Et moi, jai appris à jouer aux cartes à ton petit Louis ! annonça joyeusement Mamie Paulette.
Pourquoi ? sétonna Marine, épuisée après sa journée de travail. Louis venait tout juste davoir six ans.
Eh bien, quand il ira chez des amis et quils joueront aux cartes, il pourra se joindre à eux ! expliqua la grand-mère. Cest bon pour la sociabilité, comme on dit !
On pouvait la comprendre : elle avait été élevée dans les années daprès-guerre, où les parties de cartes et de dominos étaient un passe-temps répandu. Et lhistoire ne se déroulait pas aujourdhui, mais dans les années soixante, alors on y allait à fond : la belote et la coinche !
Mamie Paulette venait garder son arrière-petit-fils, le petit Léo, âgé dun an. Louis, qui détestait la maternelle, tournait autour deux. Le garçon était plutôt autonome pour son âge la clé autour du cou et son déjeuner dans un thermos : à lépoque, cétait normal. Aujourdhui, certains ne sevrent même pas leurs enfants avant quarante
Et la cour de limmeuble était plutôt agréable un espace cosy, entouré de quatre bâtiments. Il y avait même une table de ping-pong et une aire de jeux correcte, avec bac à sable et balançoires.
Dans lun des bâtiments se trouvait aussi le magasin *Lumière*. On y vendait des lustres et des appliques, mais aussi, bizarrement, des meubles.
Et les meubles, cest lourd. Les livreurs nétaient pas toujours de bonne humeur en déchargeant leurs marchandises.
Du coup, les enfants rentraient souvent à la maison avec de nouveaux mots commençant par différentes lettres de lalphabet : B, M, P *Maman, cest quoi un ?*
On appelait ça les *mots lumineux*.
Mais ces petits désagréments étaient compensés par un énorme avantage : les parents navaient pas à sinquiéter pour les enfants jouant dans la cour les livreurs veillaient même sur eux !
Marine sétait mariée la première : amoureuse dun camarade de fac, elle était tombée enceinte. Plus tard, sa belle-mère, qui travaillait en crèche, avait pris le petit en semaine, ce qui avait permis à Marine de finir ses études de médecine.
Ensuite, les deux époux étaient devenus médecins généralistes à lépoque, il y avait encore laffectation post-diplôme.
La jolie Hélène, elle, ne sétait mariée quà vingt-cinq ans ce qui, pour lépoque, était tardif.
Les sœurs ne se ressemblaient pas du tout : Marine, mince, vive et brune, était lopposée dHélène, plus lente, ronde et blonde.
Mais toutes deux étaient très belles : noir et blanc un contraste, mais aussi deux moitiés dun tout.
En les voyant, les gens posaient souvent des questions sur leur père : *Il est bien le même pour vous deux ?*
Pas sûr ! rétorquaient les sœurs, qui sentendaient pourtant à merveille.
Leur père était mort depuis longtemps, et leur mère avait refait sa vie ailleurs, laissant lappartement à ses filles. Elle esquive toujours élégamment la question : *Pourquoi vous demandez ça ? Bien sûr que cest le même père ! Absolument le même !*
Jusquà vingt-quatre ans, Hélène avait mené les hommes par le bout du nez : son cœur dormait encore, bien quelle eût connu quelques amourettes forcément.
Elle avait rencontré son futur mari quelques années après le lycée, lors dune soirée chez un ancien camarade : il était ami et voisin de Sacha Semenov.
Hélène avait même accepté de revoir Pierre. Mais elle était rentrée déçue.
Tu sais ce quil ma demandé ? sétait-elle indignée. Tu ne devineras jamais.
Quoi ? avait demandé Marine, le cœur serré.
Si javais mis un collant bien chaud ! Quel cauchemar ! avait répondu Hélène, dégoûtée. Quelle vulgarité !
Oui, ce prétendant, plus âgé de trois ans et très attiré par elle, avait simplement montré de la sollicitude en sinquiétant de sa tenue par ce froid glacial. À lépoque, tout le monde portait des collants en laine.
Rien de choquant dans ses paroles juste de lattention pour cette étourdie dHélène. Mais la jeunesse est souvent catégorique. Pierre, trop attentionné, fut donc éconduit.
Il ne réapparut dans sa vie que sept ans plus tard. Entre-temps, Hélène avait collectionné les admirateurs, mais vivait toujours seule avec la famille de sa sœur dans le même deux-pièces.
Et soudain, les prétendants semblaient sêtre évaporés. Elle sen rendit compte après le Nouvel An, quelle passa chez Marine, faute dinvitation.
Puis Marine trouva une aiguille glissée dans sa couverture. Signe indubitable quon lui avait jeté un sort éloignement, envoûtement, ou pire !
Hélène avait beaucoup damies qui dormaient souvent chez elle. Lappartement était bien situé, près du métro, pratique pour les études puis le travail.
Laiguille fut retirée, et peu après, Hélène croisa Pierre par hasard un signe du destin, sans aucun doute ! Impossible de refuser.
Cette fois, la question des collants il osa la reposer ! fut perçue autrement : *Il est tellement attentionné, tu te rends compte ?* Et Hélène accepta dépouser Pierre, désormais docteur en mathématiques.
Le marié emménagea aussitôt, marquant son arrivée par lachat dune nouvelle bouilloire en émail et dun canapé.
Mais on en a déjà une ! sétonna Marine. Pourquoi en acheter une autre ?
Celle-ci est à vous, expliqua le mathématicien. Lautre sera à nous !
