Sans Destination : Un Voyage Inattendu à Travers la France

Je me souviens, il y a bien longtemps, de Léontine Durand, qui ne supportait pas le mot « clochard ». Ce terme était brutal, sans visage. Elle nétait pas une sansabri, elle était une femme qui avait perdu son adresse, effacée des cartes de la ville comme une mauvaise annotation quon gomme dun trait.

Sa vie davant me semblait maintenant appartenir à une autre époque. Lorphelinat, aux murs gris et à lodeur persistante de chou, à la périphérie de Lyon. Puis le chemin direct vers lusine de construction mécanique : dabord apprentie, puis opératrice sur la chaîne. Le bruit rythmique des machines, le gras qui collait aux mains, impossible à enlever même avec du citron. Son premier amour, Claude, mourut sur le même site, écrasé par un chargeur. Les funérailles, en novembre maussade, semblèrent dépouiller le monde de ses couleurs.

Des années entières elle resta seule dans une résidence dusine. Puis arriva Étienne, homme dâge mûr, calme, les mains usées, le regard fatigué mais bienveillant. Il sinfiltra doucement dans sa vie, comme un soir dhiver qui vient calmer la tempête. Ils sunirent comme deux îles isolées, trouvant lun chez lautre un havre de paix.

« Pourquoi nous marier, Léontine? demanda-t-il en versant le thé le soir, la tasse fumante à la main. Nous sommes déjà une famille, plus solide que nimporte quel sceau. » Elle, assoiffée dune chaleur humaine simple, croia chaque parole. Elle en vint à considérer le sceau du registre comme une formalité vide.

Ils habitèrent dans une petite maison au bout du quartier, près des voies ferrées. Lair y était parfumé de fumée, dabsinthe et de liberté. Ils réparèrent le toit, repeignèrent les murs, plantèrent du lilas sous la fenêtre et entretenirent le potager. Leurs journées débutaient avant laube, revenaient après le crépuscule, et la maison sentait toujours le potée et le pain frais. Ce foyer était sa forteresse, son univers laborieusement reconstruit.

Un sombre voile sabattit sur Étienne. Six mois durant, il séteignit lentement sous ses yeux, silencieux et digne, se perdant dans un point fixe. Les médecins restèrent impuissants. Léontine le soignait, sortait le canard, préparait des bouillons quil ne pouvait plus avaler. Puis il disparut. Il ne resta que lodeur persistante des médicaments, le vide de la maison et le silence assourdissant, que même le fracas des trains ne parvint à combler.

Dans ce silence lourd, un claquement retentit à la porte, comme des doigts frappant une peinture écaillée. Un neveu, jeune homme en veste neuve, et sa femme à la coiffure serrée et aux yeux glacés se tenaient sur le seuil, porteurs dun parfum urbain, dun monde étranger. Dabord ils se montrèrent polis, aidèrent aux funérailles, apportèrent des provisions. Léontine, anéantie, accepta cette aide comme le dernier hommage à Étienne.

Une semaine plus tard ils revinrent, portant un papier imprimé, une signature bancale en bas que Léontine ne reconnut pas ce nétait pas la main dÉtienne. « Le testament, dit le neveu sans la regarder dans les yeux. Votre oncle a tout rédigé en notre faveur. Il savait que vous nétiez plus de la famille. » Elle resta muette, les mots coincés au creux du cœur. Elle se tourna vers la photo sur la commode eux deux souriants devant le lilas. La femme du neveu ricana : « Une photo nest pas un document. Selon la loi, vous nêtes personne ici. Un étranger dans une maison étrangère. »

On lui accorda trois jours. Trois jours elle vécu dans un état semisomnolent, tel un automate. Elle ne pleura pas ; lorphelinat lui avait appris à retenir les larmes, inutiles et inefficaces. Dans son vieux sac de voyage, elle rassembla lessentiel : papiers, la même photo encadrée, sous-vêtements, un foulard en laine chaud offert par Étienne pour son anniversaire, et sa tasse préférée à lours usé, doù il tirait chaque matin son thé fort. Tout le reste meubles, vaisselle, rideaux quelle cousait ne lui appartenait plus. Cétait déjà une maison détrangers, remplie de fantômes.

Le troisième jour, ils arrivèrent en voiture, déposèrent le sac sur le perron. Le neveu évitait le regard, les yeux rivés sur son téléphone. « Vous comprenez, tante Léontine marmonna-t-il. Nous devons aussi vivre quelque part » Sa femme linterrompit dun ton sec : « Les clés, sil vous plaît. De toutes les portes. »

Léontine déposa en silence le paquet sur le perron, reprit son sac et séloigna sans se retourner. Elle entendit le cliquetis du verrou, pas le claquement dune porte ce son métallique sec sépara son passé de son présent.

