24mars 2025 Journal
Ce matin, en descendant les escaliers de notre petit appartement du 12ᵉ arrondissement, jai senti lodeur âcre du borscht qui mijotait dans la cuisine. «Quel drôle didée, ma chère, de servir de la soupe de betteraves à nos invités!» aije marmonné, en remarquant la couleur rougeâtre qui rappelait les sauces tomates des fastfoods de la capitale. «Tu ne pourrais pas préparer autre chose?Le borscht, cest»
«Des boulettes, de la salade à la mayonnaise, des crêpes, et même une découpe de charcuterie», a répliqué Lydie dun ton piqué, en enfilant son tablier. «Laissemoi tranquille, vieil idiot, je men charge toute seule. Ferme le feu dans cinq minutes, je sors.»
Je lai suivie du regard, perplexe, les yeux plissés vers le fourneau. «Où vastu?»
«Chez Théo, ils disent quils arriveront dans dix minutes. Jen profiterai pour acheter du pain, il y en aura qui nauront rien à se mettre sous la dent.»
En face du miroir, Lydie tentait de remettre ses cheveux courts en place. Sa chevelure, jadis luxuriante, ne portait plus quun éclat fané, souvenir dune jeunesse où elle était la fleur du quartier. Elle soupirait à chaque reflet, comme si le temps la dépoussiérait lentement.
«Ils sont petits, non?Ils se débrouilleront tout seuls,» aije tenté dalléger latmosphère.
«Arrête tes babillages, Henri, et ne ten fais pas pour la casserole. Habilletoi, sil te plaît, ne reste pas en sousvêtements,» ma rétorqué Lydie, le visage crispé.
Je nai pu mempêcher de demander: «Pourquoi tant de colère aujourdhui?»
«Je ne sais pas,» a-t-elle lancé, puis a quitté la cuisine en direction de lascenseur.
Je pensais à nos voisins, toujours à la recherche de nouvelles tendances: végétariens, adeptes de régimes, insatisfaits du sel ou du gras, toujours à la recherche du couteau parfait qui, selon eux, manquerait même dans les restaurants les plus chics. Ils naimaient rien de ma cuisine, alors jai décidé de préparer simplement quelque chose de quotidien, pour quils ne repartent pas le ventre vide.
En sortant, lair de mai était frais, presque parfumé. Lair pur ma ramené à la lucarne lorsquun éclat dargent a capté mon regard: la voiture de Théo était garée devant limmeuble. Théo, trentesept ans, sans emploi stable, vit de petits boulots en ligne, toujours à bricoler des programmes. Il rêvait dune famille, dun petitenfant, et moi, je ne pouvais mempêcher de désirer un petitnièce à ma façon.
«Maman, on monte?», ma-t-il dit en métreignant. «Voici Amélie, ma compagne.»
«Bonjour,» a répondu la jeune femme dune voix douce.
«Enfin!», aije laissé échapper, soulagé de voir un visage qui ne se cachait pas derrière des artifices. Amélie était simple, presque rustique, rappelant les jeunes femmes des campagnes de la Loire.
«Maman, il y a un sac de boissons et un coffret cadeau dans le coffre,» a ajouté Théo, les yeux pétillants.
«Vraiment?» aije demandé, intrigué, tandis quAmélie souriait.
«Je travaille dans lécologie, je tapporte un produit de nettoyage respectueux de lenvironnement,» a expliqué Amélie. «Cest fait à base de fruits et légumes, biodégradable à 100%.»
Lydie a immédiatement pris le sac avec la froideur dun robot, et jai aidé à déposer le carton lourd. Aucun regard na été échangé entre nous, comme si je lavais déjà rangée dans mon cœur.
Nous nous sommes installés à table. Amélie, sans surprise, a plongé sa cuillère dans le borscht. Elle parlait à demivoix de son travail, timide, comme une petite engrenage dans une grande machine de contrôle environnemental.
«Ton travail est officiel?», aije demandé.
«Oui, je suis bien enregistrée,» a-t-elle répondu.
«Théo, tu nas même pas de contrat depuis dix ans, ta fiche de paie prend la poussière. Si tu tombes malade, quoi?Ta retraite?Tu as trentesept ans, le temps file,» Lydie a insisté, ses yeux brillants dinquiétude.
«Maman, je ne verrai jamais ma retraite, ne ten fais pas,» a murmuré Théo.
«Un jour, tu seras assise sur le canapé,» a rétorqué Lydie avec une certitude qui ne laissait place à aucun doute.
«Assez, arrête, tu me rends la digestion difficile. Papa, sersmoi une crêpe au fromage,» a interrompu Théo, tandis que leur père, toujours prompt à faire les discours, prenait le micro.
«Ce borscht est délicieux, Lydiane, je nai pas osé demander un supplément,» a déclaré Amélie en se levant pour débarrasser la table.
En nettoyant, elle a découvert le cadeau caché sous la cuisinière: un kit de produits dentretien écologiques. «On les teste tout de suite?», a-t-elle proposé, rayonnante. «Je vais nettoyer la plaque avec cela, puis je laverai la vaisselle avec ce gel spécial.»
«Non, ma chère, ne touche pas à la plaque, jen ai été fière pendant trois jours,» a rétorqué Lydie, gênée.
«Allez, jai vu des plaques partout, je peux les désinfecter,» a ri Amélie, avant de prendre un flacon et de le vaporiser. En quelques gestes, la cuisine brillait.
Après le repas, Théo a frappé son verre et a annoncé: «Maman, papa Amélie et moi avons décidé de nous marier.»
«Et ce nest pas tout!», a ajouté Théo, avant de pousser un baiser à Amélie, qui sest immédiatement rougeoyée. «Nous attendons un bébé, lhiver prochain, vous aurez un petitenfant.»
«Quelle joie!», a éclaté Lydie, les bras ouverts, comme si elle parlait à la Vierge Marie ellemême. «Mon Dieu, les anges nous entendent!»
Je lai prise dans mes bras, lai guidée doucement, et je lui ai murmuré: «Fais attention, ne te précipite pas, je sais comment soccuper dune femme enceinte.»
Amélie, les larmes aux yeux, a demandé: «Pouvezvous me transmettre vos recettes?Je ne sais pas cuisiner le borscht comme vous.»
«Ma chère, cest mon plus grand souhait,», aije répondu, le cœur débordant, «transmettre mon savoir, mon amour, à la génération future.»
Ce jour, jai compris que la famille ne se mesure pas aux titres ou aux revenus, mais à la chaleur partagée autour dune simple casserole. Jai appris que la patience, lécoute et lacceptation des changements sont les vrais ingrédients dune vie heureuse. Voilà la leçon que je retiendrai : chaque plat, chaque geste, chaque parole, sont des ponts qui nous relient les uns aux autres.







