Javais déjà entendu parler de belles-mères qui coupaient les ponts avec leurs brus, mais jamais encore dune mère qui reniait son propre fils. Mon mari, Vincent, eut le privilège de vivre cela. Sa mère, madame Dupont, était furieuse :
Je nai pas besoin dun fils qui regarde sa mère être humiliée sans rien dire.
Pourtant, personne ne lavait humiliée.
Lorsque Vincent et moi, Camille, nous sommes rencontrés, il a attendu des mois avant de me présenter à sa mère. Jen étais soulagée : jai toujours beaucoup de mal avec les nouvelles relations. Je perds tous mes moyens, je rougis, mes mains deviennent moites, je bégaie. Dans ces moments-là, jessaie désespérément de tout rendre parfait ce qui ne fait quempirer les choses. Puis, cela finit par sarranger, mais les premières fois, jai toujours la panique.
Mais lorsque Vincent a demandé ma main, impossible dy échapper. Sa mère ma tout de suite pris sous son aile. Nous avons coupé le saucisson et le fromage, rincé les fruits, fait la vaisselle ensemble, des petits riens en somme. Mais jétais anxieuse, réservée, et elle, toujours tonitruante, avec lhabitude dordonner. Mes mains tremblaient, je tranchais tout de travers, jai failli casser une tasse Jétais en stress total dès le départ.
Madame Dupont remarqua vite mon refus dentrer en conflit, mimagina sans personnalité, et commença à me faire la leçon sur la vie. Ce fut le début dune saga dont elle ne se lassa pas, surtout ce fameux soir et lors des années suivantes.
Mais elle se trompait sur mon compte. Au début, face à une personne inconnue, je suis maladroite, perdue Mais une fois lhabitude prise, tout redevient normal. Durant les premières années, je ne voulais pas dhistoires avec la mère de Vincent.
Elle venait tous les quinze jours environ. À lépoque, elle travaillait encore ; son temps était compté. Durant ses visites éclairs, elle inspectait la maison : scrutait les plats cuisinés, observait minutieusement les vitres et la table à la recherche de taches ou de miettes. Heureusement, les placards restaient inviolés et jai fini par le lui interdire.
Je nappréciais guère ce contrôle, mais, sur les conseils avisés de maman, jai décidé de relativiser. Une fois toutes les deux ou trois semaines, cétait supportable. Je ny perdais rien, elle venait, donnait ses «conseils précieux», puis repartait, satisfaite delle-même. Léquilibre fragile de la famille était préservé.
Tout bascula à la naissance du petit Louis, juste au moment où madame Dupont prit sa retraite. Fatale coïncidence. Dès lors, elle vint chaque jour. Mais pas question pour elle de maider avec le bébé non, il fallait minstruire
Un mois denfer, à subir quotidiennement ses critiques. Selon elle, je négligeais la maison (bien quelle-même lavait le sol pour garantir la propreté à Louis), je nourrissais, portais, habillais mal mon fils. Le frigo vide lindignait ; mon mari, selon elle, rentrait du bureau affamé et sans rien à se mettre sous la dent.
Mais jamais elle ne fit mine de cuisiner pour son fils. Elle sasseyait, impérieuse, à distribuer ordres et reproches. Quand elle déclara que jétais une piètre mère, parce que jutilisais une couche susceptible de déformer les jambes de mon bébé, jai craqué. Je lui ai dit que chez moi, je décidais : je choisis comment nourrir et soigner mon fils, mon mari, quand et avec quoi je lave Et si elle minsultait à nouveau ainsi, elle ne verrait plus son petit-fils autrement que par un tribunal.
Vincent assista à tout, totalement de mon côté. Il avait maintes fois voulu tout lui dire, mais javais toujours évité le conflit. Si je nen peux plus, jagirai moi-même, lui avais-je dit. Ce moment était arrivé.
Et toi, tu restes sans voix ?! siffla-t-elle à Vincent.
Que veux-tu que je dise ? Elle a raison, répondit-il en passant son bras autour de mes épaules.
Madame Dupont retint son souffle, puis lança dune voix coupée :
Je nai pas besoin dun fils qui accepte mon humiliation, avant de filer hors de lappartement, furieuse.
Depuis, quatorze jours sans aucune nouvelle. Pas un appel, pas une visite. Hier, cétait son anniversaire. Vincent a voulu lappeler, lui souhaiter du bonheur ; elle na pas décroché, a juste répondu par SMS : Je nai besoin de rien venant de vous, même pas des vœux.
Ma mère trouve que jai été trop dure en évoquant le tribunal, mais Vincent et moi pensons avoir eu raison. Je ne vois pas pourquoi nous devrions présenter dexcuses à madame Dupont.