Elle ne fut ni poussée ni accompagnée. Elle marcha seule sur le chemin familier, sans regarder la maison derrière elle, cherchant simplement à atteindre la gare, le seul lieu qui lui vint à lesprit. Cétait plus une exil lente, chaque pas creusant davantage la distance entre elle et la vie quelle avait connue.

Elle longea la voie ferrée sous un jour dautomne gris, sous une pluie fine et piquante. Elle sarrêta près dune clôture, observant le train électrique filer vers la ville. Dans les fenêtres éclairées, des silhouettes lisèrent, dormaient, riaient. Ces gens poursuivaient leurs vies, avaient des adresses. Elle, elle navait plus que son sac, le tintement sourd de la tasse dÉtienne contre les parois.

Simple femme à la gare, simple personne sans adresse.

La gare laccueillit avec son écho bruyant, son odeur de tabac, de poussière et de métal. Les lumières éblouissaient, les voix retentissaient, les voyageurs pressés semblaient les acteurs dun rituel incessant dont elle ne faisait plus partie.

Elle saccrocha à son sac et se glissa dans lombre dune colonne massive. La première nuit, elle sassit, à moitié affalée sur un banc dur, la tête sur le foulard. Elle somnola par intervalles, réveillée à chaque bruit fort ou pas de pas de la police. Son cœur battait, mais rien ne la toucha elle nétait quune vieille femme parmi tant dautres.

La deuxième nuit, elle chercha un coin plus discret, au fond de la salle dattente, derrière des sièges en plastique brisés. Elle déroula le foulard, le drapa sur ses épaules et retomba dans un sommeil lourd, mêlé de souvenirs dÉtienne, du cliquetis du verrou, du bruit des rails. Elle fouillait son sac à la recherche de clés qui nexistaient plus.

Au matin du troisième jour, le besoin de survivre, sculpté dans son enfance dorphelinat, la poussa à agir. Une étincelle didée jaillit : linternat de lusine où elle avait vécu avant Étienne. Des murs familiers, un souvenir de normalité. Ce nétait pas tant un espoir quun repère où poser le pied sans tomber.

Le chemin à pied durait plusieurs heures. Le quartier avait changé, mais limposant bâtiment gris restait, comme figé dans le temps. À lentrée, la gardienne dantan était remplacée par une jeune femme aux cils allongés, le téléphone à la main.

« Bonjour je jai vécu ici autrefois. Je travaillais à lusine, dit Léontine, la voix tremblante. Puisje pourraisje rester deux nuits, au moins? »

La gardienne leva les yeux de lécran, parcourut Léontine de la tête aux pieds manteau usé, sac décrépit, visage épuisé. « Vous êtes tombée du ciel? Répondez, vous nêtes pas employée de la société. Les places sont réservées aux salariés, sous badge. Vous, qui êtesvous? Une retraitée? Allez voir la caisse dallocations, peutêtre avezvous droit à quelque chose. »

Léontine resta muette, les mots coincés. « Mais jai » commençatelle, mais la phrase mourut. Elle se retourna, sortit dans le froid. En face de linternat se tenait le même vieux banc en bois, peint autrefois en vert, où les jeunes couples sétaient assis aux crépuscules dantan. Elle sassit, le sac à côté, le soleil automnal pâle frappant son visage.

Elle posa la tête sur le dossier, ferma les yeux. Le bruit de la rue, le grondement des voitures, les rires dune fenêtre ouverte sestompaient, ne devenant quun fond lointain. Le temps semblait sêtre arrêté, les ombres rougeâtres du soleil jouaient sur le sol. Aucun futur ne venait troubler ce moment ; seul le présent, les planches sous elle, et la conscience dun fait simple et définitif.

Il ny avait nulle part où aller.

Les heures passèrent, le soleil glissa, les ombres sallongèrent, le froid saccrut. Le ventre gargouilla, la faim revint, dabord une nausée légère, puis un creux tenace. Dans la poche du vieux portefeuille reposaient quelques centaines deuros, le peu qui restait de sa pension avant le décès dÉtienne. Elle ne les toucha pas, comme un fil qui la rattachait à sa vie passée, mais le corps réclamait son dû.

Léontine se leva, le sac lourd, les jambes raides. Le magasin « Épicerie du Coin » à langle était toujours là, lenseigne plus vive que jamais. À lintérieur lodeur de pain, de croissants au beurre et de jambon. Elle resta longtemps devant le présentoir, serrant dans sa main moite une centaine froissée. Elle acheta le pain le plus simple et une petite bouteille deau minérale. La monnaie, quelques pièces, glissa dans le portefeuille.

Le pain enveloppé de papier, elle revint à son banc, le considérant comme son droit. Elle déplia le papier, sentit larôme de la croûte dorée, sentit ses genoux fléchir un instant. Elle rompit un petit morceau, le mangea lentement, savourant chaque mastication comme si cétait le premier repas de sa vie. Une gorgée deau fraîche fit fi de la morsure.

