Un Pas Vers Soi-Même

Pas de pas, seulement le bruit sourd des bottes de Claire Dupont qui résonne sur le pavé humide de la Place Bellecour. Elle a quarantesept ans, les cheveux châtain clair tirés en chignon, le regard fatigué mais déterminé. Chaque matin, dès dix heures, elle quitte lappartement du 3e étage avec sa fille Mélusine, qui vient de fêter ses vingtdeux ans. Le bout du mois de mars apporte encore un froid mordant à Lyon : les flaques deau scintillent sous les lampadaires, et une brise légère rappelle que le printemps na pas encore pris son plein pouvoir.

Mélusine paraît être une jeune femme ordinaire, à lexception dune vigilance excessive, comme si chaque bruissement susurrait une menace. Il y a quelques semaines, son psychologue a recommandé une prise en charge en hospitalisation de jour pour troubles anxieux. Claire a accueilli ce conseil avec un mélange despoir et dappréhension : lidée dun «stationnement» la terrifiait autant quelle la rassurait. Ce matin, comme les précédents, elles marchent jusquà larrêt de bus le plus proche, Claire ralentissant aux feux pour éviter que le grondement des klaxons ne fasse sursauter Mélusine. Elles franchissent enfin les portes de la clinique.

Les spécialistes expliquent que le service de jour fonctionne comme une thérapie prolongée : les patients y restent jusquau soir, mais rentrent chez eux pour dormir. Claire apprend que les proches peuvent venir de 9h à 18h, à condition de respecter quelques règles déposer son manteau au vestiaire, enfiler des couvrechaussures, placer son portable en mode silencieux. Elle a déjà mis son téléphone en sourdine avant dentrer, de peur deffrayer sa fille. Depuis laube, la tension létreint : quelques heures au cœur de létablissement, où les images printanières du parc se transforment en couloirs aseptisés, baignés dune lumière blanche et des murmures feutrés des médecins.

Les derniers mois ont été éprouvants pour Claire. Elle travaille dans une petite agence de recrutement, appelant des candidats, préparant leurs dossiers, jonglant sans cesse entre plusieurs tâches. Lanxiété de Mélusine sest insinuée petit à petit : absences répétées aux cours, peur des foules, palpitations avant les examens. Au début, Claire attribuait cela au stress universitaire, mais après plusieurs crises de panique, elles ont consulté un professionnel. Il était clair que le rythme de vie devait changer et que Claire devait veiller de plus près sur sa fille. Le plan du jour garder Mélusine sous surveillance tout en restant à ses côtés introduisait une nouveauté que Claire avait longtemps redoutée. Au fond delle, elle espérait offrir à sa fille la quiétude, sans admettre quelle-même était souvent tendue, refoulant son propre malaise.

Dans le vestiaire, elle accroche son long manteau en laine et enfile les couvrechaussures. Mélusine serre la main de sa mère avant dêtre conduite par linfirmière vers la salle dexamen. Claire parcourt un court couloir et découvre un petit groupe de patients et de leurs proches. Certains, comme elle, sont dans la cinquantaine, lair inquiet ; dautres semblent plus détendus. Au fond, un couple discute à voix basse leur fils doit être patient. À proximité, une femme aux yeux cernés, le sac sur les genoux, lutte pour sourire chaque fois quun médecin sapproche. Une atmosphère de tension partagée flotte dans lair, chacun attendant le moment où il pourra voir son proche, sans vouloir simposer aux autres.

Dabord réservée, Claire garde ses distances, son esprit peuplé de questions : que dira le médecin à Mélusine? Le diagnostic seratil plus grave quun simple trouble anxieux? À côté delle, une autre mère dune cinquantaine dannées, cheveux courts, boucle doreille éclatante, laccueille dun sourire fatigué. «Vous êtes ici pour la première fois?» demande-t-elle dune voix douce. Claire acquiesce, partageant son espoir : «Mélusine a du mal, mais le service de jour propose des ateliers psychologiques, ce nest pas que les médicaments.» La femme se présente comme Ludmila Durand et parle dun accompagnement global pour les parents. Claire se reconnait dans les récits de ces inconnues, leurs inquiétudes résonnant comme un écho.

Linfirmière en blouse claire annonce que les consultations sont programmées, mais les horaires restent imprévisibles: certains attendent trente minutes, dautres une heure. Claire regarde sa montre, se rappelle quelle doit passer brièvement au bureau, mais la présence auprès de Mélusine prime. Lidée du travail la submerge dune légère angoisse, comme une culpabilité sourde. Ludmila, remarquant son malaise, propose une pause au petit café du premier étage. «Prenons un thé, ça nous changera les idées», suggèretelle. Elles descendent les escaliers, pénètrent dans une petite salle de repos où quelques tables attendent. Claire sert son thé, le goût presque absent, tandis que son esprit tourne autour de sa fille. «Jespère quelle nest pas trop effrayée», pensetelle, jetant un œil furtif à son portable silencieux.

