Trop tard
Mireille sortit du cabinet de la gynécologue, la figure empreinte dune incompréhension totale. Elle déplia le formulaire dhospitalisation et lut à nouveau, le cœur battant : «Grossesse de 78semaines». «Comment estce possible? Pourquoi naije rien senti? se demandatelle en marchant vers sa voiture aije oublié de prendre la pilule ce moisci? Que faire maintenant? Accoucher? Mais jai déjà quarantetrois ans, et voilà»
Elle regagna la maison, le regard perdu dans le vague. Au feu rouge, elle ne remarqua pas que les voitures redémarraient et ne se rendit compte de la manœuvre que le conducteur derrière elle faisait que lorsquil lui fit retentir le klaxon.
En franchissant le seuil, elle sattela aux tâches ménagères pour faire diversion aux pensées qui tourbillonnaient dans sa tête.
Après le déjeuner, Apolline fit une brève visite, souhaitant rendre visite à sa mère et partager les dernières nouvelles.
«Maman, jai une surprise pour toi!» sexclamat-elle, sinstallant à la table de la cuisine.
«Allez, ne fais pas languir, raconte!» répondit Mireille, curieuse.
«Maman, Simon ma demandé en mariage!» annonça la fille, le visage illuminé dun sourire radieux, «et jai accepté!»
«Ma petite, je te félicite du fond du cœur!» sanglota Mireille en serrant sa fille dans ses bras.
Le fiancé était un jeune homme de vingtcinq ans, intelligent, ambitieux avec modération, cultivé et dune grande élégance. Il gagnait bien sa vie, était déjà indépendant de ses parents et, depuis presque trois ans, il fréquente Apolline. Mireille avait à maintes reprises constaté la sincérité de son projet de vie.
«Et le mariage, vous avez choisi une date?» demanda Mireille en versant le thé chaud.
«Pas encore, nous nen avons pas encore parlé. Lété prochain, probablement.» répliqua la jeune femme, les épaules haussées.
«Et le père?» insista Mireille, le regard fixé sur sa fille.
«Je ne sais pas Honnêtement, je nai même pas envie den parler» marmonna Apolline.
«Ce nest pas ainsi quon agit, ma fille, il taime. Je comprends que tu sois blessée, mais» tenta Mireille. «Il nest pas bon de couper les ponts, je lai pardonné, pardonnelui aussi, et noublie pas de linviter à notre mariage.»
«Maman, comment peuxtu être si indulgente?» sécria Apolline, le visage rouge. «Il ma abandonnée pour une autre, et tu las pardonné!Il a passé un an à me tromper avec sa secrétaire!Comment accepter cela?»
«Nous avons vécu vingtdeux ans de bonheur avec ton père. Nous tavons élevée, une petite fille si brillante et jolie. Ces années me sont chères, et je remercie ton père pour elles. Mais il a aimé une autre.»
Mireille tenta dexpliquer que le cœur dApolline ne se commande pas. «Quattendaistu de moi?Faire une scène, casser la vaisselle? Garder la rancune? Le haïr jusquà la mort? Cest absurde, nestce pas?»
«Non, maman, je ne comprends pas,» secoua Apolline. «Si Simon me faisait ça, je ne saurais même pas quoi faire!»
Mireille ne chercha pas à argumenter davantage ; la fille, émotive, ne la comprendrait pas. La jeunesse voit les choses autrement, pensatelle.
Après avoir raccompagné sa fille, elle retourna à la cuisine, lava la vaisselle et sortit du congélateur la viande du dîner. Son esprit était obsédé par la grossesse inattendue, se demandant sil fallait accoucher à son âge, seule, sans époux. Dun côté, lidée de redevenir mère la remplissait dune douce excitation ; de lautre, la crainte loppressait.
Elle sortit de la bibliothèque un album de photos denfance dApolline et sy attarda longtemps, revivant les souvenirs. Sur une photo, la petite fille en grenouillère, blottie dans les bras de sa grandmère, un large sourire. Puis, une autre, plus grande, en robe élégante devant le portail du parc municipal. Mireille se rappelait ce jour où Apolline était tombée des balançoires, obligeant à consulter le médecin pour suturer un genou, laissant une cicatrice fine comme un fil. Plus loin, la première rentrée, Apolline en tenue de fille de première, un bouquet, à côté de Sébastien, son père, qui paraissait très sérieux. Mireille, alors jeune, mince, en costume clair, talons hauts, coiffée dune frange longue, se demandait si elle avait réellement porté un tel style.
