Émilie regardait par la fenêtre du train en pensant à sa mère. Trois jours passés à son chevet, à lui préparer des bouillons, à lui donner ses médicaments. La fièvre n’était tombée qu’hier.
Tu devrais rester encore un jour, lui avait murmuré sa mère ce matin.
François est tout seul à la maison, maman. Il doit déjà mourir de faim.
Maintenant, dans le wagon, elle regrettait de ne pas l’avoir écoutée. Mais François avait appelé chaque soir, s’inquiétant pour sa mère, se plaignant du frigo vide. Sa voix avait une étrange tonalité. Fatiguée, peut-être.
Tu me manques, avait-il murmuré la veille avant de s’endormir.
Émilie avait souri. Trente-deux ans de mariage, et il lui manquait encore. Un brave homme, après tout.
Le train oscillait. La femme en face d’elle croquait des graines de tournesol en lisant un polar. Sur la couverture, une jeune femme embrassait un homme en costume. Émilie jeta un regard furtif à son reflet dans la vitre. Les rides, les racines grises qui ressortaient. Quand avait-elle vieilli à ce point ?
Vous rentrez voir votre mari ? demanda sa voisine.
Oui. Je rentre à la maison.
Moi, je vais voir mon amant, gloussa-t-elle. Mon mari croit que je suis chez ma sœur.
Émilie rougit et détourna le regard. Comment pouvait-on dire des choses pareilles ?
Son téléphone vibra.
*Comment ça va ? Tu arrives quand ?* avait écrit François.
Émilie vérifia lheure. Quatre heures avant darriver. Elle avait envie de répondre honnêtement, mais changea d’avis. Ce serait une surprise. Elle préparerait un bon dîner. Il serait heureux.
*Je serai là demain matin. Tu me manques aussi*, envoya-t-elle.
François mit aussitôt un cœur.
Dehors, les champs et les villages défilaient. Émilie sortit de son sac un thermos de thé. Sa mère l’avait forcée à l’emporter, avec des sandwichs. Elle la couvrait toujours comme une enfant.
Tu as maigri, ma fille. Ce François ne doit pas veiller sur toi comme il faut.
Maman, jai cinquante-sept ans.
Et alors ? Tu resteras toujours ma petite fille.
Émilie mordit dans son sandwich au jambon en pensant à sa mère. Seule dans cet appartement où elle avait grandi. Son père était mort cinq ans plus tôt. Sa mère refusait de les rejoindre en ville.
Vous avez votre vie, disait-elle toujours. Ne vous occupez pas de moi.
Mais Émilie aimait soccuper des autres. Toute sa vie avait été ainsi. Dabord ses parents, puis François, les enfants. Elle avait été professeure, mais avait arrêté quand Théo était né. Puis ce fut au tour dAmélie. Et finalement, elle était devenue femme au foyer.
Pourquoi travailler ? disait François. Je gagne bien ma vie. Occupe-toi de la maison.
Alors elle sen était occupée. Trente ans. À cuisiner, laver, repasser. Élever les enfants, les emmener à leurs activités. Repasser les chemises de François, recoudre ses chaussettes.
Les enfants avaient grandi, étaient partis. Théo travaillait dans une autre ville, avait sa propre famille. Amélie sétait mariée, avait eu un petit. Maintenant, elle était grand-mère.
Et ensuite ?
Le train ralentit. Émilie ramassa ses affaires, dit au revoir à sa voisine. Sur le quai, cétait bruyant, bondé. Le bus jusquà la maison prit une demi-heure.
Pendant le trajet, elle imaginait la surprise de François. Il croyait quelle arriverait demain. Elle allait faire des courses en chemin, acheter de la bonne viande, des pommes de terre nouvelles. Préparer un dîner, mettre la table avec soin.
Au supermarché, elle prit tout ce quil fallait. La caissière sourit :
Vous préparez une fête ?
Oh, non. Juste un dîner pour mon mari.
Les sacs étaient lourds. Elle eut du mal à atteindre limmeuble. Dans lascenseur, elle reprit son souffle. Fouilla longtemps dans son sac pour trouver ses clés.
Enfin, elle ouvrit la porte.
François, cest moi ! cria-t-elle. Je suis rentrée !
Silence. Il devait dormir. Il était tard, presque minuit.
Elle posa les sacs par terre, ôta son manteau. La lumière était allumée dans lappartement. Bizarre. François ne dormait jamais avec la lumière.
Elle sapprocha du placard pour ranger son manteau et sarrêta net. Des chaussures traînaient près du seuil. Des escarpins noirs, vernis.
François ? appela-t-elle plus doucement.
Son cœur battit plus vite. Peut-être ceux dAmélie ? Elle avait une clé. Non, Amélie portait du 38, pas du 36. Et elle naurait jamais laissé ses chaussures là, en désordre. Émilie avança vers la chambre, poussa la porte entrouverte. La lumière du salon éclairait à peine le lit. Deux silhouettes sous la couette. Une respiration régulière, une autre plus légère. Elle ne bougea pas. Ne respira pas. Puis, très lentement, elle recula, referma la porte sans bruit. Dans la cuisine, elle vida les sacs. Rangea la viande au congélateur, les pommes de terre dans le placard. Prit une tasse dans le vaisselier, la remplit deau. But lentement. Dehors, une voiture passa. Elle resta longtemps debout, à regarder par la fenêtre, sans voir. Puis elle éteignit la lumière et sassit dans le fauteuil du salon. Attendit le matin.







