«Laisse les clés et disparais!», ma lancé mon fils quand je suis rentré du travail.
Madame Dupont, vous recommencez à rester tard? Allez donc chez vous, vous avez lair épuisée! sexclama Léa, ma collègue, en entrant dans la petite arrièreboutique où je classais les factures. Les jeunes sont collés à leurs téléphones, et vous, vous bossez pour tout le monde!
Il faut finir, Lucie.Demain linspection, Monsieur Martin va râler, je redressai mes lunettes qui glissaient, puis replongeai dans les papiers.
Fouslui la paix, ce Monsieur Martin! Tu as soixantedeux ans, il faut penser à toi!
Je souris, mais la réalité était dure. Ma pension était à peine de quoi tenir, moins de deux cents euros par mois. Alors je restais du matin au soir dans ce petit magasin dalimentation, juste pour un peu dargent.
Allez, Léa, ne tinquiète pas. Jai encore une demiheure et je rentre moi aussi, lui dis-je.
Léa souffla mais ne répliqua pas. Elle sen alla, me faisant un signe dau revoir. Je restai seule dans la petite pièce où sentait le carton et une odeur acide. Derrière, on entendait les derniers clients qui payaient à la caisse, puis la porte claqua, tout le monde était parti.
Je terminai la dernière ligne, rangeai les documents dans un classeur, me levai, métirai. Le dos me faisait mal: toute la journée debout à recevoir les livraisons, à ranger les rayons. Mes pieds étaient enflés, les chaussures me serraient.
Je repris mon vieux manteau, usé aux manches mais encore solide, et sortis dans le soir. Novembre était gris, humide, le vent sinsinuait sous mon col. Jenroulai mon écharpe autour du cou et marchai vers larrêt de bus.
Le bus était bondé et étouffant. Je me faufilai entre une vieille dame aux sacs et un jeune homme avec des écouteurs. En regardant par la fenêtre, les réverbères, les vitrines, les passants défilaient. Je pensais au dîner à la maison. Maxime, mon fils, devait être en train de préparer le repas. Pourtant, il avait promis de dîner avec Aline, sa fiancée.
Aline était apparue dans la vie de Maxime il y a six mois: une jeune femme flamboyante, cheveux roux, ongles longs, voix forte. Je sentis tout de suite que ce nétait pas ma bru. Mais Maxime était ravi, il rayonnait comme une ampoule allumée. Il me disait:
Maman, ne ten fais pas, Aline est une bonne fille! Vous ne vous connaissez pas encore, mais vous allez bien vous entendre.
Et en six mois, je lai bien connue. Aline venait chez nous comme si cétait son chezelle, saffalait sur le canapé, allumait la télé, réclamait du thé ou du café, me regardant comme si jétais la bonne.
Madame Dupont, vous pourriez laver la tasse plus propre! Il reste des traces!
Vous pourriez parler plus doucement? Jai mal à la tête!
Maxime ne semblait rien remarquer, ou faisait semblant. Il tournait autour dAline comme un fou. Je gardais le silence, ne voulant pas gâcher le bonheur de mon fils.
Je me rappelais comment javais élevé Maxime toute seule. Son père, Claude, était parti quand il navait que trois ans, parti rejoindre une jeune femme plus belle. Je me retrouvai avec mon bébé, sans toit, logeant chez les parents de Claude dans une petite chambre. Jai loué des coins, des chambres à la pelle, pour que Maxime ait un lit. Je travaillais deux fois: le jour à la bibliothèque municipale, le soir à laver les sols des bureaux.
Quand Maxime entra au lycée professionnel, je fus aux anges. Il était bon, puis il trouva un emploi à lusine et gagnait un salaire décent. Jéconomisais chaque centime, chaque euro. Enfin, jai pu acheter un petit studio, un HLM à la périphérie, mais à moi! Maxime et moi y emménagèrent, je pleurais de joie.
Jai fait lacte de propriété au nom de Maxime, pensant que cela le rendrait plus autonome. Un jour, il ma pris dans les bras et ma dit:
Maman, tu es la meilleure! Jamais je ne tabandonnerai!
Je le croyais, de tout cœur.
Puis Aline est arrivée. Maxime commença à rester tard chez elle, à rentrer tard. Elle a même commencé à passer la nuit chez nous. Je dormais sur le canapé de la cuisine, les jeunes prenaient la chambre. Cétait inconfortable, mais il faut bien faire de la place aux jeunes.
