la porte dentrée, tenaillée par lattente.
Un jeune chirurgien sapprocha :
Il est trop tôt pour se prononcer. On va tenter daméliorer son état, la diagnostiquer sous toutes les coutures. Il faudra deux ou trois jours. Mais rassurez-vous, ici, elle est en sécurité. Dailleurs, saviez-vous que cest une chienne de race ? Et quelle a un tatouage ?
Non je lai trouvée dans la forêt, malade, attachée à un arbre.
On a déchiffré partiellement son tatouage ; on sait à qui elle appartenait. Le vétérinaire tendit à Éloïse une feuille griffonnée, où figurait aussi son numéro. Je vous appelle dès quon saura plus.
Éloïse restait toute la journée à caresser la chienne, lui murmurait mille mots tendres, la regardait sombrer dans un état indifférent, sans réaction à la piqûre, ni à la nourriture, ni à la main douce.
Elle a perdu tout goût de vivre, murmura une infirmière. Elle se sent trahie, vous comprenez On a retrouvé ses anciens maîtres mais ils nient son existence.
Bientôt, les bilans médicaux étaient achevés. Le chirurgien rappela Éloïse, lui donnant rendez-vous le soir, après la fermeture.
Je ne veux pas tourner autour du pot : cest désespéré, presque perdu davance. Elle ne veut plus vivre Sil y avait la moindre étincelle despoir, un appétit tenace, quelquun à aimer on pourrait peut-être tenter. Mais là Seul un miracle Sa voix se brisa. Jen ai vu tant, et pourtant à chaque fois, je vacille.
Tentez quand même ! Éloïse le saisit à bras-le-corps. Et si ça marchait ?
Les matinées suivantes, Éloïse sasseyait à côté de la chienne, la voyait décliner ; elle la caressait, lui grattait les oreilles, tentant dattraper son regard glacé.
Si tu meurs, alors moi aussi souffla-t-elle, et linfirmière lentendit.
Linfirmière détourna le regard, émue, essuyant discrètement une larme.
Au moment où Éloïse voulait essuyer la truffe de la chienne, elle sentit une langue râpeuse leffleurer. Elle rapprocha une gamelle deau.
Lopération dura trois longues heures. Éloïse attendait dans le halo brumeux du néon.
Le chirurgien, épuisé, apparut :
Lintervention est réussie, mais rien n’est gagné. Elle dort, mais il serait mieux que vous soyez là à son réveil. Peut-être quun miracle a eu lieu aujourdhui Espérons.
Éloïse baptisa la chienne Miracle Miracle, en hommage. Viennent alors la période de fièvre, les médicaments, les piqûres, les nuits blanches.
***
Quatre mois, le vent doctobre soulevait les feuilles. Éloïse et Miracle arpentaient maintenant les sentiers boisés sous la canopée humide. La chienne savait, désormais, que jamais plus la forêt ne labandonnerait.
Mais Éloïse, elle
Le cœur serré, elle pensait à lheure où sa propre maladie reviendrait, inexorable. Que deviendrait Miracle ? Elle commença à chercher une famille daccueil, fixant même un rendez-vous.
Mais il fallait dabord retourner à lhôpital pour les examens. Lattente sétirait, insoutenable.
Demain, je saurai la vérité, songeait-elle, effrayée. Je dois massurer que Miracle ait le temps de shabituer à dautres bras Mon dieu, que cest dur
Après une nuit sans sommeil, seule la présence de la chienne la réconfortait. Une voix douce lappela dans le bureau du chef de service.
Vos résultats mont surprise, annonça loncologue dune voix de velours, cest rare, mais il semblerait que quelque chose se soit passé dans votre organisme En bien ! Vous êtes en rémission, mademoiselle. Restez sous surveillance, reprenez confiance, félicitations Cest un miracle, vous savez !