Les réverbères sallumèrent, les fenêtres des immeubles silluminèrent. Le froid sintensifia, Léontine enfila le foulard sur sa tête et se blottit dans le coin du banc, décidée à passer la nuit là. Ses pensées tourbillonnaient : « Et après? La gare? Le réseau ferroviaire? » Elle se rappelait les ouvriers qui, autrefois, racontaient que certains sanstoit sabritaient dans les tunnels chauds de lusine

Soudain, dans la pénombre, un pas traînant retentit. Une femme âgée, en grand manteau et foulard, poussait un chariot de courses. Elle venait du petit magasin du coin. En passant, elle jeta un regard à la silhouette assise.

« Léontine? Mon Dieu, cest bien toi? sécria la femme, la voix rauque mais familière. »

Léontine leva les yeux. Sous la lumière dun réverbère, le visage de la femme était celui de Célestine, la compagne de travail sur la chaîne, quelle navait pas revue depuis une décennie. Les rides, les yeux doux, les cheveux gris cachés sous le foulard. Célestine avait pris sa retraite bien plus tôt, sa santé ly avait poussée.

Léontine resta muette, le morceau de pain tremblant dans la main. Des larmes sèches perlaient à ses yeux.

Célestine ne perdit pas de temps. Elle sassit à côté, déplaça son chariot, son épaule chaude toucha celle de Léontine.

« Léontine » soufflatelle, lappellation tendre résonnant comme un vieil hymne. « Comment estu arrivée ici ? »

Léontine tenta de parler, mais la gorge se serra. Elle se contenta dun hochement, tenant le pain comme un ancrage. Ses yeux, secs mais brillants, reflétaient une mer démotions.

Célestine examina le sac, le pain, le regard vide. Elle connaissait la misère, lavait vécue aux côtés de Léontine. Sans paroles, elle comprit. Puis, dune voix ferme, issue des années de forge, elle déclara :

« Allez, on ne va pas te laisser geler. Viens, je temmène chez moi. On boira un bon thé. »

« Mais je ne suis pas » balbutia Léontine.

« Assez dexcuses! Nous avons partagé la moitié de nos vies sur cette chaîne, les joies et les peines. Tu viens avec moi, cest tout. Jhabite au premier étage dun immeuble voisin, il fait chaud, il y a un canapé. »

Sans insister, elle souleva le sac, le posa sur son chariot, et prit Léontine par le bras. Elles traversèrent les cours, les ruelles familières. Lappartement de Célestine était au rezdé sous les fenêtres qui sentaient encore la soupe aux choux et le laurier. Le chauffage ronronnait, les rideaux faits à la main traînaient doucement.

Célestine défit le manteau, le suspendit au radiateur, lui offrit des chaussons en feutre. Elle prépara une grande marmite de soupe aux choux, coupa du pain noir, fit infuser le thé. Lorsque Léontine, le cœur lourd, avala enfin la cuillerée, Célestine lui demanda :

« Étienne, ton mari estil parti? »

Léontine hocha la tête, incapable de parler. « Oui et la maison, la famille »

Célestine soupira, secoua la tête comme pour chasser des mouches. « Alors on ne cuisinera plus de bouillie pour rien. Reposetoi, ce soir on dort sur le canapé. Le lendemain on fera les démarches. »

Sans fioritures, elle linstalla sur le petit lit, la couvrit dune couverture. Le téléviseur grésillait en arrièreplan, les bruits de la rue se mêlaient aux éclats de rire lointains. Célestine prépara le dossier de Léontine, rassembla les copies, et proposa de demander une inscription temporaire, de transférer la pension sur la nouvelle adresse.

Léontine accepta silencieusement. Son monde, réduit à un banc au bord du chemin, sétendait peu à peu : du canapé au salon, du salon au couloir, puis à la boutique du coin où elle, pour la première fois depuis longtemps, achetait du pain avec une liste. Elle ressentit une fierté nouvelle à chaque petite tâche accomplie.

Un soir, alors que Célestine tricotait devant la télévision, Léontine murmura :

« Je pensais que tout était fini, que je nétais plus quune coquille vide, prête à être jetée. »

Célestine ne leva pas les yeux de ses aiguilles. « Une coquille vide, ce sont les pièces défectueuses quon met au rebut à lusine. Toi, tu nes pas une pièce, Léontine. Tu peux te fissurer, oui, mais tu peux aussi être réparée. Lessentiel, cest que quelquun ait les mains pour te souder, pas une machine. »

Ces mots résumaient tout. LÉtat, les lois, les formulaires constituent une immense machinerie parfois insensible, prête à évacuer quiconque na pas les bons numéros. Mais cette même machineEt ainsi, Léontine retrouva enfin un foyer où elle pouvait à nouveau être reconnue comme pleinement humaine.

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