Aline a commencé à dire que le studio était trop petit, quil fallait que je parte.
Comment allonsnous vivre à trois? Pas de place du tout! se lamentaitelle.
Maxime répondait:
Aline, cest ma mère. Où vaelle aller? On doit supporter un temps.
Jentendais ces paroles, le cœur se glaçait. Estce que mon fils voulait vraiment me mettre à la porte? Non, ça devait être Aline qui le poussait.
Le bus sarrêta. Je descendis et marchai trois rues jusquà mon immeuble. Mes jambes étaient lourdes, je sentais la fatigue. Jai poussé la porte du troisième étage, la lumière du hall était allumée, on entendait des voix. Jai enlevé mon manteau, mes chaussures. Mais dans le couloir, Maxime apparut, le visage pâle, tendu. Aline était derrière lui, un sourire triomphant.
Maman, attends, minterrompit Maxime.
Questce qui se passe, mon fils? Ton visage est blême…
Non, je ne suis pas malade. Mam, il faut quon parle.
Daccord, parlons, mais je dois dabord me changer, dîner
Pas de dîner! sécria Maxime. Écoute, Aline et moi, on a décidé on a besoin du studio, tout seul. Tu comprends?
Mon cœur battait la chamade, les oreilles bourdonnaient.
Comment tout seul? balbutiaije.
On veut se marier, il faut un endroit, et toi tu gagnes un salaire, tu peux louer une chambre.
Je restai muette, le choc était total.
Ce ce nest pas notre maison! Je lai achetée pour nous!
Non, maman. Le titre de propriété est à mon nom, donc techniquement cest à moi. Je veux que tu partes.
Maxime! mon corps vacilla, mes jambes fléchirent. Tu plaisantes? Je suis ta mère!
Cest pourquoi tu dois me comprendre! lança Maxime, irrité. Jai besoin de ma vie, et toi, tu es toujours là, à me marcher sur les pieds! Aline a raison, il faut quon vive séparément.
Aline a raison répétaje, en regardant la bru qui les bras croisés, un sourire suffisant. Alors cest elle qui ta manipulé?
Ma mère ne ma rien manipulé! sinterposa Aline. Maxime a décidé tout seul!
Vie privée je mappuyai contre le mur. Maxime, mon chéri, réfléchis! Où vaisje aller? Je nai pas les moyens dun logement locatif! Ma pension est dérisoire, jai tout économisé pour ce studio!
Maman, ne dramatise pas! Tu trouveras bien un logement étudiant, ou tu iras chez quelquun.
Chez qui? À soixantedeux ans? ma voix tremblait. Ce nest pas possible!
Ce nest pas du tout du délire! cria Maxime. Laisse les clés et disparais!
Le silence retomba. Mon fils venait de me dire ce que je craignais le plus. Je pris mon sac, sortis les clés, les déposai sur létagère du hall, les mains tremblantes.
Daccord, Maxime, si cest ta décision murmuraije.
Je remis mon manteau, mes chaussures, pris mon sac et, la porte claquant derrière moi, je descendis dans la rue. Les larmes coulaient, froides, amères.
Je marchai sans but, jusquà la porte de chez ma vieille amie Claire, qui vivait dans le même quartier, dans un deuxpièces. Son mari était mort depuis longtemps, les enfants sétaient éloignés.
Jappuyai la sonnette, je restai là, le front contre la porte. Après un moment, Claire ouvrit.
Élodie? sécriat-elle en voyant mon visage en pleurs. Questce qui tarrive? Entre tout de suite!
Je traversai le seuil, éclatée en sanglots. Claire me prit dans ses bras, me conduisit à la cuisine, me fit asseoir.
Raconte-moi tout, ditelle, secouant la tête.
Je lui racontai tout: Aline, Maxime, la soirée, les menaces. Claire secoua la tête, exhalant un «cest scandaleux!».
Tu peux rester ici, proposaelle. Jai une chambre libre, tu pourras y dormir.
Je ne veux pas tembêter
Quelle embarras! Nous sommes amies depuis lécole! Reste, cest décidé.
Je la serrai la main, reconnaissante.
Cette nuit, allongée sur le futon de Claire, je ne pouvais pas dormir. Des pensées sombres tournaient en boucle: comment continuer?
