Je ne laisserai pas ma fille. Un récit bouleversant.

**Journal de Boris 15 janvier 1985**

» Alors, tu ne prendras pas la petite ?

Non. Et je te le déconseille, Boris. Tu ne sais pas ce que cest, un nourrisson. Moi, jai élevé trois enfants, ils viennent tout juste de sortir des couches

Je ne labandonnerai pas !» Il frappa la table du petit verre à motifs quil tenait.

Boris avait trop bu. Assis dans la cuisine de sa sœur, la toile cirée usée sous les coudes, il serrait son verre comme une ancre.

Mais tais-toi ! Les enfants dorment ! On te lavait dit, pourtant ! Et toi, avec tes blagues : « Une orpheline, pas de belle-mère à supporter, quelle bénédiction !» Tu tes bien moqué, maintenant chuchota Zinaïda.

Quel rapport ?

Tout le rapport. Sil y avait au moins une grand-mère Mais là

Boris avait ses raisons de boire. Et ce nétait que la deuxième fois depuis la mort de Lydie. La première, cétait après lenterrement.

Lydie était morte en couches. Ou plutôt, après.

Linfirmière, à qui il avait offert une tablette de chocolat, était partie en claquant ses savates usées dans lescalier. Elle était revenue peu après.

Cest une fille, papa. Costaude, trois kilos huit cents.

Une fille ? Boris avait souri malgré lui. Pourtant, il voulait un fils. Tous les hommes veulent un fils. Et pourtant, ce sourire Et Lydie ? Quand est-ce que je peux la voir ?

Linfirmière sétait étrangement énervée, haussant les épaules :

Ça, je ne sais pas. Le bassin était trop étroit. Ils disent quil y a eu une hémorragie. Reviens demain.

Boris navait pas pris cette hémorragie au sérieux. Il pensait que cétait normal chez les accouchées. Les hommes ne comprennent rien à ces choses-là.

Il revint le lendemain soir, après le travail.

Il marcha le long de la grille sous les acacias secs, leurs gousses brunes tordues, sous les sorbiers mouillés aux grappes rouges, sous les peupliers qui sentaient lautomne amer. Il regardait les fenêtres, souriant. Peut-être que Lydie était déjà debout, quelle le voyait venir ?

Son sac nétait pas lourd. Les collègues lui avaient conseillé quoi prendre : une baguette fraîche, des œufs durs, quelques pommes et du raisin. À lépoque, les restrictions pour les jeunes mères étaient moins strictes.

Il resta longtemps dans le couloir, personne ne lui disait rien, et il cachait ses mains noires de tourneur dans ses poches.

Enfin, une médecin sortit.

Nous avons fait tout ce que nous pouvions. Mais lhémorragie était trop importante. Ça arrive, parfois, une complication après laccouchement. Toutes nos condoléances

Boris lécoutait, sans comprendre.

Pâle comme un linge, il saffala sur le banc. On lui donna un verre deau, quelques gouttes. Il obéit, but, puis leva les yeux.

Elle est morte ?

Oui, votre femme est décédée. Nos condoléances.

Il hocha la tête. Maintenant, il comprenait. Il se sentit gêné dêtre entouré de tant de monde. Il se leva, marcha vers la sortie.

Je vais Tiens, donnez-lui ça, dit-il en désignant son sac. Oh ! Il le reprit. Je vais

Attendez. Nous pouvons garder la petite encore un peu, ne vous inquiétez pas. Elle est à la morgue, votre femme. Quand comptez-vous revenir ?

La petite ? Ah oui Il navait pas encore séparé Lydie et lenfant dans son esprit. Il était venu avec une personne, il repartait avec une autre. Elle est vivante ?

Vivante, oui. Et en bonne santé. Tout va bien pour elle. Seulement enfin Occupez-vous dabord des funérailles, la petite restera ici.

Les funérailles ? Il était perdu. Ah oui. Daccord. Quest-ce quil faut faire ?

La réalité le frappa une fois chez lui. La douleur le transperçait, lui tordait le cœur, lui vrillait le crâne. Puis elle se terrait, reprenait des forces, et revenait plus forte.

Lydie Ma petite Lydie Il narrivait pas à y croire. Il ne lavait pas protégée.

Boris était né et avait grandi à Saint-Jean-sur-Erdre. Il travaillait à la coopérative, ne sétait pas marié jeune ça ne se faisait pas.

Puis sa mère mourut, et il resta dans la maison avec la famille de sa sœur. Latmosphère était pesante. Zinaïda était toujours cassante, le regard sombre, épuisée par les tracas du foyer.

Quand on lui proposa un poste à lusine de Nantes, il partit sans hésiter. Cest là quil a rencontré Lydie.

Jeune, timide, accueillante. Elle avait grandi en orphelinat, mais sa grand-mère vivait en ville. Lydie lavait rejointe après lécole.

Boris emménagea chez la vieille femme. Elle était ronchonne, usée par la vie, par une fille qui buvait trop et ses compagnons de beuverie. Elle accueillit Boris froidement.

Leur maison plutôt une dépendance accolée à une autre était vétuste. Deux petites pièces, une cuisine sans fenêtre où trônait une vieille baignoire rouillée malgré les coups de chiffon de Lydie, et une véranda exiguë.

Le pire, cétait cette maison malade, rongée par une moisissure ou un insecte vorace.

La bestiole dévorait les planchers, le bas des murs. Les chaises et la table senfonçaient dans le sol. On avait beau chauffer, il faisait toujours froid. Boris refaisait les planchers, luttait, mais la bête reprenait toujours le dessus.

La maison se trouvait dans un vieux quartier près du marché, mais dans une impasse tranquille, où seuls les habitants du coin ou quelques ivrognes traînaient il y avait un bar pas loin.

Peut-être que cétait pour ça que la mère de Lydie avait sombré ? Peut-être que cétait pour ça que Lydie ne supportait même pas lodeur de lalcool ?

Depuis quil lavait rencontrée, Boris évitait de boire. Il savait quelle aurait pleuré.

La grand-mère finit par accepter ce gendre travailleur. La maison changea, et sa petite-fille, autrefois si malheureuse, sépanouit.

À la fin, Boris portait la vieille femme, sèche et légère, dans la baignoire. Elle resta alitée six mois, puis séteignit doucement.

Maintenant, Boris Zakharov, tourneur à lusine, était seul dans cette maison. Enfin, bientôt, il y ramènerait un nourrisson sa fille. Elle était déjà âgée de deux mois, mais elle ne pouvait plus rester à la maternité.

Il était allé demander de laide à sa sœur, mais elle avait refusé. Compréhensible elle avait enfin repris le travail, touchait ses mille francs, ses trois garçons étaient plus indépendants, et voilà quil débarquait. Même sil promettait de largent, mille francs, cétait trop pour lui aussi. Elle refusa.

Lydie sétait épanouie avec lui. Elle nétait pas si timid

Оцените статью
Je ne laisserai pas ma fille. Un récit bouleversant.
Je suis allé en pension pour avoir un chiot… et je suis rentré avec un vieux chien aveugle.