**Journal dun homme 15 juillet**
« Maman ne partira pas ! Cest toi qui finiras à la rue ! » cria son mari, oubliant à qui appartenait vraiment lappartement.
Élodie se tenait près de la fenêtre. La chaleur de juillet pesait sur la ville. Dans la cour, les enfants couraient entre les arbres, cherchant lombre.
« Élodie, où est ma chemise ? » La voix venait de la chambre. « La rayée ! »
« Elle est dans le placard », répondit-elle sans se retourner. « Sur létagère du haut. »
Théo apparut sur le seuil du salon, en train de boutonner la chemise quil avait trouvée. Grand, robuste, avec des mains douvrier celles dun mécanicien. Autrefois, elle avait trouvé ces mains rassurantes.
« Écoute », commença-t-il en ajustant son col. « Ma mère vient aujourdhui. Range mieux, la dernière fois elle a passé la soirée à se plaindre de la poussière. »
Élodie se tourna lentement vers lui. Une irritation familière lui serra le cœur.
« Ta mère trouve toujours quelque chose à redire », murmura-t-elle. « La dernière fois, la soupe était trop claire, lautre fois les boulettes trop salées. »
« Alors fais mieux », répliqua Théo, comme sil parlait du temps. « Elle a de lexpérience, elle donne des conseils, et toi tu ténerves. »
Élodie serra les poings. Cet appartement était le sien. Elle lavait eu avant même de le connaître, meublé à son goût, investi toutes ses économies dans la rénovation. Et maintenant, chaque fois que Brigitte venait, elle déplaçait tout et lui expliquait où les choses devaient être.
« Théo, nous vivons chez moi », lui rappela-t-elle. « Tu pourrais en tenir compte ? »
Son mari se figea, la main déjà sur la poignée.
« Quest-ce que tu insinues ? » Sa voix sassombrit. « Que je ne suis pas chez moi ici ? »
« Je dis que ta mère se comporte comme si elle était chez elle », rétorqua Élodie en sapprochant. « Et toi tu la laisses faire. »
« Maman veut notre bien ! » Théo se tourna complètement vers elle. « Celui de sa famille ! Dailleurs, elle a même cédé son propre logement à son fils cadet ! »
Élodie eut un sourire amer. Cette histoire d« aider les jeunes » commençait à lépuiser.
« Ta mère a donné un deux-pièces à Julien il y a deux ans », dit-elle lentement. « Et alors ? Ça lui donne le droit de commander chez moi ? »
« Chez nous ! » aboya Théo. « On est mariés ! »
« Avec ton salaire de deux mille euros, on louerait un coin en banlieue », les mots lui échappèrent avant quelle ne puisse les retenir.
Le visage de son mari se ferma. Il savança, écrasant de toute sa stature.
« Alors maintenant tu me le reproches ? » Sa voix tremblait de colère. « Parce que je ne gagne pas assez ? »
« Je ne te reproche rien », releva Élodie le menton. « Je te rappelle juste la réalité. Ta mère loue parce quelle a donné son appart à Julien. Pourtant, elle nous dicte comment vivre. »
« Julien avait vraiment besoin daide ! » Théo se tourna vers la fenêtre. « Jeune couple, ils veulent des enfants ! »
« Des enfants », répéta Élodie. « Toujours des enfants. »
Son mari pivota brusquement. Une lueur familière salluma dans ses yeux.
« Et quoi, ce nest pas le moment ? Ça fait cinq ans quon est mariés et tu remets toujours ça à plus tard. Une vraie femme a des enfants ! »
« Avec quoi, Théo ? » Élodie écarta les mains. « Avec ton salaire ? Tu sais combien coûtent les couches ? Les vêtements ? Les médicaments ? »
« On se débrouillera », balaya-t-il. « Les autres y arrivent ! »
« Les autres », secoua la tête Élodie. « Et moi je serai coincée en congé maternité sans un sou pendant que tu te crèves au boulot pour des cacahuètes ? »
Dehors, les oiseaux chantaient dans les feuilles. Théo resta silencieux, regardant au loin. Élodie vit sa mâchoire se serrer.
« Tu sais quoi », finit-il par dire en se retournant. « Assez de disputes. Ma mère a des problèmes. »
« Quels problèmes maintenant ? » Élodie séloigna de la fenêtre.
