Envoûté
Il mest arrivé une histoire damour presque surnaturelle, à laquelle je repense encore aujourdhui. Avant cela, ma vie à Lyon était paisible, à la française : une épouse, deux enfants, un poste confortable dans une PME dynamique, les dimanches en famille au parc de la Tête dOr, et des vacances en Bretagne. Rien ne sortait de lordinaire, à croire que javais trouvé le juste équilibre de ladulte français modèle. Mais tout allait basculer quand jai accepté un poste dencadrement chez un promoteur immobilier réputé, pour monter un peu dans la hiérarchie.
Cest là que jai fait la rencontre, pas du bonheur, mais du tumulte, sous les traits gracieux dune jeune collègue, Aurélie. Elle aussi était mariée. Jusqualors, hormis mon épouse Nathalie, aucune femme nexistait dans ma vie : la fidélité, chez moi, nétait pas un vain mot mais un art de vivre. La tentation ne mavait jamais effleuré. Notre couple était certes parfois routinier, mais rien de préoccupant.
Mais il a suffi dun soir, où le raisonnable a vacillé le soir même où Aurélie a franchi la ligne la première. Ces premiers instants dintimité, volés à la vie ordinaire, furent aussi soudains quinoubliables, des éclats dun feu dartifice. Je suis tombé non dun simple coup de foudre, mais dans une passion dévastatrice, qui ma consumé tout entier.
Nous avons vécu cette histoire secrète trois longues années. On se voyait prudemment, une fois par semaine au maximum, dans des chambres dhôtel près de Perrache ou parfois dans ma voiture garée sur les quais du Rhône. Nous adoptions des stratégies despions aguerris, jamais découverts, même si parfois je sentais bien que Nathalie suspectait quelque chose. Jesquivais alors avec aplomb ses questions, usant de ce talent typiquement lyonnais pour éviter le conflit.
Vivre ainsi dans la duplicité, cest grisant, mais aussi harassant. Je croyais que cet équilibre fragile durerait, car ni elle ni moi nenvisagions de briser nos familles. Puis, soudain, Aurélie est venue tout stopper. Cest elle qui a pris linitiative.
Ce fut pour moi un choc dune violence inouïe, comme si mon monde venait de seffondrer dun coup. Pendant cette conversation pénible, je dus promettre que ce chapitre de ma vie était clos et que je nessaierais jamais de le rouvrir. Mais entre promettre et faire… Le deuil fut éprouvant. Je narrivais pas à loublier. Je souffrais, je me consumais de jalousie, oscillant entre espoir insensé et détresse. Chaque fois que je la croisais dans les couloirs de lentreprise, mon cœur battait comme celui dun adolescent.
Ce travail de sape intérieur a duré au moins deux ans. Je narrivais pas à étouffer ma passion, dautant quon continuait à travailler ensemble, croisant nos regards presque tous les jours. Peu après la rupture, jai commencé à décliner : je tombais malade, je maigrissais à vue dœil, mes costumes me pendaient aux épaules.
Jai consulté quantité de médecins, passé des batteries de tests, sans que la médecine ne trouve rien à redire. Nathalie, inquiète, ma proposé daller voir une guérisseuse réputée à Roanne, une « dame » dont elle avait déjà ressenti les bienfaits des années plus tôt.
Je nétais pas superstitieux, mais par désespoir, j’ai accepté. Le jour venu, nous sommes partis en voiture, et une fois sur place, lépouse du guérisseur ma gentiment fait entrer seul, tandis que Nathalie restait attendre devant la maison. La « dame » nétait pas si vieille ; avec beaucoup d’assurance, elle ma fait allonger sur un vieux canapé en velours, ma ordonné de fermer les yeux et de ne pas bouger.
Jignore ce quelle faisait, mais soudain elle a prononcé ces paroles:
Vous avez été ensorcelé.
Elle a ensuite décrit avec une précision troublante la jeune femme responsable, et jai tout de suite reconnu Aurélie.
Ma première réaction fut de nier :
Ce nest pas possible!
Mais immédiatement, la guérisseuse ma demandé :
Qui est donc cette Aurélie? Racontez-moi tout !
Dans ma confusion, je me suis livré, je lui ai tout expliqué.
Cest elle qui a lancé ce lien. Elle voulait vous garder près delle, puis elle sest détachée et vous, vous en souffrez. Le lien qui vous unit sapparente à une malédiction. Je peux vous aider, mais il faudra, en échange, quitter ce travail et ne plus jamais chercher à la revoir.
Jai suivi à la lettre ses instructions: dès le lundi, jai posé ma démission, effacé son numéro, supprimé tous souvenirs numériques. Un temps, jai nourri contre Aurélie une haine sauvage entremêlée damour inextinguible. Puis, peu à peu, le calme est revenu. Jai revu la guérisseuse plusieurs fois, jusquà ce quelle me dise que tout allait bien.
Avant de nous quitter, elle ma transmis ses secrets :
Jai rompu le lien. Si jamais une telle situation se reproduit et que vous connaissez lauteur, vous pouvez couper vous-même ces fils invisibles. Prenez une bougie de Neuvizy, allumez-là, fermez les yeux, imaginez les liens qui partent de vous, puis brûlez-les un à un en répétant que rien ne vous attache plus, que vous pardonnez, et que vous êtes désormais libre. Une prière aide aussi. Ce sera plus facile à chaque tentative, jusquà ce que tout soit dissipé.
Loubli dAurélie fut long, presque insupportable. Je rêvais de la croiser, dentendre sa voix, cherchais sa Peugeot grise dans les bouchons sur le périphérique. Mais jai tenu le coup. Un an a passé, la passion sest amoindrie. Jai repris du poids, ma santé est revenue, javais meilleure mine jour après jour. Parfois je pense encore à elle, il marrive de la revoir en rêve Même si je laperçois parfois dans la rue, je ne laborde pas. La brûlure sen est allée, et pour la première fois depuis longtemps, jai retrouvé une forme de sérénité.
