Cher journal,
L’été approche, mais je naime pas cette saison. Ce nest pas la chaleur qui me déplaît, cest simplement le fait que Jean, mon mari, ne revient presque jamais à la maison pendant les beaux jours. Nous sommes mariés depuis sept ans, et notre vie, dune certaine façon, se passe sans grands conflits. Je suis reconnaissante à Jean davoir accepté de prendre soin de moi et de notre petit Léon, qui navait alors quun an.
Antoine, le père de Léon, avait disparu dès quil a appris ma grossesse. Il ne répondait plus aux appels, ne franchissait plus la porte de notre appartement. Un jour, je suis allée le voir au travail, juste pour le regarder dans les yeux. En me voyant, il a tremblé si fort que jai cru quil allait seffondrer. Jai essayé de le rassurer : « Ne ten fais pas, Antoine, ce nest pas ton enfant ». Il a poussé un cri de soulagement, puis, tout fier, a lancé à ses collègues : « Tu veux me mettre un enfant qui nest pas le tien, ce ne sera pas ». Je lui ai répondu calmement que cet enfant était le mien et que, pour des hommes comme lui, les enfants sont toujours étrangers. Il est resté sans mot, et les regards dédaigneux de ses collègues se sont détournés. Jai quitté lendroit, décidée à ne plus revoir cet homme qui, autrefois, était mon tendre amant.
Quand Léon a eu six mois, jai demandé à ma mère, retraitée et invalide, de garder le bambin pendant que je reprenais le travail. Avant mon congé maternité, je travaillais dans un magasin de meubles et on ma réembauchée avec plaisir. Trouver des employés aussi fiables et agréables est rare. Cest là que jai rencontré Jean Dubois, le livreur de meubles qui venait de lusine de la région. Dès le premier instant, je lui ai parlé de Léon ; il na pas rougi, mais a simplement déclaré, très sérieux :
Ah, alors nous allons nous marier, tu auras un autre fils, puis peutêtre une fille. Jaime les enfants.
Je navais jamais envisagé une proposition aussi rapide, ni même le mariage. Mais Jean était séduisant, sérieux et gagnait bien sa vie en conduisant son camion. Ma mère était souvent malade, et je ne pouvais pas toujours garder Léon. Trois mois plus tard, je suis devenue Madame Dubois.
À ma surprise, le mariage ma plu. Jean est travailleur, ne cherche pas les disputes et, surtout, il nest pas jaloux. Je nai jamais donné de raisons à la jalousie, jai été une épouse fidèle, espérant quil ne regarde pas ailleurs. Un jour, je lui ai demandé sil me trompait ; il a ri et a dit que si je grossissais et que je me promenais en peignoir usé, il y réfléchirait. Jai alors promis de ne jamais revêtir ce vieux peignoir à la maison. Ainsi ont passé les sept années suivantes.
Jean a acheté un nouveau camion et parcourt maintenant toute la France, transportant toutes sortes de marchandises. Il gagne bien, mais il est rarement à la maison. Jai ouvert mon propre magasin de meubles et, pour ne pas mennuyer, je travaille beaucoup. Léon a maintenant huit ans, il est devenu un garçon gentil, passionné de sport, déjà décoré de plusieurs médailles. Il aime Jean, même sil sait que ce nest pas son père biologique, et il sefforce de le rendre fier.
Nous navons jamais eu dautre enfant. Il y a cinq ans, les médecins nous ont annoncé que notre incompatibilité était probablement la cause. Ce nétait pas une tragédie pour moi, car Léon était déjà là, mais je sentais une profonde culpabilité envers Jean. Je lui avais promis un deuxième enfant. Quand il a compris que cela narriverait jamais, il sest abattu, puis, quelques années plus tard, il a retrouvé le sourire, sest montré encore plus attentionné, sintéressant à mon magasin et aux succès de Léon. Je lui racontais tout, je plaisais, et jétais heureuse de voir quil acceptait notre situation.
Les parents de Jean habitent à une centaine de kilomètres, dans un petit village. Jean y passe souvent la nuit. Javoue parfois être un peu vexée que ses parents le voient plus que moi, mais je me console en pensant quils ont plus de soixante ans et quils ont besoin daide. Leur maison, vieillissante, requiert souvent laide de leur fils. Je ne dispute pas cela à Jean, peur de le décourager comme il la été pendant deux années sombres. Après tant dannées, je laime profondément, de tout mon cœur, et je ne peux imaginer une séparation. Vivre dans la distance est éprouvant, mais pour Jean, je suis prête à tout.
Un soir de mai, une inquiétude ma saisie. Peutêtre le fait que lété rend les absences de Jean plus lourdes. Jai appelé son portable :
Jean, où estu ? Chez tes parents ? Pourquoi ta voix estelle si triste ? Pardon si je tai contrarié. Au revoir.
Je regardais lécran éteint, les larmes menaçaient. Jamais il ne mavait parlé ainsi. Incapable de rester, jai emmené Léon chez sa grandmère, puis je suis partie en direction du village de ses parents.
