**Petits bonheurs sur des paumes de pierre**
Cela faisait trente ans quÉtienne et Solange Lemaire étaient mariés. Trente années dune existence paisible, tissée de silences complices et dune tendresse patiemment forgée, qui avait remplacé les passions de jeunesse. Ils avaient fait leur deuil dune vie sans enfants, jusquà ce que, la cinquante-quatrième année de Solange, le destin leur envoie un miracle.
Les médecins avaient haussé les épaules, les amies avaient murmuré derrière leurs tasses de thé : « À ton âge, tu te condamnes à une vie de sacrifices. » Mais Solange, la main posée sur son ventre rond, sentait bouger cette vie nouvelle. Elle avait refusé lavortement. Elle marchait dans les rues de Lyon, balancée comme un navire chargé despoir.
Et elle avait tenu. Élodie était née, fragile et rose, avec des yeux en amande grands ouverts sur le monde.
Mais la joie avait vite cédé la place à langoisse. Le bébé était trop calme, trop faible. Elle tétait difficilement, et sa respiration sifflait parfois. Le médecin, évitant leur regard, avait prononcé le diagnostic : « Trisomie 21. » Le monde sétait rétréci à la taille dun bureau gris, éclairé au néon, et à ce mot, lourd comme une pierre tombale.
Silencieux, les parents étaient rentrés dans leur petit village mourant. Le médecin, dune voix faussement douce, leur avait suggéré une institution spécialisée. « On y éduque ces enfants Et après ? Où ira-t-elle ? » avait demandé Étienne, les poings serrés. « Dans un hospice. Ou un asile psychiatrique. »
Le trajet du retour leur avait paru interminable. Étienne avait parlé le premier, sa voix rauque : « Elle nest pas née pour pourrir entre quatre murs, parmi des vieillards et des fous. » Solange avait souri à travers ses larmes. « Je le savais. Nous lélèverons nous-mêmes. Nous laimerons. »
Et jamais ils ne regrettèrent leur choix. Élodie grandit. Son monde était petit, mais éclatant de couleurs. Elle sémerveillait des choses simples : les rayons du soleil, les moineaux qui se roulaient dans la poussière. Elle avait son petit jardin, où elle cultivait des pois et des carottes avec sa mère.
Et elle adorait les poules. Elle les protégeait comme un gardien, chassant les chats du voisinage. Elle leur parlait dans un langage secret, et elles semblaient la comprendre.
Lété, le village sanimait un peu. Les petits-enfants arrivaient de la ville. Parmi eux, il y avait Théo Morel, un garnement au cœur tendre. Un jour, il avait surpris des garçons du coin qui taquinaient Élodie, lui lançant des pommes de pin. Elle pleurait, recroquevillée contre le mur de la grange.
La colère de Théo avait été terrible. Il les avait chassés, puis avait essuyé les joues sales dÉlodie. « Plus personne ne te fera de mal. » Depuis ce jour, il veillait sur elle. Grâce à lui, les Lemaire osaient la laisser jouer dehors.
Mais le village se mourait. Lécole avait fermé, puis le bus pour la ville. Les maisons tombaient en ruine, envahies par les ronces. La grand-mère de Théo était partie, emmenée par ses enfants. Seuls restaient quelques irréductibles, comme les Lemaire, qui vivaient avec la pension dÉtienne et les sous que rapportait le pain de Solange.
Puis les bulldozers étaient arrivés. Un homme, un certain Montclair, avait acheté les terres abandonnées. On le voyait rarement, mais on entendait les tronçonneuses abattre les arbres centenaires. Il avait fait construire un manoir derrière des grilles de trois mètres, surveillées par des caméras.
Un matin dété, alors que Solange et Étienne étaient partis faire des courses, Élodie avait disparu.
Ils lavaient cherchée partout. Le vieil ermite du village, un certain Jean Bonnet, avait trouvé un ruban jaune près du marais. Puis le corps. Les gendarmes avaient conclu à une noyade. Mais les Lemaire savaient.
Un an plus tard, Solange sétait alitée. La nuit, Étienne lentendait murmurer. Pas des prières des imprécations. Elle invoquait la vengeance, avec une force primitive.
Trois ans après, Théo, devenu médecin, était revenu avec son ami Karim, le fils du forgeron. Le village était plus abandonné que jamais. Chez les Lemaire, ils avaient trouvé Étienne, à moitié aveugle, seul avec ses fantômes.
Les voisins leur avaient tout raconté. Montclair avait couvert ses neveux, les meurtriers. Puis sa fortune sétait effondrée. Il était venu supplier Solange de le pardonner. On lavait retrouvé mort, une flèche dans le cœur.
« Cest la vengeance », avaient chuchoté les voisins.
Théo ny croyait pas. Mais en repartant, il avait regardé une dernière fois le village, et ce manoir derrière ses grilles rouillées. Quelque part, peut-être, la justice avait frappé.