Sur une autre photo, Apolline jouait la Bouffette à la fête de fin dannée, vêtue dun costume argenté et dun manteau de fourrure de lapin, confectionné à la main après trois nuits passées à la machine à coudre. Mireille se souvenait de la fierté de son œuvre.
Une autre image montrait toute la famille Mireille, Sébastien et Apolline sur une plage de la Côte dAzur, bronzés, heureux. Ce souvenir la rendit mélancolique. Autrefois, elle croyait posséder la famille la plus soudée du monde. Elle et Sébastien partageaient rêves et projets, une vie commune. Les années passèrent, Apolline grandit, apportant à ses parents de multiples succès. La carrière de Sébastien sépanouit, le foyer devint prospère : maison achevée, voiture acquise, voyages nombreux. Mireille ouvrit un atelier de robes de mariée, réalisant son rêve de toujours. Tout semblait irréversible, sauf une chose : elle narriva plus jamais à mener à terme une grossesse. La première sinterrompit très tôt, la seconde, à quatorze semaines, révéla de graves malformations fœtales, obligeant à un avortement médical.
Après une nuit de pleurs dans la salle dhôpital, sous la surveillance des médecins, elle décida de ne plus tenter. En repensant à ces temps lointains, lironie de sa situation actuelle frappait : autrefois, jeunesse, mari aimant, prospérité et désir dun autre enfant. Aujourdhui, rien de tout cela ne subsiste, et le destin lui offrait à nouveau une grossesse inattendue, comme une plaisanterie cruelle.
Lorsque Sébastien annonça son départ, cela ne surprit pas Mireille. Elle soupçonnait déjà une maîtresse, mais il niait tout, laccusant dimaginer des scénarios fantaisistes. Dabord, elle paniqua, lançant une campagne pour le récupérer, refusant le psychologue familial, le jugeant inutile. Elle tenta tout : discussions sincères, même des numéros de striptease à la maison. Rien ny fit. Un mois plus tôt, Sébastien empaqueta ses affaires, déposa le dossier de divorce, et Mireille comprit que cétait fini. Leur longue conversation dadieu la laissa désemparée, elle ne saisissait pas ce que Sébastien avait trouvé chez Oksana, la jeune secrétaire aux lèvres pulpeuses et aux cils de poupée, au décolleté plongeant comme la mer Méditerranée. Elle avait demandé à son mari de la remplacer, mais il répliqua: «Peu importe son allure, elle sait faire son travail, nestpas?Je nai pas le temps de chercher quelquun dautre avec les problèmes que jai au bureau.»
Mireille sentait que la vraie valeur dOksana était moindre que ce que Sébastien prétendait. Plus tard, elle découvrit que ses doutes étaient fondés: il avait troqué sa femme pour une poupée de silicone, brisant des années de construction. Elle dut néanmoins avancer.
Séparé, Sébastien laissa à Mireille lappartement deuxpièces en ville, tandis quil sinstalla avec Oksana dans une maison de campagne. Mireille était irritée de savoir quune étrangère occuperait la maison où elle et son mari avaient vécu tant de moments heureux, où leur fille avait grandi. Elle avait accepté cet arrangement: la ville était plus pratique pour son atelier, et Apolline et Simon louaient un logement à proximité. Le sentiment dinjustice persistait, malgré tous ses efforts.
Le jour suivant, weekend, Mireille rendit visite à Ninon, son amie denfance, rencontrée quand leurs enfants allaient à la même crèche. Ninon, ravie de la voir, lui servit du cognac.
«Allez, on se boira un petit verre,» proposatelle, sortant les verres.
«Merci, Ninon, mais je ne bois plus.»
«Pas de souci, cest à cause des pilules?»
«Non, je suis enceinte,» répondit Mireille.
Ninon, surprise, sassit.
«Alors vous êtes séparée de Sébastien?Ou avezvous déjà un amant?» lançatelle en riant.
«Pas damant, Ninon! Cest le bébé de Sébastien, il y a eu une nuit il y a deux mois: bougies, vin, petite chemise en dentelle et voilà le résultat.»
«Ma chère, cest tard pour accoucher, tu sais?Élever un enfant toute seule à cinquante ans, cest dur. Si tu veux, tu peux demander une pension; sinon, attends que la petite Apolline se marie et que tu aies des petitsenfants.»
«Tu as raison, cest trop tard,» acquiesça Mireille, trouvant dans les mots de son amie un écho à ses propres doutes.
Après avoir quitté Ninon, elle se rendit chez sa fille.
«Maman, ça va?Viens, prends un café?»
«Non, ma petite, je nai pas envie. Jai besoin de te parler. Simon estil là?»