Une première tension surgit alors entre les sœurs : la bouilloire de Pierre était bien plus chère et de meilleure qualité
Ses parents étaient aussi aisés, contrairement au mari de Marine, que sa mère surnommait *le gueux* en son absence.
Lidée fut déchanger le deux-pièces contre deux studios, avec un apport impossible autrement. Les parents de Pierre promirent encore une fois daider.
Le temps passa, et Léo naquit. Hélène reprit le travail, et lastucieux mathématicien confia lenfant à sa grand-mère, Mamie Paulette.
Un jour, Marine rentra plus tôt du travail fiévreuse, probablement contaminée par des patients ou par son mari. Ses visites furent redistribuées, et on lui souhaita un prompt rétablissement.
Les fenêtres de lappartement étaient sombres : tout le monde dormait sûrement.
En réalité, cétait un hôpital de campagne : Hélène était en arrêt maladie avec Léo, et son mari, Jean, avait aussi de la fièvre depuis la veille. Louis, lui, était toujours là.
Marine ouvrit doucement la porte pour ne réveiller personne, mais sarrêta net des bruits étranges provenaient de lintérieur. Mon Dieu, que les enfants naient rien !
Sans même enlever son manteau, elle jeta un œil dans la pièce : à la lumière déclinante, Louis, six ans, et Léo, un an et bavant, étaient assis sur le tapis. Cartes en main, Louis apprenait à son frère à jouer à la belote *pour la sociabilité*
Où est papa ? demanda Marine.
Papa et tante Hélène sont en train de laver du linge dans la salle de bains ! répondit lenfant avant de sadresser à son frère, qui tenait péniblement une carte : *Je joue à toi !*
Les leçons de Mamie Paulette portaient leurs fruits
Ils lavent depuis longtemps ? demanda Marine, le cœur serré.
La grande aiguille était sur le six, maintenant elle est sur le neuf ! répondit lobservateur Louis.
*Quinze minutes*, pensa Marine. *Avec moi, il «lave» beaucoup moins longtemps.*
Un malaise la saisit : voilà pourquoi Hélène refusait de déménager ! Elle trouvait toujours des prétextes ridicules la porte ne lui plaisait pas, cétait trop loin du métro
Pierre était-il au courant ? Impossible. Sinon, ses parents lui auraient déjà passé un savon. Là, ils étaient même prêts à payer la différence pour léchange non, il ne savait rien.
Toujours en manteau, Marine attendit près de la salle de bains. Bientôt, Jean et Hélène en sortirent, rouges et interloqués :
Tu es censée être en visite ! Comment tu es là ?
Je suis venue aider pour la lessive au cas où vous auriez du mal ! répondit Marine. Alors, vous avez bien essoré, à en juger par la vitesse et les mouvements ! On peut sûrement étendre maintenant
Ce nest pas ce que tu crois ! dit Jean. Mais que pouvait-il dire dautre ?
Bien ! acquiesça Marine. Montre-moi le linge que vous avez lavé peut-être pourrez-vous vous en sortir ! Allez, trouve une excuse crédible ! Que tu avais une forte fièvre et un délire, et quHélène te soignait avec des compresses !
Vous navez vraiment aucun plan en cas de problème ? Quelle imprévoyance !
Ils restèrent muets : ils navaient rien prévu. Jusque-là, tout avait si bien marché
Partez tous les deux ! ordonna Marine. Hélène emporta Léo, sa carte toujours serrée dans la main, et senfuit.
Jean, après avoir envoyé Louis jouer dehors il faisait encore jour , tenta de se justifier : *Cest le diable, ma chérie ! Mais je naime que toi ! Cest elle qui est venue !*
*Le Corniaud* était déjà sorti depuis longtemps, et toutes ses répliques étaient passées dans le langage courant.
Mais Marine, glaciale, resta sourde à ses *douces paroles* : on lui avait mis des cornes. Et probablement depuis longtemps.
Elle découvrit plus tard que *papa et tante Hélène* «lavaient» souvent quelle propreté
Résultat : Jean, gravement malade avec sa fièvre à 37,1°, fut mis à la porte. Les relations avec Hélène furent réduites au strict minimum.
Marine décida de ne rien dire à Pierre. Sil apprenait linfidélité, il divorcerait, et elle se retrouverait enfermée dans le deux-pièces avec sa détestable sœur.
Alors quavec ce plan, Hélène accepta aussitôt le premier échange venu : deux studios avec un apport !
Divorcée, Marine se retrouva dans un minuscule logement des années soixante, avec une cuisine de quatre mètres et une *salle deau* cest ainsi quon appelait les toilettes-douche combinées.
Mais cétait son chez-elle : *petit, mais à moi !*
Quant à Jean, il dut retourner chez ses parents. Il tenta désespérément de faire appel à la conscience de son ex-femme, mais le divorce fut prononcé.
Un jour, Marine rentra de la nouvelle clinique où elle travaillait. Le calme régnait Louis jouait seul.
Il était très autonome, son Louis, et soccupait bien tout seul, même sil sennuyait de son cousin.
Là, il était assis sur le tapis. Il était très autonome, son Louis, et soccupait bien tout seul, même sil sennuyait de son cousin.
Cartes à la main, il disposait soigneusement les rois, les as et les valets en silence.
Tu joues tout seul, mon cœur ? demanda Marine en posant son sac.
Non, répondit Louis sans lever les yeux. Je répète. Pour quand Léo reviendra.
Un sourire triste effleura les lèvres de Marine.
Elle sassit près de lui, défit son manteau, et ramena ses jambes contre elle.
Alors à qui cest le tour ?
Louis lui tendit une carte usée, un neuf de carreau, aux coins légèrement cornés.
À toi, maman.







