Elle rentre du travail vers minuit, «morte de fatigue», affamée et furieuse. Combien de fois sest-elle promis de démissionner de ce maudit magasin ? Minuit a déjà dansé son bal obscur derrière les fenêtres de son HLM lorsque Véronique, traînant littéralement les pieds, insère la clé dans la serrure. Même le métal semble résister, refusant daccueillir cette ombre de femme épuisée. «Morte de fatigue» serait trop doux. Elle se sent comme une mécanique brisée, dont les rouages sont usés et les fils brûlés. La faim est violente, presque nauséeuse, et la colère, une épaisse poix noire qui lenvahit.
«Jusquoù ? » martèle-t-elle dans sa tête. «Où est la limite ? Quand vais-je craquer pour de bon ?» Cette question, elle se la pose chaque nuit depuis un an, depuis que sa vie est devenue un enfer sous lenseigne «Vin et Délice».
Véronique travaille dans ce maudit magasin, cet aquarium dalcool et de vices humains, de huit heures du matin à onze heures du soir. Un bagne. Épuisant, jusquà lâme. Le patron, une araignée avide nommée Arnaud Dubois, a tissé sa toile de caméras de surveillance, et chaque regard à travers lobjectif lui brûle le dos comme un fer rouge. Sasseoir ? Un privilège puni dune amende. «Si tu tassieds, cest que tu ne travailles pas !» Cette devise est gravée au fer dans linconscient de chaque vendeuse. Le soir, ses jambes brûlent, gonflent, supplient pitié.
Et ces cartons Lourds, sonnant comme des cercueils de bouteilles quelles, les femmes, doivent décharger seules. Quinze minutes pour avaler un morceau, puis retour au front, derrière le comptoir où les clients, pas toujours aimables, attendent. Il faut sourire. Sourire aux ivrognes, aux hommes vulgaires, aux dames hargneuses. Sourire quand on voudrait pleurer de désespoir ou hurler de rage.
Ses collègues la voient comme un modèle de patience, une femme de fer que rien ne brise. Peu tiennent plus de six mois ici. Les employés fuient comme un fleuve, sarrachent de ce filet de pêche infernal et disparaissent. Véronique tient. Parce que derrière elle, il ny a pas que du vide. Derrière elle, il y a le sens de sa vie : son fils, le petit Léo, sept ans. Elle a désespérément besoin dargent. De cet argent sale, imprégné dalcool et de sueur, seul fil qui les relie encore à une vie normale. Où aller ? Leur petite ville, autrefois industrielle et animée, se meurt doucement. Les usines, jadis nourricières, ne sont plus que des monuments gardés par des fantômes.
Elle franchit le seuil de lappartement, retire à peine sa veste et se fige en entendant des voix étouffées venant de la cuisine. Son cœur se serre, habitué à anticiper le pire. Puis son souvenir lui rappelle la conversation du matin avec sa mère : «Véronique, noublie pas, tante Irène arrive ce soir.»
Tante Irène. La sœur aînée de sa mère. De Lyon. Dune autre vie. Elles ne se sont pas vues depuis cinq ans.
La cuisine sent le thé frais et la tarte maison. Les deux sœurs, cheveux grisonnants et rides marquées, sont attablées sous la lumière douce de labat-jour. Cette lumière éclaire le visage émacié de Véronique, ses cernes profonds.
«Ma chérie !» sexclame tante Irène, une femme aux traits doux et aux yeux clairs. «Notre beauté, épuisée, ma pauvre petite !»
Elle létreint, et Véronique ressent une protection oubliée, une chaleur denfance. On la cajole, linstalle à table, la gave de nourriture.
Puis tante Irène, après une gorgée de thé, la regarde droit dans les yeux :
«Véro, ma chérie, jusquà quand ? Regarde-toi ! Tu te consumes dans ce bagne. Laisse tout ça et viens chez nous. Lyon est une grande ville, pleine dopportunités. On te trouvera un bon travail, humain. Et» Elle marque une pause. «La vie ne sarrête pas là. Tu nas que trente ans. Tu es jeune, belle. Peut-être même que tu rencontreras le bonheur. Tout est possible !»
Les mots tombent dans le silence comme des pierres dans un marais. Véronique sent tout se nouer en elle, un amas dexpérience amère.
«Non, tante, jen ai assez, soupire-t-elle dune voix rauque. Jai déjà tenté deux fois dêtre heureuse. Deux fois brillantes, deux fois des échecs. Assez. Dans deux mois, en vacances, je te promets, Léo et moi viendrons. Une semaine. Je lemmènerai au cirque, au théâtre, au parc dattractions. Il en rêve.»
Elle embrasse sa tante sur la joue et, prétextant une fatigue immense, gagne sa chambre. Léo dort paisiblement, sa respiration régulière apaisante. Mais Véronique, malgré lépuisement, ne peut fermer lœil. La visite de sa tante a remué des sentiments enfouis.
Et sa conscience, comme un démon, exhume méthodiquement les souvenirs quelle a tenté doublier.
Elle avait dix-huit ans. Avec une médaille dor et le rêve de devenir médecin, elle intègre une école dinfirmières à Lyon et vit chez tante Irène. Les études sont faciles, elle brûle pour sa future profession. Un jour, sa classe visite le musée danatomie de luniversité. Là, parmi les spécimens figés, son cœur semballe. Elle le rencontre. Antoine. Étudiant en dentisterie, charme et assurance incarnés. Il la voit cette fille timide à la chevelure châtaine et aux yeux bleu ciel et succombe.
Il était parfait. Brillant, élégant, spirituel. Un chevalier de roman venu lemmener dans un conte. Leur idylle est brève un peu plus dun mois puis il la présente à ses parents et la demande en mariage. Véronique plane au septième ciel.
Ses parents, dentistes prospères, organisent un mariage fastueux. Du côté de Véronique, seuls sa mère, tante Irène, son oncle, leur fils et une amie décole sont présents. Son père est mort depuis longtemps, sa mère ne sest jamais remariée.
Les jeunes mariés reçoivent un appartement cossu en centre-ville, meublé avec goût. Antoine obtient son diplôme et rejoint laffaire familiale. Il gagne bien, de plus en plus. Change sa voiture pour un modèle haut de gamme. Leur vie semble parfaite. À dix-neuf ans, Véronique donne naissance à Léo. Elle abandonne ses études.
Puis quelque chose se brise. Antoine rentre tard. Disparaît une nuit. Puis deux. Toujours avec des excuses en fer. Elle croit. Désespérément, aveuglément.
Un jour, en promenant Léo, elle entre dans un café pour acheter de leau. Et le voit. Son mari. Avec une blonde élancée, le regardant comme il la regardait autrefois. Elle se fige. Puis il lembrasse. Passionnément.
La scène à la maison est terrible. Il ne se justifie pas. Il explique.
«Véro, regarde-moi !» sindigne-t-il presque sincèrement. «Je suis un homme qui réussit ! Tout le monde dans notre milieu a une maîtresse. Être fidèle, cest ringard ! Sois raisonnable.»
Elle endure. Cinq ans humiliants. Elle a honte de revenir chez sa mère, brisée, trahie