«Non, il aide ses parents à rénover,» répondit Apolline.
Mireille, nerveuse, révéla sa grossesse.
«Maman, tu veux vraiment cet enfant?»
«Oui, très», murmuratelle, «mais jai peur»
«Que dit le médecin?»
«Il dit que tout va bien, le bébé se développe normalement. Jai perdu deux enfants lorsquon était plus jeunes, on na jamais su pourquoi. Les médecins nétaient pas très compétents Jai peur de revivre ça, surtout à mon âge. Jai lu des histoires terrifiantes sur internet, cest angoissant.»
«Écoute, il faut que tu fasses des examens complets, ta santé passe avant tout.»
«Il y a quinzevingt ans, la médecine était différente, aujourdhui on peut accoucher après quarante, ce nest plus rare. Si tu es en forme, pourquoi pas?»
«Je comprends,» acquiesça Mireille, «peutêtre que je devrais essayer.»
«Cest ta décision,» la rassura Apolline. «Nous, Simon et moi, serons toujours là pour toi.»
Les examens médicaux ne révélèrent aucun problème grave, et Mireille décida de garder lenfant. Elle se demanda si elle devait en parler à Sébastien, mais il ne lui était plus utile.
Quelques mois plus tard, alors quelle travaillait dans son atelier, Sébastien revint soudainement, affirmant quil ne trouvait pas les papiers de la maison, quils devaient être chez elle. Il chercha à forcer lentrée, mais elle avait changé les serrures.
«Je pensais que tu reviendrais simplement?Tu nas même pas pensé à te marier?»
«Jamais.» répondit fermement Mireille. «Ma vie ne te regarde plus.»
Sébastien ricana, cherchant à la retenir, mais elle le repoussa, le renvoyant. Il repartit, se demandant quel était le terme de sa grossesse. Il narriva pas à se sortir lidée de la voir porter un enfant, «Ce nest pas possible, je la connais!»
Dans le cabinet, Oksana entra, voulant sortir dîner, mais Sébastien la repoussa, lui conseillant de sortir seule. Elle quitta, et il retourna à son travail, lesprit loin des chiffres.
Le jour de laccouchement, Apolline et Simon, Ninon et plusieurs jeunes couturières lattendirent. Simon prit le bébé dans un joli emballage bleu.
«Mon Dieu, il est si petit!» sexclamatil, tremblant.
«Il est adorable,» dittelle Apolline, le regardant, «il me ressemble, non?»
«Exactement!» rit Mireille.
De retour à la maison, Mireille découvrit que sa fille et Simon avaient décoré la chambre du petit : guirlandes colorées, ballons, et un grand panneau «Joyeux anniversaire, Théo!» le prénom quelle avait choisi.
Le bébé naquit en bonne santé, Mireille se sentit revigorée. Les jours passèrent entre les soins du nourrisson. Apolline venait souvent, gardait Théo ou lemmenait au parc, laissant sa mère se reposer.
«Voilà, ma petite, tu tentraînes déjà à être mère!Quand viendra ton tour, tu seras prête!» plaisanta Mireille.
«Jadore ça!» répliqua Apolline, le regard malicieux.
Quelques mois plus tard, on sonna à la porte. Sébastien se tenait là, bouquet de fleurs à la main.
«Bonjour, Mireille,» ditil, tendant les fleurs quelle refusa.
«Bonjour, Sébastien. Que me vauttu ce soir?»
«Je sais que Théo est mon fils. Ninon, ton amie, ma tout raconté.»
«Même si cest vrai, cela ne change rien.»
«Pardonnemoi, jai été idiot. Je veux revenir, élever notre fils ensemble.Accepteraistu?»
Mireille, qui, il y a un an, aurait donné nimporte quoi pour ces mots, resta froide. «Non, il est trop tard pour tes regrets.Ne reviens plus.»
«Mais je veux voir mon fils!» sécriatil, frappant à la porte.
Il revint plusieurs fois, tentant de lapprocher lorsquelle promenait la poussette, suppliant de pardonner. Mireille ne céda jamais. Lors du mariage dApolline et Simon, il y était brièvement, offrit aux jeunes mariés une somme dargent conséquente, puis repartit.
Plus tard, elle apprit que Sébastien sétait marié à Oksana, mais que ce mariage ne dura que quelques mois avant quelle le quitte pour un autre.
Ainsi se clôtura ce chapitre douloureux, les souvenirs dune vie jadis pleine, aujourdhui marquée par la résilience dune femme qui, contre vents et marées, apprit à porter son propre destin.







