Tu sais, parfois il y a des situations où tu as juste limpression de parler à un mur
Non, je ne ferai pas ça ! Et arrête de me donner des ordres ! Tu nes rien pour moi !
Lucas a balancé son assiette dans lévier, tellement fort que leau a éclaboussé partout sur le plan de travail. Camille en est restée sans voix, le souffle coupé. Face à elle, le regard furieux du garçon de quinze ans disait bien plus que ses mots cétait comme si elle avait personnellement ruiné sa vie.
Je tai simplement demandé de maider à faire la vaisselle, Camille a pris sur elle pour rester posée. Cest pas une requête folle, tu sais.
Ma mère ma jamais obligé à faire ça ! Je ne suis pas une fille ! Et tes qui toi, pour me dire quoi faire ?
Lucas sest retourné et a quitté la cuisine avec fracas. La seconde suivante, la musique a explosé depuis sa chambre, résonnant dans tout lappartement.
Camille sest adossée au frigo, les yeux fermés.
Un an plus tôt, tout paraissait tellement différent…
Louis était apparu dans sa vie un peu par hasard. Il bossait comme ingénieur dans un autre service chez Vinci Bâtiment, lune des grosses boîtes de la Défense où elle travaillait aussi. Ils se croisaient souvent en réunion, au début cétait juste un café vite fait à la pause, ensuite les dîners après le boulot, les conversations qui séternisent au téléphone jusque tard dans la nuit.
Jai un fils, avait confié Louis, lors de leur troisième rendez-vous, triturant nerveusement une serviette en papier. Lucas a quinze ans. Je suis séparé de son mère depuis deux ans, tu sais il vit mal tout ça.
Je comprends, Camille a posé sa main sur la sienne. Un divorce, cest difficile pour un ado. Cest normal quil ait du mal.
Tu crois vraiment que tu pourrais nous accepter, tous les deux ?
À ce moment-là, elle en était convaincue. Elle avait trente-deux ans, un premier mariage raté derrière elle et aucun enfant. Elle rêvait juste de fonder une vraie famille. Louis lui semblait l’homme avec qui cétait possible.
Six mois plus tard, la demande en mariage est arrivée un peu maladroitement, à la française, cachée dans une boîte de macarons de chez Ladurée. Camille a éclaté de rire et a dit « oui » du tac au tac.
Le mariage sest fait sobrement : les parents, quelques amis proches, un resto sympathique du 11ème. Lucas, quant à lui, na pas quitté son portable de la soirée, pas un regard pour le couple.
Il shabituera, a soufflé Louis, voyant la gêne de la mariée. Laisse-lui du temps.
Le lendemain, Camille a emménagé dans le spacieux appartement de Louis, un trois-pièces lumineux dans le 14ème, avec une grande cuisine américaine et un balcon qui donne sur les arbres. Mais dès linstant où elle y a posé ses valises, elle sest sentie comme une invitée chez quelquun dautre…
Lucas la regardait comme on regarde un meuble. Ou plutôt, il lévitait du regard, mettant systématiquement ses écouteurs si elle entrait. Quand elle lui posait une question, il répondait à peine, sans la regarder.
Au début, Camille a voulu croire à une période dadaptation. Il fallait du temps, cétait normal, un ado qui narrive pas à digérer le fait que son père refasse sa vie. Ça passerait.
Mais rien na passé.
Lucas, sil te plaît, ne mange pas dans ta chambre. On va finir avec des cafards sinon.
Papa me lautorisait, lui.
Tas fait tes devoirs ?
Toccupes.
Lucas, tu pourrais débarrasser la table ?
Tas quà le faire toi, tas que ça à faire dla journée.
Camille tentait den parler à Louis. Toujours en prenant des pincettes, de peur de passer pour la marâtre de contes de fée.
Je crois quil faudrait poser quelques règles de base, a-t-elle soufflé un soir, après que Lucas soit retourné dans sa chambre. Pas de nourriture dans les chambres, chacun range après soi, les devoirs finis avant une certaine heure…
Camille, il traverse déjà une période difficile, Louis se frottait larête du nez. Le divorce, une nouvelle personne à la maison… Évitons de trop lui en demander.
Je ne veux pas létouffer. Je veux juste quil y ait un peu dordre ici, cest tout.
Cest quun gosse.
Louis, il a quinze ans. À son âge, il peut apprendre à laver son bol !
Mais Louis soupirait et allumait la télé — fin de la discussion.
Jour après jour, la situation empirait. Quand Camille a demandé à Lucas de sortir la poubelle, il la toisée avec un mépris à peine masqué.
