La Lune de Juin : Un Conte Envoûtant

JUNON

Elle devait mettre bas dun jour à lautre. Une énorme rottweiler de trois ans répondant au nom dAïda. Mais pour ses proches, elle était simplement Junon. Je ne me souviens plus qui a eu le premier ce surnom bizarre et tendre. Mais il lui est resté. Ainsi, cette chienne vivait avec deux noms : lun pour la famille, lautre pour les autres. Et elle ny voyait aucun inconvénient : Junon, cétait Junon. Elle nen perdait rien. Tante Margot, sa maîtresse, était une femme dune bonté rare, très hospitalière et douce de nature, follement éprise de sa protégée. La rottweiler le savait et en profitait sans scrupule. Bien quAïda ait suivi avec moi un « cours déducation canine » et réussi son examen dobéissance, elle sautorisait beaucoup de libertés, avec la complicité des propriétaires. Elle dormait exclusivement dans leur lit, ignorant souvent les règles de bienséance : au petit matin, elle poussait de ses pattes puissantes loncle Paul hors du lit et, sétalant sur lespace libéré, ronflait bruyamment avant de se rendormir. Elle mangeait comme un véritable membre de la famille, dans la cuisine, posant sa lourde tête sur les genoux de tante Margot. Elle pouvait aussi subtiliser directement un morceau de viande dans une assiette, sans le moindre remords. Ses maîtres lui permettaient tout et, au moindre signe de malaise, alertaient la moitié de la ville. Cest ce qui arriva cette fois-là.

Il faut dire quà cette époque, le téléphone portable nexistait pas encore. Mais en connaissant ladresse de la personne recherchée et en prenant un taxi, on sen sortait dans les situations délicates. Donc, après mavoir conduite chez ma patiente, tante Margot essaya, comme dhabitude, de se ressaisir. Junon nous accueillit à la porte de lappartement. Lourde et énorme, en parfaite santé malgré une respiration haletante. Cétait normal, elle était sur le point daccoucher. Daprès mon rapide examen, elle allait offrir à ses maîtres une douzaine de chiots. Pas moins.

« Alors ? » demanda la maîtresse, anxieuse, en posant un regard inquiet sur la chienne. « Tante Margot, » dis-je, gênée, « vous pourriez au moins me laisser enlever mon manteau et me laver les mains avant dexaminer votre chienne. »

Junon, anticipant lattention quon allait lui porter, gémit de joie, remuant la queue et souriant de toute létendue de sa large gueule. Il lui restait au moins douze ou quatorze heures avant la mise bas. Aucune pathologie ou anomalie nécessitant une surveillance immédiate, comme je mempressai de le signaler.

« Comment ? » sexclama tante Margot, les mains en lair. « Tu vas nous laisser seuls cette nuit ? Et si laccouchement commence plus tôt ? Et si un chiot sétouffe ou reste coincé ? » Ses yeux se figèrent de peur. La chienne, sentant langoisse de sa maîtresse, gémit à son tour et me fixa avec un regard suppliant.

« Je vous répète, tout va bien. Elle accouchera demain matin, vers midi. »

« Laure, » implora la vieille dame, « sil arrive quoi que ce soit à Junon, je ne men remettrai pas. Tu te souviens quand elle était malade ? » Je hochai la tête. « Tu te souviens quand elle était mourante ? » Je hochai à nouveau. « Jai failli mourir avec elle. Tu veux que ça recommence ? » Elle leva les sourcils, interrogative. Honnêtement, ce jour-là, son hystérie mavait terrifiée, allongée sur le tapis avec son chiot atteint dentérite. Une telle réaction panique devant létat dun animal, cétait une première dans ma carrière. Il avait fallu de gros efforts pour la calmer et lui permettre de me laisser soigner le patient en détresse. Je ne voulais pas revivre ça.

« Bon, daccord, » dit la maîtresse, soulagée de mavoir convaincue si facilement de rester, avant daller préparer du thé dans la cuisine. Junon eut soudain un éclair de mémoire. Elle se rappela que la place dun chien bien éduqué nétait pas dans la cuisine, mais plutôt près de la porte dentrée, dans le couloir.

« Où est Junon ? » sinquiéta tante Margot, ne voyant pas la chienne à ses côtés. Elle se leva et alla dans le couloir. Junon était couchée sur son tapis, la tête posée sur ses pattes avant, lair triste.

« Junon, » appela la maîtresse. La chienne lui lança un regard entendu, mais ne bougea pas.

« Ah, » comprit la vieille dame, « tu as peur de Laure ? Cest elle qui tinterdit daller dans la cuisine. La méchante prof. » Et tante Margot éclata dun rire enfantin.

Je ne cesse de mémerveiller devant lintelligence des chiens. Pourtant, chez elle, on la gâtait tous les jours, lui permettant tout. Et pourtant, elle se souvenait quavec léducatrice, on ne plaisantait pas. Bravo, Junon.

Lappartement de mes connaissances était assez spacieux pour le coin. Deux grandes pièces claires, orientées au sud. Au deuxième étage dune maison en bois, très bien isolée. Après un dîner léger que javais tout de même réussi à avaler, on me montra la chambre damis pour la nuit. À côté, une salle de bains séparée, avec eau chaude et froide. À cette époque, dans notre ville, leau ne coulait pas toujours en hiver. Je ne pouvais donc pas refuser une telle offre. Rafraîchie par la douche, je sortis de la salle de bains. Quelle ne fut pas ma surprise de tomber sur Junon.

« Tu me surveilles ? » demandai-je sérieusement. Elle resta immobile, hésitante. « Quest-ce que veut notre future maman ? » ajoutai-je, voyant son regard suppliant.

