Eh bien, ma chère, c’est une petite fille, née prématurément mais pleine de vie. Ne vous en faites pas, tout ira bien. Pour votre fille et votre petite-fille !

Alors, Madame, votre petite est née avant lheure, mais elle est solide comme un chêne. Pas dinquiétude, tout ira bien pour votre fille et pour votre petitenièce.
Ô Dieu, sécria la mère en suivant la doctoresse qui disparaissait dans le cabinet, puis, à voix basse, ajouta : Quel drame!

Le drame sest abattu sur la famille de Véronique il y a six mois, quand la voisine bavarde, toujours curieuse, sest arrêtée à la porte avec son thé à la compote de pommes et, comme par hasard, a lâché:
Alors, tu attends quand le bébé? Tu commences déjà à faire des stocks de couches?
Quel bébé? Tu parles à lenvers! sest étonnée Véronique.
Quel bébé? La petite Clémence que jai vue deux fois cette semaine laver les bottes du poulailler, la bouche pleine de chiffon, séchappant du poulailler comme une ombre. répondit la voisine.
Peutêtre quelle a mangé quelque chose détrange, tenta de se défendre Véronique.
Oui, tu nas jamais connu les douleurs de la grossesse, alors tu ne sais rien. Moi, je ne suis pas une vieille femme et je ne comprends rien à ces choses.

Le soir, la tante Véronique a interrogé Clémence, puis a pleuré longtemps, maudissant la lumière qui éclaire sa fille nébuleuse, ce nourrisson bronzé comme un sorcier, déjà englouti par un froid qui a même gelé la confrérie masculine. Larrivée de la petite voix rauque de Zélie na apporté que des soucis, de loffense et une brûlante honte. Clémence na montré ni chaleur ni tendresse pour lenfant ; elle le prenait dans ses bras seulement pour le nourrir ou le calmer, rien de plus. Tante Véronique regardait son petitnièce avec indifférence, sans affection. Et déjà la quatrième petitenièce, pourquoi sen réjouir? Même la fille de sa fille navait guère de bonnes nouvelles. Ainsi Zélie est arrivée dans ce monde non aimée, vacillant sur des ptits pieds incertains.

Un an plus tard, Clémence sest rendue dans un hameau ouvrière à la recherche dun bonheur de grandmère. Zélie est restée chez tante Véronique, qui, malgré tout, était comme une grandmère. La petite nexigeait pas de soins particuliers, mangeait ce quon lui donnait, sendormait à lheure, ne tombait jamais malade. La doctoresse navait pas menti: Zélie était robuste, mais toujours non aimée.

Zélie a vécu chez sa grandmère jusquà ses sept ans. Pendant ce temps, Clémence était devenue peintre, sétait mariée et avait eu un fils, Colin. Alors, Clémence sest rappelée Zélie, désormais grande, prête à aider sa mère. Elle est retournée au village pour la voir, mais Zélie, qui ne la voyait que deux fois par an, na montré aucune joie.
Zélie, tu nes même pas ma vraie fille! sest plainte Clémence, Une autre aurait souri, sétait blottie contre moi, et toi, tu restes comme une étrangère

En la raccompagnant, tante Véronique a même versé une petite larme, a ressenti une vague de manque pendant quelques jours, puis, le samedi suivant, on lui a apporté deux petitesnièces du fils aîné, les chéries Léna et Océane. Dans le tourbillon des tâches, Véronique a vite oublié Zélie. La petite, peu aimée par sa tante, ne pleurait pas tant que les poussins jaunes venait de sortir du nid.

Dans le hameau, Zélie naimait guère la vie, mais elle navait pas le choix. Avec le temps, elle sest habituée, sest fait des copines, est allée à lécole. Après les cours, elle faisait ses devoirs, courait à la boutique pour du pain et du lait, épluchait les pommes de terre à larrivée de la mère. En grandissant, elle accompagnait Colin à la crèche et, imitant sa mère, criait à un garçon au grand front:
Fais attention à tes pas, cest ma punition! Je nai plus de force! Je tire les dernières fibres de mon être, sans aucune aide de votre part!

