Dix ans de patience
La vie conjugale na pas souri à Matthieu. À trente ans, il divorça après trois ans de mariage.
«Au moins, on na pas eu denfant,» confiait-il à ses collègues. «Ça aurait été dur de labandonner.»
Il sétait trompé sur Élodie. Elle ne voulait pas dune vie de famille, préférant les sorties entre copines. Lui aussi faisait partie de leur bande, et il était tombé sous le charme de cette fille pétillante. Trop pétillante, finalement, et un brin insolente.
«Matthieu, tu pars en mission à Saint-Rémy, à cinquante kilomètres de Lyon,» lui annonça lingénieur en chef. «Un mois, peut-être moins si tu ten sors vite. Tu es libre comme lair maintenant, profites-en !»
Matthieu, ravi de changer dair, accepta avec joie. Dautant quil navait jamais visité cette région.
«Vous pouvez loger à linternat, mais cest en rénovation,» lui proposèrent-ils. «Sinon, il y a une petite maison près de la sous-station où vous travaillerez.»
«Non merci, les travaux, cest lenfer,» répondit-il en riant. «Je préfère une chambre chez lhabitant. Qui sait, peut-être que la cuisine sera bonne Je suis un homme seul, après tout.»
On linstalla donc chez une veuve, Geneviève. Une femme austère, peu loquace, vêtue de noir jusquaux pieds, un foulard serré sur la tête. Pourtant, à ses mouvements vifs, Matthieu devina quelle était jeune.
«Elle a dû se vieillir à force de porter ces habits sombres,» pensa-t-il.
Ils vécurent en silence, échangeant à peine. Mais Geneviève cuisinait divinement, et Matthieu, ravi, préféra cela à la cantine locale.
«Dis donc, Louis,» demanda-t-il un jour à son collègue, «ma logeuse, Geneviève Elle nest pas vieille, mais elle shabille comme une nonne. Elle est croyante ?»
«Geneviève ? Tu ne las jamais vue sans son foulard ?»
«Non, dès le matin, elle est déjà emmitouflée. Mais bon, elle me régale, alors je ne me plains pas.»
«Ah, ça, mon vieux, une bonne cuisine, cest sacré !» sexclama Louis, les yeux pétillants. «Ma Clémentine, même si je rentre ivre, elle me gronde, puis me nourrit. Cest ça, lamour !»
Matthieu rit. «On a tous un point faible pour la bonne chère.»
Puis, intrigué : «Mais pourquoi tu parles de son foulard ?»
Louis soupira. «Cest à cause du malheur. Elle et François saimaient tant Un amour comme on en voit peu. Ils se sont mariés, jétais là. Un mois plus tard, il prenait un raccourci en voiture sur la rivière gelée. La glace a cédé. On ne la retrouvé quau dégel, loin en aval.»
Matthieu siffla entre ses dents.
«Depuis, Geneviève se cache sous ces habits. Elle na pas trente ans.»
Ce soir-là, Matthieu rentra songeur. En entrant, il resta pétrifié : Geneviève, dos à lui, peignait ses longs cheveux noirs qui cascadaient dans son dos. La porte grinça. Elle se retourna, et il la vit enfin une beauté à couper le souffle.
«Oh !» fit-elle, rattrapant son foulard en hâte.
«Geneviève pourquoi cacher une telle splendeur ?»
«Je lai promis.»
Elle séclipsa dans la cuisine. Plus tard, Matthieu tenta de lapprocher, mais elle se referma comme une huître.
Puis vint son anniversaire. En rentrant, il lui offrit un bouquet de coquelicots cueillis en chemin.
«Pour vous. Aujourdhui, vous ne pouvez pas refuser.»
«Pourquoi ?»
«Cest mon anniversaire.»
Elle sourit légèrement. «Jaurais préparé un gâteau.»
«Il y a mieux,» dit-il en sortant une bouteille de vin, une tarte et deux tablettes de chocolat.
Ils trinquèrent, mais elle reposa son verre après une gorgée.
«Je ne bois pas. Mais joyeux anniversaire, Matthieu.»
Sa voix était douce comme le miel.
«Parlez-moi de François,» osa-t-il. «Ça soulage, parfois.»
Elle écouta dabord son histoire à lui son divorce, sa maladie. Puis, lentement, elle parla.
«Je laime toujours. Le destin me la donné, puis repris trop vite. Sur sa tombe, jai promis de ne vivre que par le souvenir.»
«La mémoire est précieuse,» murmura Matthieu, «mais la vie ne nous est offerte quune fois.»
Elle hocha la tête. «Vous êtes bon. Vous méritez le bonheur.»
Quelques jours plus tard, il repartit, le cœur lourd.
Dix ans passèrent. Matthieu ne se remaria pas. Un jour, revenant de vacances en Provence, il vit le panneau : Saint-Rémy.
«Faut-il y aller ?» se demanda-t-il, tout en tournant déjà.
La route était goudronnée maintenant. Devant la maison de Geneviève, son cœur battait la chamade. Un nouveau portail. Peut-être avait-elle déménagé ?
Il allait repartir quand une voix derrière lui demanda :
«Vous cherchez quelquun ?»
Il se retourna. Cétait elle. Plus radieuse que jamais.
«Matthieu Celui qui ma dit que la vie ne se vit quune fois.» Elle sourit. «Entrez, je rentre juste des courses. Le thé est chaud.»
«Je ne pouvais pas passer sans vous voir. Jai toujours pensé à vous.» Il sourit à son tour. «On dit que ce quon a perdu, le destin nous le rend. Alors ne laissons pas passer notre chance.»
Ils se marièrent cinq ans plus tard. Elle élève maintenant leur fille, son portrait craché. Le bonheur a enfin trouvé sa place.