Junon fila vers le salon où se trouvaient ses maîtres et, arrivée à la porte, se retourna vers moi. Comme pour demander la permission de dormir dans son environnement habituel. Cette chienne était sacrément maline. Mais au dernier moment, elle changea davis et revint dans le couloir.

Peu après, le maître rentra du travail. Nouvelle séance de thé et conversation tranquille dans la cuisine. Junon refusa catégoriquement de dormir avec eux dans leur chambre, ce qui les surprit beaucoup.

Dehors, tous les signes annonçaient une tempête de neige. Des nuages sombres couvraient le ciel dun horizon à lautre, prêts à déverser des flocons en abondance. La lune, à peine apparue, se cacha aussitôt. Bref, lhiver

Vers minuit, tout le monde alla se coucher. Le sommeil ne venait pas. Je suis une noctambule. Plutôt que de compter les moutons, je pris un magazine posé sur la table de nuit. Après lavoir feuilleté un moment, mes paupières salourdirent. Jéteignis la lampe et mallongeai confortablement. Je laissai la porte ouverte, au cas où la chienne aurait besoin de moi.

La nuit, je me sentis mal. Je me réveillai en sursaut, une douleur aiguë transperçant ma nuque et descendant vers mon cœur. Je me souvins avoir laissé ma trousse de médicaments dans lautre pièce après avoir examiné Junon. La douleur augmentait si vite quil était hors de question de me lever. Lair me manquait cruellement. Des vertiges et une extrême faiblesse sajoutèrent à mon malaise. Il fallait agir vite. Jappelai tante Margot, mais ma voix était trop faible. Junon arriva en entendant mon appel. Voyant mon état, elle saffola.

« Junon, » murmurai-je, soulagée de cette chance de salut. « Va chercher Margot. » La chienne me fixa, réfléchit une seconde, puis bondit vers le salon où dormaient ses maîtres. Jentendis ses grattements à la porte. Ils lavaient fermée. Pas de chance. Junon revint en courant dans ma chambre, ses griffes claquant sur le sol. À son regard anxieux, je compris que ma mission de sauvetage échouait.

« Junon Ouvre-leur la porte. La porte, » chuchotai-je, les lèvres sèches. La douleur au cœur sintensifiait. Si je mévanouissais, cétait fini. Je suppliai à nouveau la chienne.

Au troisième essai, elle réussit à ouvrir la porte en se jetant contre elle. Junon se précipita vers tante Margot et la secoua pour la réveiller.

« Junon, tu veux sortir ? Cest tôt, » grogna la maîtresse, ensommeillée. Mais la chienne insista. Finalement, tante Margot se leva et, au lieu de venir me voir, enfila son manteau, prit la laisse, laccrocha au collier et entraîna Junon vers la porte.

Jentendais leurs mouvements dans le couloir, mais je navais plus la force de parler. Junon résistait de toutes ses forces, les pattes écartées. Il fallait une sacrée énergie pour déplacer une telle masse. Profitant dun moment dinattention, la chienne tira si fort sur la laisse quelle fit rentrer sa maîtresse, encore habillée, dans ma chambre.

Désorientée, tante Margot me regarda, bouche bée, puis Junon. Elle mit un moment à comprendre que la chienne lavait amenée vers moi pour une raison urgente.

« Laure, tu ne vas pas bien ? » demanda-t-elle, essoufflée.

« Non, bon sang, je plaisante, » pensai-je, sarcastique. Mais la douleur était bien réelle et insupportable.

« Si je ne me pique pas, cest la fin, » cette pensée paniquante revint. « Il faut se ressaisir. »

« Ma trousse, » réussis-je à articuler avant une nouvelle crise.

Étonnamment, tante Margot courut chercher ma trousse dans le salon et me la rapporta. « On appelle les urgences ? La voisine du dessous a un téléphone. »

Ignorant sa question, je sortis déjà lampoule et la seringue. Dans ces cas-là, chaque seconde compte. Mais je navais plus la force douvrir lampoule. Heureusement, tante Margot maida sans discuter, la cassa et remplit la seringue. Je minjectai le médicament dans la cuisse sans sourciller.

« Si je men sors, je me jure de faire un check-up. »

La douleur satténua rapidement, et mes joues reprirent des couleurs, selon tante Margot, qui ne mentait jamais. Elle mit longtemps à se remettre de cette nuit agitée. Nous bûmes encore du thé dans la cuisine, et je remerciai ma sauveuse pour sa ténacité. Les chiens ont vraiment de lintelligence. Le sommeil était loin. Junon, en chienne bien éduquée, demanda plusieurs fois à sortir. Et tante Margot, tour à tour, shabilla et se déshabilla, rapportant sur ses épaules des flocons blancs et duveteux.

Vers onze heures, les contractions commencèrent. Ce fut à mon tour daider Junon. Une portée de chiots joufflus et en bonne santé arriva lun après lautre, à intervalles rapprochés. Aïda regardait son trésor, stupéfaite. Lexpression éberluée de cette mère héroïque resta gravée dans ma mémoire. Elle était devenue maman, et ça, ça na pas de prix.

Elle nest plus là aujourdhui. Elle a vécu une vie longue et heureuse, entourée damour. Mais parfois, je repense encore à ma sauveuse. Les animaux savent être reconnaissants. Et quand, des années plus tard, je revis tante Margot feuilleter un vieil album photos, elle sarrêta sur celle de Junon allongée auprès des chiots, le regard paisible. « Tu sais, murmura-t-elle, elle na plus jamais réclamé à sortir cette nuit-là. Pas une seule fois. Comme si elle savait. » Jai hoché la tête, les larmes aux yeux. Comme si elle savait, oui.

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