Le petit Colin nentendait jamais les mots damour de sa sœur, et Zélie non plus; elle ne les attendait pas, elle était née sans affection. Elle na presque jamais souffert, ne sachant pas quil existait dautres façons daimer.

Pourtant, elle entendait les copines appeler leurs mères «poupée», «petite fleur», et sa propre mère appeler Colin «soleil» ou «chaton». Zélie, autrefois Zénaïde, se disait quelle ne pouvait être le soleil, quelle était simplement une grande fille, contrairement à Colin. Chez elle, on ne la cajolait pas, mais on ne la privait pas non plus dun morceau de pain. Pas de festins, pas de sucreries, mais elle nétait pas non plus affamée; elle était simplement non aimée.

À quinze ans, Zélie a quitté la maison froide, devenue étrangère depuis huit ans. Elle sest inscrite à lécole du lycée de la ville, a choisi la pâtisserie, rêvant de dévorer des millefeuilles jusquà lindigestion. Dans la cité, elle partageait une petite chambre avec trois autres jeunes filles, gérant son quotidien.

Puis elle a rencontré Voltaire, un garçon au regard lumineux même en novembre gris. Le soleil de ce jour semblait briller uniquement pour Zélie. Les colocataires sortaient un instant pour regarder la télévision dans le coin rouge du salon. Voltaire, sans hésiter, murmurait des paroles douces qui tourbillonnaient dans la tête de Zélie, lui coupant le souffle.
Tu es ma bienaimée, chuchotaitil, et Zélie, habituée à lindifférence, se laissait envahir dun bonheur étrange.

Bientôt, elle a eu des nausées matinales, mais elle a laissé passer le moment daller chez le médecin. À dixhuit ans, sans certificat médical, elle a dû prendre des papiers et avancer avec Voltaire, le cœur lourd, jusquà la mairie.

Sa vie de couple a commencé, et son bref premier amour sest éteint. Les jeunes ont emménagé chez le père de Voltaire. La mère et la grandmère de Voltaire ne montraient aucune affection particulière à Zélie, mais elle était inscrite comme bellefille à leur adresse. «Quy faire?» pensaitelle, «je ne suis ni la première ni la dernière, on sy fait lentement». Peutêtre étaitce mieux; un enfant était à venir, Voltaire se calmerait.

Une copine du hameau lui a soufflé:
Tu es si chanceuse, tu vas vivre en ville, devenir citadine.

Zélie na pas cherché à la convaincre. La vie citadine nétait quun nom; la maison était dans la banlieue, les commodités rurales, leau à puiser à la fontaine du bout du quartier. Elle ne se plaignait pas, acceptait la routine. Un jour, leau du seau éclaboussait ses pieds, rafraîchissant sa peau, et, dans ce frisson, elle a imaginé son futur enfant se baigner dans la même eau. Sa bellemère la réprimandait, mais Zélie ne répondait pas.

Voltaire laimait un bref instant, un jour ou deux, puis il sest égaré, sest jeté dans des soirées avec des amis. Sa mère et sa grandmère ne lexpulsaient pas de la maison, le laissaient laider. Mais il a fini par ramener une autre femme, déclarant quil ne laimait jamais, pas même Zélie.

Zélie a soupiré, a rangé ses affaires, a entendu lordre de la bellemère de partir dans les quatre directions, a claqué la porte dune maison qui nétait plus la sienne.

Elle est allée dans le dortoir de lusine, où la cantine était sur le site, le hall près de lentrée, le club à côté. «Vivre, cest une framboise», se disaitelle, «Riraie, réjouistoi». Elle a partagé les pauses café avec les collègues, les soirées au club, les séances de cinéma.

Rarement, elle rendait visite à sa mère, son beaupère ou son frère. On ne lattendait pas, et elle ne simposait pas. La grandmère Véronique est décédée lorsque Zélie avait vingtetun ans. Elle est allée aux funérailles, a contemplé les lieux qui autrefois étaient les leurs.