Tes pas ma mère. Tu le seras jamais. Tas pas à me donner dordres.
Je nordonne personne. Je demande juste un coup de main pour la maison où on vit tous.
Cest pas ta maison. Cest celle de mon père. Et la mienne.
Camille est retournée voir son mari ; il écoutait, opinait, promettait den parler à Lucas. Mais rien ne changeait — ou alors ces discussions narrivaient même pas, difficile à savoir.
Lucas, lui, est parti en vrille totale : il rentrait de plus en plus tard, sans prévenir. Camille, impossible de fermer lœil tant quelle nentendait pas sa clé dans la serrure. Louis, lui, dormait du sommeil du juste.
Tu pourrais juste lui dire de prévenir quand il sort ? la suppliée Camille un matin. On ne sait jamais…
Il est assez grand, Camille. On ne peut pas le fliquer.
Il a quinze ans !
À son âge, je rentrais aussi très tard.
Mais parle-lui, au moins ! Fais-lui comprendre que ça nous inquiète, cest pas normal !
Louis à chaque fois haussait les épaules avant de filer au boulot.
Chaque tentative pour imposer la moindre règle se soldait par un clash. Lucas criait, claquait les portes, accusait Camille de détruire leur famille. Et quoi quil arrive, Louis défendait toujours son fils.
Il souffre beaucoup de la séparation, répétait-il comme un disque rayé. Il faut que tu comprennes.
Et moi ? Tu crois que jen souffre pas ? a craqué Camille. Je vis dans un endroit où on me méprise ouvertement, et mon mari ferme les yeux !
Tu dramatises…
Je dramatise ? Ton fils ma dit texto que je nétais rien ici, que je comptais pour personne. Je te cite.
Cest un ado. Ils sont tous pareils.
Un soir, Camille a appelé sa mère, qui a toujours su trouver les mots.
Ma puce, la voix de la maman était douce mais inquiète. Tu ne sonnes pas heureuse, loin de là.
Maman, je sais plus quoi faire. Louis refuse dadmettre quil y a un problème.
Parce que, pour lui, il ny en a pas. Il est dans son confort. Sauf que toi, tu souffres.
Après un silence, elle a ajouté tout bas :
Tu mérites mieux, Camille. Réfléchis à tout ça.
Avec limpunité, Lucas a fait de pires en pires excès : la musique à fond jusquà trois heures du matin, des assiettes sales retrouvées partout sur la table basse du salon, sur le rebord de la fenêtre dans la chambre, même dans la salle de bain. Des chaussettes traînaient dans lentrée, des cahiers de lycée envahissaient la cuisine.
Camille nettoyait, car elle ne supportait pas la saleté. Elle rangeait tout en pleurant, tant elle se sentait impuissante.
Lucas a même fini par ne plus lui adresser la parole sauf pour lancer une remarque cinglante, ou une insulte déguisée.
Tu ne sais pas ty prendre avec les enfants, a lâché Louis un soir. Peut-être que cest toi le problème ?
Ty prendre ? Camille a ricané nerveusement. Je me donne du mal depuis six mois, et il continue de mappeler « lautre » devant toi.
Tu exagères.
Sa dernière tentative de rapprochement lui a pris toute la journée. Elle a cherché sur internet la recette préférée de Lucas du poulet au miel avec des pommes de terre à la paysanne a acheté les meilleurs produits possibles, passé quatre heures derrière les fourneaux.
Lucas, à table ! a-t-elle lancé gaiement, la table joliment dressée.
Lado est sorti, a jeté un œil à lassiette, a grimacé :
Je ne mangerai pas ça.
Pourquoi ?
Parce que cest toi qui la fait.
Il a tourné les talons et est parti rejoindre ses amis, claquant la porte dentrée derrière lui.
Le soir, Louis est rentré, a vu le repas froid, la tristesse de Camille.
Quest-ce qui se passe ?
Camille a expliqué. Louis a soupiré :
Bah Camille, faut pas lui en vouloir. Cest pas méchant.
Pas méchant ? Il me rabaisse exprès, au quotidien !
Tu prends les choses trop à cœur.
Une semaine plus tard, Lucas est rentré avec une bande de potes cinq gars de sa classe. Camille a retrouvé des restes de pizza et de chips partout, jusque sous le micro-ondes.
Tout le monde doit rentrer chez soi, il est presque minuit ! a-t-elle lancé, exaspérée, en débarquant dans le salon.
Lucas na même pas daigné tourner la tête.
Cest chez moi ici, je fais ce que je veux.
On est plusieurs à vivre là ! Il y a des règles pour tout le monde.