« Elle ne peut plus louer », Théo se frotta la nuque. « Sa retraite ne suffit pas et la propriétaire a doublé le loyer. »
Élodie hocha la tête. Brigitte se plaignait depuis des mois du coût du logement. Il était logique quelle aille vivre chez son fils cadet dans ce deux-pièces quelle lui avait offert.
« Je vois », dit Élodie. « Alors la famille de Julien devra faire de la place. »
Théo se redressa vivement. Son regard se durcit.
« Maman vivra ici. Temporairement, le temps quelle trouve autre chose. »
Élodie resta immobile. Ses paroles résonnèrent comme au loin.
« Ici ? » répéta-t-elle. « Dans notre appartement ? »
« Oui, ici ! » Théo éleva la voix. « Quel est le problème ? Il y a de la place. »
« Théo, où va-t-elle dormir ? Dans le salon ? »
« Et alors ? » Il croisa les bras. « Maman a tout sacrifié pour ses enfants, et toi tu fais ta radine ! »
Élodie recula contre le mur. Une indignation sourde la submergea.
« Pourquoi pas chez Julien ? » demanda-t-elle doucement. « Elle lui a donné son appart. »
« Ils ont un enfant ! » rugit Théo. « Ils ont besoin despace ! On nest pas une famille, nous ? »
« Si, mais cet appart est à moi », rappela-t-elle.
Le visage de son mari devint plus sombre encore. Il sapprocha.
« Égoïste ! Tu ne penses quà toi ! Une épouse normale soutiendrait son mari dans les moments difficiles ! »
Élodie se colla contre le mur. Il était trop près, étouffant.
« Tu ne veux pas denfants, alors aide au moins la famille comme ça ! » continua-t-il. « Maman a tout sacrifié pour nous ! »
« Théo, écoute », commença Élodie, mais il linterrompit.
« Peut-être que tu nas pas besoin de famille ? Alors dis-le clairement ! »
Élodie baissa la tête. Théo savait où appuyer, connaissait chaque point faible. La culpabilité lenvahit.
« Daccord », dit-elle à voix basse. « Elle peut rester quelque temps. »
Une semaine plus tard, Brigitte emménagea dans leur salon. Elle arriva avec trois valises et commença immédiatement à tout réorganiser. La télé fut déplacée près de la fenêtre, le canapé contre le mur, les plantes dÉlodie reléguées sur le balcon.
« Ça sera plus lumineux comme ça », expliqua sa belle-mère en rangeant. « Et ces pots ne font que ramasser la poussière. »
Élodie regarda en silence son salon se transformer en chambre dinvité. Théo aidait sa mère, portant les affaires lourdes.
« Maman, tu seras bien ici ? » demanda-t-il doucement.
« Je madapterai », soupira Brigitte. « Même si cest un peu petit. »
Trois mois passèrent. Élodie devint une ombre chez elle. Elle marchait sur la pointe des pieds, évitant de déranger sa belle-mère. Sexcusait pour chaque bruit, chaque geste.
Brigitte prit le contrôle total. Elle jeta la lessive dÉlodie, la remplaçant par la sienne. Interdit lachat de sa charcuterie préférée.
« Celle-ci est trop chère, prends la normale », ordonna-t-elle au supermarché. « Pourquoi gaspiller de largent ? »
Le matin, Élodie nettoyait sous son regard vigilant. Un jour, en sortant les poubelles, quelque chose de familier attira son attention. Elle se baissa et resta figée.
Un album photo denfance. Celui avec les images de maternelle et décole. Son seul souvenir denfance.
Les mains tremblantes, elle le sortit, taché de marc de café.
« Brigitte », appela-t-elle en entrant dans le salon. « Pourquoi cétait à la poubelle ? »
Sa belle-mère ne daigna même pas lever les yeux de la télé.
« Ça ? Je lai jeté. Des vieilleries, ça prend de la place. »
« Ce sont mes photos denfance ! » La voix dÉlodie tremblait.
« Des vieux trucs », fit Brigitte avec un geste agacé. « Pourquoi garder ça ? »
Quelque chose en Élodie se brisa. Trois mois dhumiliations, de silence et de honte explosèrent.
« Sors ! » hurla-t-elle. « Sors de chez moi tout de suite ! »
Sa belle-mère bondit du canapé, les yeux furibonds.