De retour à la maison, Miracle lattendait, joyeuse, trépignante, la queue battant la cadence sur le parquet, comme pour dire : « Où étais-tu si longtemps ? Je me faisais tant de souci ! »
Éloïse sassit à même le sol, inondant la truffe de la chienne de baisers.
Miracle ! Tu es un miracle, mon miracle ! Elles restèrent là, enlacées sur le carrelage tiède, dans la lumière flottante de laprès-midi.
Y a-t-il bonheur plus grand que ce moment suspendu où lUnivers nous rend un peu de temps, et où lon soffre mutuellement la tendresse qui guérit tout ?

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Tu es mon miracle. Lorsque Jeanne marchait, perdue sur le chemin, une seule pensée résonnait dans sa tête : « Dommage, trop tard… on ne peut rien faire… rien… je ne peux rien dire, mais il faudrait mettre de l’ordre dans tes affaires… des antidouleurs… dommage… seul un miracle… » Les mots du médecin avaient frappé Jeanne comme un éclair dans un ciel serein, un diagnostic soudain, brutal, implacable. On l’appelle pourtant « le tueur silencieux ». Ce « prédateur discret » s’était faufilé sans bruit. Peut-être cette année-là, quand Jeanne n’a pas été admise en fac de médecine, et que son rêve a éclaté comme une bulle de savon. Ou peut-être ce soir où sa mère, glissant dans la cour, était restée trois heures sur le sol gelé avant de s’éteindre quelques jours plus tard sans reprendre connaissance. Ou peut-être… ou peut-être… Des « peut-être », Jeanne en avait trop. Impossible de savoir ce qui avait vraiment tout déclenché. – « Mettez de l’ordre dans vos affaires », tournait en boucle dans sa tête. – Bah, mais quelles affaires ? Pas d’enfants, pas de fortune, je ne dois rien à personne. Juste attendre, attendre… juste un miracle… Sans s’en rendre compte, Jeanne essuyait d’un geste machinal les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle avait déjà quitté les grilles de l’hôpital, traversé la longue allée où l’ombre épaisse des platanes géants offrait un peu de répit. Elle approchait de la rue, les voitures fusaient sur la chaussée, tous semblaient pressés. – Ils sont pressés de vivre, tous… et moi… – soupira Jeanne avec tristesse. Soudain, la fatigue l’envahit, son cœur s’emballa, elle dut s’arrêter et s’appuya au tronc d’un arbre imposant. Une, deux, trois minutes plus tard, ses battements redevinrent normaux. Un taxi était là, prêt à la ramener chez elle. Là-bas, les murs, les souvenirs, les photos. En face de son immeuble commençait la forêt. Les promoteurs n’avaient pas encore tout défiguré, l’ancien quartier respirait – bouleaux, sapins, pins. Herbes, arbustes, champignons. Jeanne adorait s’y promener, la forêt lui donnait des forces, lui offrait ses brumes, le chant des oiseaux, la danse légère des araignées sur la rosée. Ce jour-là, elle s’y aventura. Equipée d’un imperméable, sous un ciel menaçant et la pluie fine, Jeanne fut accueillie par le silence de la forêt. La nature semblait retenir son souffle avant l’orage, pas même un moucheron ne la dérangea. Elle marcha, tourna, encore, encore. Soudain, elle se retrouva loin du chemin, prise d’un malaise, un poids dans l’âme. Elle s’arrêta, écouta les bruits du monde, écouta son propre trouble. Quelque chose l’inquiétait. Son regard scruta les alentours, cherchant l’origine de son malaise. Plus loin, à quelques mètres du sentier, elle aperçut une forme qui sembla bouger. Un gémissement ? Un souffle ? D’un bond, Jeanne s’en approcha. – C’est quoi ? Oh… un chien… – s’écria-t-elle. Sous l’arbre gisait la chienne, sale, épuisée, attachée au tronc. Arrachant la corde avec des doigts tremblants, Jeanne libéra