**Journal dun homme ordinaire**
Je ne me pressais pas pour rentrer ce soir-là. Appeler « chez moi » ce studio en location était un peu exagéré. Jai fait un détour sous la pluie, les gouttes martelant le pare-brise de ma voiture. Une feuille jaune sétait coincée dans lessuie-glace côté passager. Lété indien était fini. Mon père disait toujours : « Tel été, telle femme. »
Mon père Loin dêtre un saint, il aimait lever le coude. Ma mère râlait, mais moi, jaimais bien quand il rentrait éméché. Il devenait tendre et me glissait quelques euros. Le lendemain, après lécole, je filais au tabac acheter un Opinel comme celui de Mathieu ou un Coca avec des chips.
Que cétait simple, à lépoque. Les parents étaient là pour protéger, expliquer, conseiller. Et puis, il y avait Élodie. Fragile, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleu clair. Un coup de vent un peu fort, et on aurait cru quelle senvolerait. Alors, je lui tenais toujours la main.
Mais ça na jamais dépassé quelques regards et un baiser volé, juste nos lèvres qui se frôlaient. Je ne voulais quune chose : marcher avec elle, sans but, sa main dans la mienne.
Son père était militaire. Elle est arrivée dans notre collège en cinquième. Puis, en seconde, sa famille a déménagé à Lyon après une mutation.
Combien de fois jai voulu lappeler ou lui écrire. Pour quoi faire ? Ils ne reviendraient pas, et Lyon me semblait aussi lointaine que la lune. Alors, à quoi bon nourrir des illusions ? Elle a dû penser la même chose, car elle ne ma jamais contacté non plus.
Pourtant, son image est restée gravée en moi. Toutes les filles que jai rencontrées ensuite lui ressemblaient vaguement. Aucune ne collait à ce souvenir ou à ce fantasme, je ne sais plus.
Et puis, jai épousé Laura, qui ne lui ressemblait pas du tout. Enfin, cest elle qui ma choisi. On était dans la même promo à la fac. Elle sortait avec dautres gars, pas mon genre. Puis, en troisième année, on a fait un stage ensemble. On rentrait souvent à pied. Elle venait dun bled en Provence, mais elle disait que cétait « un petit village ».
Lété, la résidence universitaire se vidait. Laura nest pas rentrée chez elle. Un soir, elle ma invité : « Jai fait une daube, tu veux venir ? Je ne vais pas tout manger seule. »
Mes potes mavaient prévenu : « Les filles de province cherchent un mec pour sinstaller en ville. Fais gaffe, sinon tu vas te retrouver marié sans comprendre comment. »
La daube était excellente, même mieux que celle de ma mère. Et puis ce qui devait arriver arriva. Au dernier moment, jai hésité, mais elle ma dit quelle était sous pilule. On a bien profité de ce stage. Je ne laimais pas, mais le désir était là rien à voir avec ce que javais ressenti pour Élodie.
À la rentrée, on sévitait en cours. Un mois plus tard, elle ma arrêté dans le couloir : « Je suis enceinte. »
Tavais dit que tu te protégeais.
Jai oublié une fois ou deux. Avant, ça passait. Avec toi, non. Jai peur de lavortement, et si je ne pouvais plus avoir denfants après ?
Je lai plainte. Et puis, je métais habitué à elle. Jen ai parlé à mes parents. Laura les a séduits en aidant à mettre la table et en donnant des conseils de cuisine à ma mère.
« Quelle bonne ménagère ! Au moins, je sais que mon fils ne mangera pas que des pâtes », a-t-elle dit.
On sest mariés avant Noël, avec la robe blanche, le gâteau et les jeux idiots. Qui a inventé cette tradition de porter la mariée sur un pont ? Mes potes rigolaient :
« Allez, Julien, plus vite ! Tas intérêt à thabituer, cest comme ça pour la vie. »
Laura était costaude pas du tout fragile. Jai sué, mais jai tenu le coup.
Cest là que jai compris : jétais pris.
Au début, ça allait. Mes parents nous ont aidés à acheter un T2. Laura préparait la chambre du bébé, le frigo était toujours plein. Ma mère louait sa belle-fille à chaque visite.
Puis Lola est née, et tout a changé. Laura a arrêté la fac. Ma mère venait le soir pour aider. Jai passé mon diplôme en cours du soir et bossé dans lentreprise où javais fait mon stage.
Je traînais au boulot, épuisé. Lola pleurait la nuit. Dès que je rentrais, Laura me la collait dans les bras. Ma mère arrivait, et comme par magie, tout sarrangeait : Lola sendormait, Laura se reposait, et ma mère cuisinait en chantonnant.
En partant, elle me glissait : « Prenez votre temps pour le deuxième. Fais attention, mon fils. »
Après le mariage et la naissance, Laura est devenue méticuleuse avec sa pilule. Même la nuit, elle vérifiait. Dommage quelle nait pas été aussi rigoureuse avant.
Lola grandissait, le T2 devenait trop petit. Jai cherché un meilleur boulot, mais soit cétait mal payé, soit on me proposait des combines.
« Personne ne gagne sa vie honnêtement. Les autres sen sortent, fais pareil », disait Laura quand je démissionnais.
Mais je ne pouvais pas. Je tenais la famille à bout de bras. Laura a fini ses études et est devenue assistante de direction. Deux salaires, mais toujours aussi serrés.
« Tu pourrais moins dépenser en fringues.
Je reçois des clients, je dois être présentable. Trouve un meilleur travail. »
Elle rentrait tard. Réunions, dîners daffaires. Je jalouse. Les disputes étaient quotidiennes. Un jour, elle a lâché :
« Ça ne sert à rien quon reste ensemble. Tu comprends bien quavec Lola, tu ne vas pas nous mettre à la rue. Et on ne peut pas diviser le T2.
Je my attendais. Tu as tenu longtemps. Tas trouvé plus riche ?
Si tu mavais écoutée, on nen serait pas là.
Tu ne mas jamais aimé. Tu avais juste besoin de rester en ville.
Tu nas jamais vécu dans un village. Tu ne sais pas ce que cest, de devoir chauffer leau et allumer le poêle. »
Jai ri. Enfin, elle avouait venir dun vrai trou.
« Rassemble mes affaires. Je ne veux rien oublier. »
Elle a tout plié soigneusement. Je ne suis pas allé chez mes parents. Jai loué un studio. Me voilà seul, sans famille, sans appart, mais avec une pension à payer.
Jai commencé à boire. Mon voisin, Pierre, me tenait compagnie.
« Tas de la chance, tes seul. Bois tant que tu veux, personne ne te casse les pieds. »
Puis sa femme venait le chercher, et il partait en trottinant.
Après avoir perdu encore un job, jai compris quil fallait arrêter.
« Tas à boire ? » a demandé Pierre un soir. Sa femme a vidé sa bouteille dans lévier. « Timagines ? »
Jai haussé les épaules. « Désolé, jai arrêté. Un pote ma proposé un boulot, faut que je sois clean. »
La nuit, lenvie revenait. Je regardais par la