Arrivée tard le soir, le camion de Jean nétait plus devant la maison. Je me suis sentie vaincue davoir parcouru tant de chemin pour rien, mais jai frappé à la porte. Madame Dubois, surprise, a rouvert avec chaleur, ma offert le thé. Monsieur Dubois dormait, nous parlions à voix basse. Alors quelle allait me réconforter, une petite fille denviron trois ans, toute endormie, est sortie dune chambre, ressemblant étrangement à Jean et à Monsieur Dubois. Elle frottait les yeux, sanglotait, appelait « maman ». Madame Dubois la prise dans ses bras, la berçait en fredonnant une berceuse.
« Doù vient cette enfant ? » aije demandé, après lavoir calée.
Cest la fille de notre cousine, Lydie, a expliqué Madame Dubois en vitesse, Elle est décédée il y a quelques jours, elle navait personne dautre, alors nous avons recueilli la petite Katia.
Vous comptez la garder ici ? aije interrogée, inquiète. Ce ne sera pas trop dur pour vous, elle est encore toute petite. Et son père?
Avant quelle puisse répondre, Monsieur Dubois, réveillé par le bruit, est sorti, a vu la scène, et a demeuré figé. Je lai embrassé sur la joue :
Pardon de vous réveiller, Katia sest réveillée. Elle est si mignonne, désolé pour sa mère. Vous avez été très gentils de ne pas labandonner, mais je crains que ce soit difficile pour vous, vous nêtes plus jeunes.
Madame Dubois a acquiescé, et jai demandé à rester pour la nuit, veiller sur Katia. Toute la nuit, je nai pas fermé lœil, caressant ses cheveux clairs, déjà décidée de ce que je dirais à Jean demain.
Au petit matin, le regard dun homme au bord du lit sest posé sur moi. Cétait Jean, les yeux remplis dune peur muette, observant la petite endormie à côté de moi.
Jean, sil te plaît, pouvonsnous ladopter? Je pourrais lélever comme la nôtre, je le promets.
Il a tourné le dos, a quitté la chambre. Je lai suivi dehors, il était assis sur un banc sous un bouleau, les larmes coulant. Il sest excusé, murmurant :
Pardon Je ne veux pas te la faire… Je sais que ce nest pas mon enfant, mais elle me ressemble. Je taime, vraiment. Cétait un caprice, une folie.
Il a raconté que Lydie vivait avec une vieille grandmère dans un hameau voisin, quil était venu à son anniversaire, que, quelques jours avant, elle était tombée enceinte et voulait que je devienne son père. Il avait accepté de laider, mais jamais elle na été son épouse. Elle a finalement confié la petite à nous, refusant de lemmener avec son futur mari étranger. Jean était désemparé, ne sachant que faire.
Je suis restée silencieuse, me suis assise près de Katia, cherchant à la haïr, à y voir le visage de Jean, mais je ne voyais que la ressemblance avec lhomme que jaime. Jai pleuré doucement, mes mains couvrant mon visage, laissant les larmes couler sans les essuyer, comme si elles pouvaient laver mon ressentiment.
Soudain, la petite ma touchée la main, ses yeux bleus grands et curieux, et a souri :
Ne tinquiète pas, je ne suis pas méchante. Laissemoi te faire une tresse.
Son sourire a fait fondre mon cœur. Jai arrêté de pleurer, jai imaginé son avenir, même si elle était aujourdhui dans un orphelinat, je lai prise dans mes bras :
Daccord, je vais te tresser les cheveux, même si je ne sais pas encore comment.
Le tribunal a finalement autorisé ladoption de Katia par nous deux. Léon était aux anges, il a déclaré quil protégerait sa petite sœur, désormais son aîné. Jean a mis fin à ses tournées, nous avons géré ensemble le magasin et, peu après, en avons ouvert un deuxième.
Je nai jamais réellement oublié la trahison de Jean, mais je lai pardonné, voyant la sincérité de son remords. En décembre, nous sommes rentrés à la maison après le spectacle de Noël. Katia était ravie, le Père Noël lui avait offert une énorme boîte de bonbons. Elle a couru vers son père, la enlacé et a chuchoté :
Papa, saistu ce que jai demandé au Père Noël? Un petit frère ou une petite sœur.
Jean, étonné, a répondu :
Ma petite, il ne pourra pas exaucer ce souhait, demande autre chose.
Pourquoi pas? aije ri, Peuton refuser une petite fille aussi adorable?
Jean est resté figé, moi jai ri, hochant la tête. Quand Léon est revenu de son entraînement, il a vu son père tournoyer Joyeusement autour de moi, tandis que Katia, toute couverte de chocolat, était assise sur le canapé, souriante. Léon sest assis à côté delle, a pris une friandise et a dit :
Nos parents sont vraiment formidables, nestce pas, petite sœur?
Ainsi se poursuit notre vie, faite de petites joies, de douleurs guéries et dun amour qui, chaque jour, se reconstruit.