Véronique a légué sa maison aux petitesnièces chéries Léna et Océane. Zélie nétait pas amère; elles étaient les petites baies rouges de la grandmère, tandis quelle était la cerise oubliée, non aimée.

Si Zélie navait pas réclamé la part dhéritage, les héritiers sétaient disputés la petite fortune de cinq cents euros. La mère de Zélie, Clémence, hurlait et maudissait les parents, se lamentant que le cher Colin navait reçu aucune cuillère tordue de la grandmère. «Nestce pas mon petitenfant?» criaitelle, oubliant même sa fille aînée. Zélie navait pas droit à la cuillère tordue.

Zélie a tenté à deux reprises dorganiser sa vie, fréquenté des hommes, mais rien na fonctionné. Au registre de létat civil, aucun prétendant ne la entraînée à la mairie, alors elle na jamais vraiment pressé dy aller. Une fois, cétait assez.

Ses deux tentatives amoureuses ont échoué pour des raisons similaires: un homme buvait et trompait, lautre buvait et frappait. «Décidetoi», semblait le destin. Zélie était soulagée de ne pas avoir à soccuper du bureau de létat civil; sinon, le chaos aurait suivi. Elle a jeté ses affaires dans une valise en tissu et est retournée à son lit dinfirmerie, où ses copines lattendaient.

Le soir, elle traînait dans le dortoir, parcourant les résidences étudiantes pendant plus de dix ans, lasse des lits détrangers. Elle approchait de la trentaine, et chaque vieille femme rêve dun coin à elle, dune casserole sur son propre plan de travail. Les appartements sont réservés en dernier recours aux solitaires, aux familles ils sont plus précieux.

Parfois, Zélie passait voir la tante Aline, qui lavait les sols du service de lusine le soir, pour discuter. Après trois ou quatre mois de confidences, Aline lança à Zélie:
Zélie, il y a un an, ma nièce est morte en accouchant, il ne reste plus quune petite fille et son mari. Je te regarde depuis longtemps, tu es une femme forte, travailleuse. Matéo, le mari de la nièce, est un homme doux, il ne boit que les fêtes et modérément. Il ne sait pas parler joliment, mais il a toujours été bon avec notre petitefille. Réfléchis, Zélie. La petite deviendrait ta fille

Zélie accepta et alla vivre avec Matéo. Elle refaça la chambre pour le printemps, acheta des rideaux fleuris, des petits habitons jaunes et bleus pour la petite, qui sappela bientôt Sonja et commença à parler, appelant Zélie «maman».

Matéo était un mari paisible, ne blessait pas sa femme, payait le loyer, ne proférait jamais de mots damour, et Zélie ny était pas habituée. Elle avait appris à vivre sans ces mots, depuis sa naissance non aimée.

Trois ans après le mariage, elle entendit enfin un mot damour, mais pas de Matéo. Sonja courut du jardin, serra des pissenlits jaunes dans son petit poing, embrassa Zélie sur la joue avec des lèvres sucrées comme des bonbons et chuchota:
Maman, je taime. Plus que tout, plus que papa, plus que tante Aline, plus que la poupée Yulia.

Zélie la serra dans ses bras, rit et pleura en même temps, enfin elle se sentit aimée.

Un an plus tard, elle donna naissance à Ilya. Matéo prenait soin du bébé la nuit, changeait les couches, aidait à sortir la poussette de lentrée. Lusine lui attribua un grand appartement lumineux. «Vis, réjouistoi», se disait Zélie, heureuse enfin.

Avec Matéo, ils eurent des enfants, attendirent des petitsenfants. Au bord du lac, Zélie préparait des compotes sur la terrasse, tandis que les enfants tourbillonnaient.

Grandmère, je taime, cria Olia.
Grandmère, je taime aussi, répondit Denis.
Mamie, je tamoure, gazouilla la petite Marine.
Nous aimons toutes nos grandsmères, murmura le grandpère Matéo, cachant un sourire dans sa barbe blanche.

Zélie essuya une larme qui coulait sans bruit. Des années auparavant, elle naurait jamais imaginé que le destin, depuis sa naissance non aimée, lui offrirait tant damour.

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