l’animal puis découvrit, bouleversée, une énorme tumeur au bas-ventre du chien. Elle s’effondra contre le tronc, les larmes coulant, traçant sur sa peau des traces noires de boue. Quand elle retrouva son calme, Jeanne s’accroupit, tenta de réconforter la chienne, mais celle-ci n’avait plus la force d’ouvrir les yeux. Utilisant son imperméable et son sweat, Jeanne improvisa une couverture pour transporter la chienne, frêle et légère, jusqu’en ville en courant. Les vétérinaires, étonnés, ne posèrent pas de questions : « Faites tous les examens, échographies, radios – je veux l’aider », supplia Jeanne avant de s’évanouir. La chienne resta en clinique ; Jeanne rentra chez elle. Le lendemain, elle était déjà devant la porte. Le chirurgien la reçut : — Pas de conclusion hâtive, on attend les examens, deux trois jours encore. Mais, au fait, savez-vous que cette chienne a un pedigree et un tatouage ? On a trouvé ses anciens propriétaires… — Il lui tendit un papier, avec son propre numéro. — J’appellerai dès qu’on en saura plus. Alors Jeanne veilla la chienne durant les perfusions, la caressa, lui murmurant des paroles tendres à l’oreille. Mais la chienne était indifférente. – Elle ne veut plus vivre, murmura l’infirmière. On a appelé ses propriétaires, ils ont nié son existence. La trahison, voilà… Finalement, le verdict tomba : situation désespérée, l’animal n’y croit plus, il ne mange plus, il ne veut plus rien. Si seulement elle pouvait croire à l’amour, avoir l’envie de vivre, alors… peut-être… un miracle… – Essayons ! – s’écria Jeanne, attrapant la main du vétérinaire. – Et si le miracle avait lieu ? Tous les jours, Jeanne veillait la chienne, la cajolait, la consolait : — Si tu meurs, je meurs, chuchota-t-elle. L’infirmière détourna les yeux, émue, voyant Jeanne avalée par le chagrin. Soudain, la langue de la chienne effleura faiblement la main de Jeanne. Jeanne approcha une gamelle d’eau… L’opération dura trois interminables heures. Le vétérinaire sortit épuisé : — Tout s’est bien passé, mais aucune garantie. La chienne est sous anesthésie. Il faudrait que vous soyez là à son réveil, peut-être que le miracle a eu lieu aujourd’hui… La convalescence de Marvel – c’est ainsi que Jeanne appela la chienne – fut difficile. Fièvre, médicaments, nuits blanches, injections répétées. *** Quatre mois ont passé. L’automne s’installe. Jeanne et Marvel retrouvent goût à leurs balades en forêt. Marvel comprend qu’on ne l’abandonnera plus et s’attache à Jeanne. Mais Jeanne, elle, s’inquiète pour l’avenir de la chienne si sa propre maladie fait son œuvre… Elle commence à chercher une famille d’adoption. Rendez-vous est pris. Avant cela, une visite à l’hôpital pour connaître le verdict de ses propres analyses. — Demain, je saurai la vérité… Il faut que Marvel s’habitue à d’autres mains. Mon Dieu, j’ai si peur… Après une nuit blanche, Jeanne ne pense qu’à la chienne. L’infirmière l’appelle dans le bureau du chef de service. — Vos résultats me surprennent, dit l’oncologue d’une voix douce. Il se passe parfois des choses rares – vous êtes en rémission. Il faudra nous revoir, bien sûr… mais je pense que vous allez vite reprendre pied. C’est, voyez-vous, un miracle ! À la maison, Marvel l’accueille joyeusement, la fêtant, s’inquiétant, se réjouissant. Jeanne s’assied par terre, embrasse la douce tête de la chienne. — Marvel ! Tu es un miracle ! Tu es mon Miracle ! — Elles restent là, dans les bras l’une de l’autre, longtemps. Y a-t-il plus grand bonheur que de comprendre que l’Univers nous offre du temps, et que nous, nous pouvons nous offrir l’amour ?
Que lui a-t-elle fait à mon fils ?!