Perte.
Il y a bien des années, dans une petite ville aux abords de Dijon, vivait un jeune homme du nom de Romain Delcourt. Il rencontra pour la première fois Élise Lemarchand lorsquils étaient au lycée. Ce souvenir dun couloir tapissé de lumière blafarde, pendant une pause, ne sest jamais effacé de ses pensées. Élise, toute en retenue, baissait pudiquement ses longs cils de velours, cachant des yeux dun bleu inouï, tandis que les autres filles éclataient de rires bruyants et empruntaient des cigarettes les unes aux autres.
Mes chers, voici une nouvelle camarade, Élise Lemarchand, annonça chaleureusement Madame Rousselet, la professeure principale à la classe des Terminale S.
Leurs regards se croisèrent un bref instant. Romain sentit ce jour-là que son cœur était à elle pour toujours. Pour gagner laffection dÉlise, il dut se battre, mais la citadelle finit par céder, et ils arrivèrent bras dessus bras dessous au bal du baccalauréat, inséparables dès lors.
Toujours, Romain sabîmait dans limmensité azur du regard de sa bien-aimée, persuadé que sans elle, il nétait quun poisson rejeté hors de son élément vital.
Les années passèrent, les études à luniversité de Besançon furent menées à bien, chacun obtint une profession, ils se marièrent à la mairie ornée de glycines, rêvant doucement de fonder une famille. Mais, malgré les tentatives, Élise ne parvenait pas à tomber enceinte. Après des années despoirs déçus, les époux décidèrent de recourir à la FIV, espérant voir leur rêve enfin se réaliser.
Cette fois, la chance leur sourit. Neuf mois plus tard, leur fille vint au monde. Ils lappelèrent Capucine, prénom rare, doux, inimitable. Mais la joie fut de courte durée : Élise, à peine remise de laccouchement, apprit quun mal cruel la rongeait déjà. Le cancer lui fut diagnostiqué.
Comme pour se jouer deux, tandis que Capucine grandissait et prenait de plus en plus les traits de sa maman, Élise se fana, séteignant jour après jour, son sourire se diluant dans la fatigue et la douleur.
Lorsque lenfant souffla ses cinq bougies, sa mère ne fut déjà plus là.
La disparition dÉlise brisa Romain. Accablé de chagrin, il chercha refuge dans labsinthe, dans le vin bon marché des supermarchés du quartier. Il tentait en vain de noyer la souffrance, la colère et le remords davoir, en secret, tenu Capucine pour responsable leur fille, catalyseur de la maladie par la FIV.
Pourquoi maman est-elle partie ? se demandait sans cesse Capucine. Peut-être ai-je été vilaine, peut-être est-ce ma faute si elle est tombée malade. Et papa, lui, semble ne plus maimer, pensait-elle en scrutant son visage blanc dans le petit miroir tâché de la salle de bain. Papa est devenu si différent, si dur…
Depuis la cuisine, on entendait le choc sec de la vaisselle et le souffle lourd de lalcool. Lenfant tressaillit.
Il va recommencer à crier songea Capucine, attrapant à la va-vite sa petite veste, filant à pas feutrés vers la porte dentrée laissée entrouverte je ne le dérangerai plus…
Cétait une de ces soirées de début dautomne, le ciel couvert détain ; le jour s’éclipsait à mesure que les brumes se levaient. Un vent froid fouetta le visage de la fillette. Les passants pressaient le pas pour fuir cette fine pluie, ne prêtant aucune attention à lenfant courbée sous le poids du chagrin.
Capucine errait sur les chemins sinueux du vieux parc, lestomac vide. Un homme à la silhouette haute, le col de son manteau relevé, se profila à quelques pas. Lorsquelle tourna vers les marronniers, il la suivit.
Tu me fixes encore… bredouillait Romain, les yeux rivés à un cadre photo où nageaient les iris bleus dÉlise. Tu mas abandonné…, cria-t-il soudain, empoignant sa tête, arrachant ses cheveux sales.
Un souffle dair frais traversa brusquement la chambre. Romain releva la tête, les lèvres sèches. Élise se tenait devant lui, telle une apparition.
***
Le parc était désert. Capucine se réfugia sur un banc de bois sculpté, sous la lumière faiblarde du réverbère. Elle était lasse et perdue, une angoisse sourde au creux du ventre. Soudain, lhomme à la silhouette élancée émergea de la pénombre. Apeurée, elle poussa un petit cri.
Naie pas peur, je ne veux pas te faire de mal, dit-il dun ton doux. Tu es seule ici ?
Oui… répondit Capucine, mordant sa lèvre pour retenir ses larmes.
Lhomme la considéra, de la tête aux pieds, puis esquissa un sourire.
Pierre Valérien, se présenta-t-il en lui tendant la main.
Tout se déroulait comme dans un songe. Romain nen croyait pas ses yeux.
Élise ! sécria-t-il en se jetant vers elle, mais il traversa le fantôme et se heurta douloureusement au coin de la table de chevet.
Romain…, murmura avec tristesse lapparition. Je ne tai pas quitté par choix. Je ne voulais pas vous laisser, ni toi, ni notre fille. Ce nest la faute de personne, surtout pas de Capucine.