« Comment oses-tu parler ainsi à tes aînés ! » cria-t-elle. « Tu devrais savoir tenir ta place ! »
Théo, ébouriffé, surgit de la chambre. Entendant les cris, il prit immédiatement le parti de sa mère.
« Maman ne partira pas ! » rugit-il à sa femme. « Cest toi qui finiras à la rue ! »
Mais en Élodie, quelque chose sétait définitivement brisé. Son cri séteignit dans sa gorge. Elle regarda son mari et sa mère avec un calme glacé. La rage avait cédé la place à une clarté froide.
« Lappart est à mon nom », dit-elle, ferme mais posée. « Cest moi seule qui décide qui vit ici. »
« Comment oses-tu ! » Théo savança, le visage rouge de fureur. « Je suis ton mari ! »
« Ex-mari », corrigea-t-elle en se dirigeant vers le placard.
Elle sortit un grand sac de sport et commença à y jeter les affaires de sa belle-mère chemisiers, jupes, robes sans ménagement.
« Tu as perdu la raison ! » cria Théo. « Arrête ça tout de suite ! »
Élodie ne répondit pas. Elle arracha les pantoufles sous le canapé, les lança dans le sac. La vieille femme courait, essayant de récupérer ses affaires.
« Ma fille, calme-toi ! » Sa voix tremblait dindignation. « On est une famille ! »
« Une famille ? » Élodie se retourna. « Une famille ne jette pas les photos denfance à la poubelle ! »
Sa belle-mère recula. Théo tenta de saisir le sac, mais Élodie lévita.
« Maman a tout sacrifié pour ses enfants ! » hurla-t-il. « Et toi tu la jettes comme un chien ! »
« Pendant cinq ans, jai supporté vos absurdités », ferma Élodie le sac gonflé. « Pendant trois mois, jai vécu comme un fantôme chez moi ! »
Elle alla dans la chambre prendre les affaires de son mari pulls, chemises, jeans tout dans un autre sac. Théo la suivit, lui attrapant le bras.
« Réfléchis ! Où est-ce quon va aller ? »
« Ce nest pas mon problème », se dégagea-t-elle. « Va chez Julien. »
« Il ny a pas de place chez Julien ! » gémit sa belle-mère depuis le salon. « Ils ont un enfant ! »
« Et ici, il y a moi ! » cria Élodie en portant les deux sacs.
Elle les posa devant la porte. Revint chercher les chaussures, les produits de beauté, les bibelots.
« Tu vas devenir folle de solitude ! » vociféra Théo en enfilant sa veste. « Tu vas revenir nous supplier de rentrer ! »
Élodie ouvrit la porte en silence. Sa belle-mère reniflait, fourrant ses dernières affaires dans un sac.
« Ma fille, réfléchis encore », supplia-t-elle. « Où est-ce quon va vivre maintenant ? »
« Là où vous viviez avant moi », répondit Élodie.
Théo empoigna son sac, sortit en trombe. Sur le seuil, il se retourna, le visage déformé par la rage.
Brigitte sortit la dernière, traînant ses valises. Elle jeta un dernier regard depuis le palier.
« Ingrate ! » cria-t-elle. « On ne voulait que ton bien ! »
Élodie ferma la porte. Tourna la clé deux fois, mit la chaîne. Des cris, des pas, les portes de lascenseur résonnèrent dans lescalier.
Puis le silence.
Élodie resta adossée à la porte, écoutant sa propre respiration. Pour la première fois depuis des mois, il ny avait pas de télé qui hurlait, pas de canapé qui grinçait sous un poids lourd.
Elle entra dans le salon. Remit le canapé à sa place, tourna la télé. Reposa ses plantes sur le rebord de la fenêtre.
Puis elle sassit, prit lalbum photo sauvé entre ses mains. Feuilleta les pages cérémonies scolaires, un anniversaire avec cinq bougies, la photo de fin de maternelle.
Et soudain, elle rit. Doucement dabord, puis plus fort. Le rire se transforma en sanglots de soulagement, puis en rire à nouveau. Elle rit jusquà ce que les larmes coulent sur son visage, serrant lalbum contre sa poitrine.
La maison était à nouveau sienne. À elle seule.
**Leçon du jour :** On ne réalise parfois le poids des autres que lorsquils ne sont plus là. La liberté, cest parfois simplement retrouver son espace et soi-même.