En revenant, le couloir sanime : les patients sortent des cabinets, dautres se dirigent vers les ateliers de groupe, dautres encore remplissent les formulaires à la réception. Linfirmière ramène Mélusine, qui sassoit, légèrement rougissante, et raconte que le médecin a interrogé la fréquence de ses crises, prescrit un anxiolytique doux et la invitée à une séance de groupe plus tard. Pendant un bref déplacement aux sanitaires, Ludmila réapparaît avec sa fille, une petite brune, et discute à voix basse. «Les groupes commencent quand?» demandetelle. Claire répond quon leur communiquera linformation dici midi, mais quelle sent que la journée sétire.

Le souvenir dune conversation difficile lan dernier remonte à la surface : Mélusine avait décrit une sensation détouffement, comme si sa poitrine se refermait. Claire lavait rassurée en expliquant que ce nétait que la peur, mais dans le silence du couloir, elle réalise que cette angoisse lui est aussi familière. Les soirées où le téléphone sonne, les disputes familiales, les petites contrariétés qui serrent les poings, tout cela se cristallise en une fatigue déguisée en simple «épuisement». En observant les autres parents, elle comprend que chaque regard cache un même frisson dincertitude.

Environ à midi, une affiche annonce des consultations supplémentaires pour les proches : «Les troubles anxieux des proches sont tout aussi importants que ceux du patient». Claire lit ces mots, sentant un picotement inattendu dans la poitrine. Autour delle, Ludmila attend patiemment que sa fille revienne dune séance, un couple discute nerveusement de leur fils, dautres parents semblent chercher un réconfort. Tous sont là pour leurs proches, mais aussi, sans le dire, pour eux-mêmes.

Une infirmière de garde passe, sourit à Claire, et demande si tout va bien. Elle hoche la tête, alors quune vague dangoisse monte à la gorge. Depuis tant dannées, elle soccupe des peurs de Mélusine, sans prendre le temps de sonder les siennes. Le moment décisif se présente: continuer à faire semblant que tout est sous contrôle ou admettre quelle a besoin daide. Au plus profond delle, la seconde option déjà lappelle.

Respirant profondément, Claire lève les yeux vers lhorloge au bout du couloir. Le rendezvous de Mélusine sachèvera bientôt, suivi dune brève entrevue avec les médecins. Ce instant lui apparaît comme une porte ouverte, sans retour possible. Elle doit soutenir sa fille, tout en sautoriser à se regarder honnêtement. Elle ne sait pas encore comment le dire à haute voix, mais elle sent que chaque minute qui passe la conduit vers un nouveau départ. Elle serre les poings, se lève du fauteuil, consciente davoir fait un choix crucial. Tout change, et la frontière du passé ne reviendra plus.

Dans le couloir, Claire observe Mélusine sortir du cabinet, les épaules affaissées, le visage pâle sous la lumière du jour qui décline. Laprèsmidi sétire, les fenêtres laissent filtrer une lumière grise, annonçant le crépuscule. Mélusine sapproche, annonçant que le médecin a prescrit un traitement pour les semaines à venir et quils suivront lévolution. Le docteur proposera bientôt une consultation conjointe, mais pour linstant, il conseille dattendre. Claire esquisse un sourire, perçoit le tremblement de la jeune femme, fatiguée après un long entretien avec le thérapeute. Un soulagement contradictoire lenvahit: la fille recevra de laide, mais la situation exigera encore patience et force de part et dautre.

Ludmila, qui sest liée damitié avec Claire au fil de la journée, sassied à côté delles. Sa fille feuillette un dépliant sur les ateliers de groupe. Claire lui demande comment se déroule lexamen. Ludmila répond, lesprit embrouillé mais sincère: «Nous aurons besoin de plusieurs séances, le programme comprend exercices, conférences, discussions avec les spécialistes.» Elle tourne son regard vers Mélusine, le visage sadoucissant. «Tu sais, Claire, nos enfants comptent sur nous pour les guider avec assurance, mais nous-mêmes sommes parfois à bout.» Claire acquiesce, sentant une boule de chaleur envahir sa gorge. Elle réalise quen ne pensant quà lanxiété de Mélusine, elle a négligé ses propres émotions.

Alors que les patients passent dune salle à lautre, les parents sefforcent de ne pas perturber le déroulement. Certains échangent brièvement avec leurs conjoints, dautres lisent un pamphlet, tous surveillent lhorloge: les séances et ateliers peuvent sétirer jusquà dixhuit heures. La fatigue commence à se manifester dans le dos de Claire, elle propose à Mélusine de faire une petite promenade dans le couloir. La jeune femme accepte, semblant un peu soulagée: le médicament devrait atténuer son anxiété. En marchant entre le stand dinformations pour les proches et une petite table de gobelets jetables, Mélusine demande doucement: «Maman, toi aussi tu as ces peurs?» Claire naurait jamais imaginé que ce quelle qualifiait de «stress professionnel» serait visible aux yeux de sa fille. «Oui, parfois,» répondelle, sentant ses épaules se raidir, mais aussi un léger souffle de libération.