Romain, la main sur sa blessure, fit face au fantôme, immobile.
Capucine est le prolongement de notre amour, poursuivit Élise. Je ne peux plus rien pour moi, mais toi, tu es indispensable à notre fille. Elle a perdu sa mère, ne la prive pas de son père. Ne la perds pas, elle…
En écoutant ces mots, Romain sentit une plaie longtemps infectée enfin se libérer. Les larmes lui montèrent aux yeux. Il éclata en sanglots.
Je veillerai toujours sur vous, je vous aimerai toujours. Mais vite, Capucine court un danger ! salarma la voix dÉlise.
Romain se précipita, enfila ses baskets dun geste fébrile.
Au parc… lui souffla un écho avant que, en se retournant, il ne trouve la chambre vide.
La sueur perla sur son front. Il navait pas couru ainsi depuis des mois. Son cœur battait à tout rompre alors quil sélançait à travers la nuit.
Sur un banc du parc, Pierre Valérien discutait familièrement avec Capucine. Aux yeux de rares promeneurs, nulle raison de sinquiéter : juste un père et une fille, pensait-on. Quand la fillette, rassurée, sadoucit, Pierre Valérien lui tendit une friandise. Capucine lavala, le cœur battant.
Tu es toute froide, viens, je vais te préparer un bon thé chaud avec des goûters, proposa Pierre Valérien en lui prenant la main.
Cela faisait si longtemps que son père ne la lui avait pas prise ainsi.
Il na pas lair méchant, pensa Capucine, jetant un regard à lhomme souriant. Mais soudain, le sol se déroba sous elle, ses jambes devinrent molles. Elle faillit tomber ; Pierre Valérien la rattrapa sans difficulté. Dans la confusion, un petit porte-clés en forme de licorne rose glissa du manteau de la fillette.
Romain avait tout exploré, langoisse le tenaillait, le remords lasphyxiait, tout comme la honte et lalcool qui sévaporait sous leffort. Plus loin, il sarrêta net : sur le bitume détrempé brillait une tâche rose, le porte-clés de Capucine.
Un aboiement résonna au loin, arrachant un battement douloureux à son cœur. Il courut vers le bruit.
Éloignez ce chien enragé ! cria Pierre Valérien dune voix paniquée, tentant de repousser du pied un énorme rottweiler, Capucine balancée sur une épaule.
Une jeune femme menue sefforçait de tirer la bête enragée en retenant la laisse et disait, essoufflée :
Pardon, je ne comprends pas, il na jamais agi ainsi ! Archibald, reviens ! Elle tirait, peinant à retenir lanimal, mais rien ny fit.
Arrête, salopard ! hurla soudain une voix. Rends-moi ma fille ! Romain se jeta sur Pierre Valérien, qui neut que le temps décarquiller les yeux.
À ce moment précis, Archibald bondit.
***
Capucine se réveilla à lhôpital, une perfusion purifiant lentement son sang. La friandise contenait une étrange substance. Pierre Valérien, mordu par le chien et roué de coups par Romain, fut lui aussi hospitalisé mais sous haute surveillance policière : il savéra quil avait déjà été condamné pour des actes épouvantables envers des enfants. On frémit dimaginer où il comptait emmener Capucine. Heureusement, jamais elle ne saurait la vérité.
La maîtresse du chien, Hélène, fut bouleversée par sa rencontre : lors dune promenade, elle croisa une femme aux yeux bleu intense, quelle vit caresser Archibald et lui murmurer quelques mots à loreille. Aussitôt, le rottweiler avait filé droit, lentraînant vers la scène du drame.
Après quelques examens, Capucine fut autorisée à rentrer chez elle. Romain, éperdu de gratitude, jura de ne plus toucher une goutte dalcool et se consacra à devenir enfin le père quelle méritait. Hélène, quant à elle, devint vite une amie proche de la famille. Elle reconnut la mystérieuse femme du parc sur une vieille photo dÉlise, mais préféra garder son secret pour elle.
Princesse, viens, nos invités sont là ! chantonna Romain. Dans lappartement, des ballons multicolores flottaient sous le plafond. Hélène apparut, un paquet caché derrière le dos.
Aujourdhui, Capucine célébrait ses six ans, le plus beau de ses anniversaires. Dun bond, la fillette sortit de sa chambre, virevoltant dans une robe rose à volants, telle un papillon. Voyant cela, Hélène sapprocha, cachant difficilement quelque chose gesticulant dans ses bras.
Joyeux anniversaire, mon soleil ! Un petit secret tattend, annonça-t-elle dune voix pleine de malice.
Capucine battit des mains, impatiente. Soudain, le cadeau se mit à japper.
Voici Bruce un chiot rottweiler grassouillet leva aussitôt les oreilles.
Ce jour-là, Élise put enfin sen aller, apaisée. Elle savait quà présent, ses deux amours allaient enfin être heureux. Une brise légère parcourut la pièce, caressant leurs visages. Puis, la maman de Capucine sélança vers un lointain mais lumineux avenir, emportée au vent vers le ciel.