Le lendemain, Claire me prépara du café fort et des tartines.
Élodie, aujourdhui tu vas au travail comme dhabitude, me ditelle,et ensuite on verra ce quon peut faire.
Je passai la journée derrière le comptoir du magasin, comme dans un brouillard. Léa me demanda plusieurs fois si tout allait bien, mais je baladai.
Le soir, je revins chez Claire. Elle mapporta une nouvelle:
Tu te souviens de Nina, la bibliothécaire? Elle vient de perdre son mari, vit seule dans un petit studio. Je lai appelée, elle accepte de te prendre en souslocation, contre un loyer modeste.
Un soupir de soulagement séchappa de moi. Ce nétait pas lidéal, mais cétait quelque chose.
Une semaine plus tard, jallai chez Nina. Elle était une femme âgée mais stricte, qui posa immédiatement les règles:
Je me couche tôt, pas de bruit après vingtheures. On se partage la cuisine, on ne gaspille pas lélectricité.
Je minstallai dans une petite pièce de deux mètres, à peine assez grande pour un lit et une table de chevet. Mes affaires restèrent au studio, Maxime ne répondait plus à mes appels.
Ma vie reprit son cours. Je me levais tôt, allais travailler, rentrais chez Nina, préparais le dîner, mangeais seule, puis me couchais en regardant le plafond. Je pensais à Maxime.
Pourquoi avaitil agi ainsi? Lamour pour sa mère sétaitil évaporé? Ou Aline lavaitelle entraîné dans une mauvaise voie?
Je me rappelais les souvenirs denfant: ses dessins du jardin denfants, «Maman, cest pour toi!», ses chutes à vélo, «Je ne pleure pas, je suis un garçon!», ses bagarres à lécole, son regard fier. Quel était donc passé ce Maxime?
Un mois passa. Nina remarqua que je perdais du poids.
Élodie, il faut que vous mangiez, insistat-elle.
Je nai pas dappétit, répondisje.
Prenez soin de vous, insistaelle.
Un soir, une femme que je ne connaissais pas mappela.
Bonjour, je suis Irène, votre voisine du dessus. ditelle. Je dois vous parler.
Nous nous rencontrâmes dans un petit café près de limmeuble. Irène était une femme dune quarantaine dannées, dallure agréable.
Je ne sais pas si je devrais vous dire, mais votre fils et sa compagne organisent des fêtes qui durent jusquau petit matin, les voisins se plaignent. Jai même vu des hommes entrer avec des sacs, une odeur étrange Jai limpression quils font des choses douteuses.
Je pâlis.
Vous pensez que balbutiaije.
Je ne veux pas accuser sans preuve, mais vous devez savoir. Vous décidez.
Je quittai le café, le cœur en vrac. Étaitil vraiment mêlé à quelque chose de mauvais?
Le lendemain, je pris un congé, remontai à lappartement de Maxime. Au troisième étage, je frappai. La musique grondait, des rires sentendaient. Personne nouvrit. Enfin, la porte souvrit brutalement, et Aline apparut, les yeux rougis.
Questce que vous voulez? lançat-elle.
Je cherche Maxime.
Il nest pas là.
Tu mens. Jentends du bruit.
Peu importe. Il est parti.
Elle tenta de refermer la porte, mais je poussai ma main contre le cadre.
Que se passetil? Les voisins se plaignent!
Ce qui tintéresse? Tu nhabites plus ici! ricanatelle, avant de claquer la porte.
Je restai là, impuissante, le cœur serré.
Je descendis, massis sur le banc du hall, observant les fenêtres de mon ancien studio où la lumière était encore allumée, des silhouettes se dessinaient.
Soudain, Maxime apparut, pâle, maigre, ses vêtements froissés. Il sarrêta en me voyant.
Maman que faistu ici?
Je bondis.
Maxime!Que tarrivetil? Tu ne vas pas bien?
Je vais bien, marmonnatil, détournant le regard.
Les voisins disent que vous faites des choses? insistaije.
Rien! Nous vivons comme on veut!
Maxime, je vois que quelque chose ne va pas. Laissemoi taider.
Où allonsnous? sécriatil. Tu nas même plus de place!
On trouvera une solution, déclarFinalement, je décidai de rester à leurs côtés, convaincu que lamour dune mère et la volonté de son fils suffiraient à reconstruire une vie nouvelle et sereine.