Quelles règles ? a pouffé un des copains. Lucas, cest qui ?
Personne dimportant. Laisse tomber.
Camille, au bord des larmes, sest réfugiée dans la chambre et a appelé Louis, qui a débarqué une heure plus tard, la fête finie. Il a jeté un œil au désordre et à son épouse épuisée.
Camille, pourquoi tu fais toute une histoire ? Les copains sont juste passés vite fait.
Tu trouves ça normal ?!
Tu exagères. Et puis tu cherches toujours à me tourner contre Lucas, cest pénible.
Camille regardait son mari, elle nen revenait pas.
Louis, il faut quon parle sérieusement, a-t-elle dit le lendemain. De nous. De ce quon devient.
Son mari sest tendu mais sest assis face à elle.
Jen peux plus, Camille a pesé chaque mot. Ça fait six mois que je supporte le mépris de ton fils, et ton indifférence totale à mon mal-être.
Camille, je
Laisse-moi finir. Jai essayé, sincèrement, de faire partie de cette famille. Mais ce nest pas une famille. Cest toi, ton fils, et moi, la bonne à tout faire quon supporte parce quelle range et cuisine.
Cest injuste.
Injuste ? Lucas ne ma jamais dit un mot gentil ! Et toi, quand as-tu pris ma défense la dernière fois ?
Silence.
Je taime, a soufflé Louis. Mais Lucas est mon fils. Il passe avant tout pour moi.
Avant moi ?
Avant nimporte quelle femme.
Camille a hoché la tête. Elle sest sentie glacée, vide.
Merci pour ta franchise.
Deux jours plus tard, la coupe était pleine. Camille est tombée sur sa blouse préférée, celle offerte par sa maman pour son anniversaire taillée en lambeaux, posée sur son oreiller. Aucune hésitation sur le coupable.
Lucas ! Camille sest pointée avec les morceaux de tissu dans la main. Cest quoi, ça ?
Lado, impassible sur son portable, a haussé les épaules.
Jen sais rien.
Cétait à moi !
Et alors ?
Louis ! Elle a appelé son mari. Viens tout de suite.
Louis est arrivé, a observé la scène.
Lucas, cest toi qui a fait ça ?
Non.
Tu vois, Louis a haussé les bras. Il dit que non.
Et qui alors, un chat invisible ? On na même pas de chat !
Peut-être que tu las déchirée sans ten rendre compte
Louis !
Camille a compris. Discuter ne servait plus à rien. Louis ne changerait jamais, il ne se mettrait jamais de son côté. Il ny en avait que pour Lucas. Elle elle avait juste le rôle pratique.
Il faut comprendre que Lucas souffre de labsence de sa mère, a répété pour la centième fois Louis. Prends-le en compte.
Je comprends, Camille sest entendue dire, très calmement. Je comprends tout.
Ce soir-là, elle a sorti les valises.
Mais quest-ce que tu fais ? Louis, interloqué, planté dans lembrasure de la porte.
Je fais mes bagages. Je pars.
Camille, attends, on peut en parler
Cela fait six mois quon parle. Rien ne change. Camille pliait ses robes sans se presser. Jai moi aussi droit au bonheur, tu sais.
Je vais changer ! Je parlerai à Lucas !
Trop tard.
Camille a regardé une dernière fois ce beau mec mature qui na jamais su être un vrai mari. Juste un père un peu aveugle, en fait.
Je déposerai la demande de divorce la semaine prochaine, a-t-elle dit en refermant sa valise.
Camille !
Adieu, Louis.
Elle a quitté lappartement sans se retourner. Dans le couloir, elle a croisé furtivement Lucas pour la première fois, il navait pas ce regard de haine, mais on aurait cru voir de la panique ou de la tristesse. Pour Camille, cétait inutile, trop tard.
Son nouvel appart était riquiqui, un F2 dans un coin tranquille du 13ème, mais chaleureux, avec vue sur un petit square. Camille a défait ses valises, sest fait un thé, sest assise sur le rebord de la fenêtre. Pour la première fois depuis des mois, elle respirait.
Le divorce a été prononcé deux mois plus tard. Louis a bien tenté dappeler, supplié pour une seconde chance. Camille lui a répondu poliment, mais toujours « non ».
Elle ne sest pas effondrée, ni aigrie. Elle a simplement compris que le bonheur, ce nest pas de soublier pour les autres, ce nest pas se sacrifier sans cesse. Le bonheur, cest dêtre respectée, de compter pour les siens. Et Camille sait quun jour, elle le trouvera, ce bonheur.