Un infirmier surgit, annonçant la disponibilité du thérapeute familial, où les invités entrent par couples. «Vous pouvez participer à une courte discussion pour établir le plan,» proposetil en les signalant du doigt. Claire vérifie instinctivement son téléphone, déjà en mode silencieux dans le pli de sa jupe. Elles pénètrent alors dans une petite salle, simple table, deux chaises. Le docteur, quinquagénaire au regard bienveillant, les accueille, écoute le bref compterendu de Mélusine, puis tourne son attention vers Claire.

«Comment allezvous?», demandetil à voix basse. Claire sent un frisson, mais se rappelle le tremblement de ses mains, la transpiration de ses paumes, les réveils nocturnes avec une inquiétude diffuse. Elle respire, répond que ce nest pas facile. «Je pensais que le principal était le traitement de Mélusine, mais il semble que je doive aussi moccuper de mes propres angoisses.»

Le médecin acquiesce, expliquant que le centre propose aussi des groupes de soutien pour les proches, destinés à ceux qui souffrent dépuisement émotionnel. «Si vous le souhaitez, nous pouvons vous inscrire à une consultation avec notre psychologue,» proposetil calmement. «Cest une option supplémentaire, mais de nombreux parents trouvent cela utile.» Claire regarde Mélusine, qui lui renvoie un regard dentente non dissimulée: «Tu peux aussi essayer, maman.» Le cœur de Claire se serre dune gratitude profonde. Elle comprend alors que sa fille ne la voit pas comme une figure de fer, mais comme quelquun qui a besoin de soutien aussi.

Elle hoche la tête, accepte. Le docteur note quelque chose dans le dossier, les salue et les renvoie vers le couloir. Ludmila attend non loin, agitant la main lorsquelle les remarque. Sa fille, déjà chaussée, se prépare à partir. Ludmila sapproche, demande: «Tout se passe bien?» Claire, un sourire timide, répond: «Oui Je pense aussi minscrire aux ateliers pour les proches. Il est temps de prendre soin de soi.» Ludmila hoche, affirmant: «Mon psychologue me disait que si lon ne se repose pas, on ne peut plus soutenir les autres. Donnemoi ton numéro, je te rappellerai les séances.»

Claire remet son manteau au vestiaire, attend que Mélusine enfile ses bottes. Le service de jour fermera dans une heure, le personnel prépare les listes pour le lendemain. Ludmila et sa fille se disent au revoir, promettant de se retrouver aux exercices de respiration. Claire les observe partir, ressentant un mélange de désarroi et de joie: dans ce lieu où tout semblait étranger, des visages familiers apparaissent pour partager leurs difficultés.

Dehors, le vent glacial sengouffre sur le trottoir. Le ciel est gris, les réverbères sallument lentement. Une femme sur un banc observe les passants, leurs regards reflétant la peur et la volonté de rester forts. Claire se voit dans ces reflets: yeux inquiets, volonté de ne pas se laisser briser. Mais désormais, elle ne se sent plus seule. Il y a quelques heures, elle aurait refusé de parler de ses propres problèmes, les jugeant faibles. Aujourdhui, elle sait que lanxiété sintensifie lorsquon la cache aux yeux des autres.

Elles avancent lentement vers larrêt de bus, veillant à ce que Mélusine ne soit pas surprise par le bruit des véhicules. Au loin, le bus apparaît. Mélusine regarde sa mère, murmure: «Tu ne regrettes pas davoir accepté ces consultations?» Claire pose la main sur son épaule. «Pas du tout. Si nous voulons sortir de ce bourbier, il faut que nous travaillions toutes les deux.» Mélusine acquiesce, lenlace doucement. Une prise de conscience éclate en Claire: elle nest pas seulement indispensable à sa fille, elle a aussi le droit dêtre soutenue.

Le bus ouvre ses portes, Claire guide Mélusine à lintérieur. Lhabitacle est étroit, mais elles sinstallent côte à côte. Claire essaie de se rappeler le nombre de séances bihebdomadaires que le programme exige, décidant den savoir plus demain. Lessentiel est quelle a déjà pris la décision: ne plus seffacer devant ses propres besoins. Mélusine repose sa tête contre la vitre, Claire ressent un léger mal de dos, redresse les épaules, regarde la ville qui sétire derrière les vitres embuées. Les réverbères projetent des éclats despoir sur le bitume. Le chemin sera long et sinueux, mais elles ont franchi la première étape où chaque membre de la famille peut enfin chercher le soutien dont il a besoin. Claire esquisse un sourire discret, tournée vers lavenir, convaincue que demain apportera de nouvelles forces aux deux.

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