Un cœur dévoué

Rufus, le gros labrador roux, fait partie du vieux quai de SaintMalo comme les planches grinçantes, le soleil qui les brûle et lodeur des algues mêlée à la brise marine. Chaque jour, à cinq heures précises, il se pose sur le même bout du quai et fixe lhorizon. Ses yeux noisette, si profonds quon dirait presque humains, scrutent la mer à la recherche dun point unique.

Les habitants des chalets du bord de mer le connaissent depuis longtemps. Au début, ils le regardaient avec pitié : « Le pauvre toutou, il attend son capitaine André. » Puis la pitié sest muée en respect, puis en une petite attention quotidienne.

On le nourrit. Le vieux pêcheur Nicolas lui apporte des morceaux de poisson fraîchement pêché. « Allez, mon gros, prends, tas du boulot », marmonne-t-il en tapotant lencolure. Élodie, qui travaille au café du front de mer, laisse toujours une gamelle deau et parfois des miettes. Rufus remue la queue, accepte poliment, mais ne quitte jamais son poste. Il doit attendre.

Il se rappelle ce jour comme on se souvient du moment le plus important de sa vie. Il garde en mémoire la main ferme du capitaine André posée sur sa tête, la voix basse et rassurante : « Attendsmoi ici, Rufus. Je reviens. » Et lodeur un mélange de tabac, de sel et dune petite chose insaisissable qui était lâme même du capitaine.

Puis André a embarqué à bord de sa goélette « La Mouette ». Il nest jamais revenu. La tempête qui a suivi a été violente, et la mer, que le capitaine chérissait, ne la pas épargné. Quelques jours plus tard, les débris de la mouette ont été retrouvés.

Les recherches ont duré des semaines, fouillant chaque recoin du littoral, mais la mer na pas voulu rendre son capitaine. Elle la gardé pour toujours.

Rufus, lui, ne savait rien de tout ça. Il ne retenait que le « attends » du maître, qui est devenu la loi gravée non pas sur du papier, mais dans son cœur fidèle.

Les semaines ont laissé place aux mois. Lautomne a cédé la place à un hiver glacial et venté, puis le printemps est revenu, remplissant le quai de vacanciers. Mais la routine de Rufus na pas changé. Il vient sous le soleil brûlant, sous la pluie verglaçante, à travers les bourrasques, même quand son pelage roux se couvre de givre. Il reste, il attend.

Parfois, quand le vent vient de la mer, une odeur familière lui chatouille le nez. Il se dresse, écoute, pousse un petit gémissement, mais les vagues sont vides, lodeur se dissipe. Il se rassoit, soupirant plus profondément.

Un jour, une nouvelle famille arrive pour les vacances : le papa, la maman et leur fils de huit ans, Léo. Le petit garçon remarque aussitôt le chien solitaire et, sans crainte, lui tend un morceau de baguette. Rufus accepte poliment, puis tourne de nouveau les yeux vers la mer.

Chaque jour, la petite tribu revient. Ils apportent parfois une boulette de viande, parfois des crackers achetés chez le marchand du bord. Les parents de Léo observent cette garde quotidienne avec une douce tristesse. Un matin, la mère de Léo achète du maïs en épi à la vieille vendeuse du kiosque.

Et votre chien ? demande-t-elle par politesse.

Il nappartient plus à personne soupire la vendeuse, ajustant son foulard à carreaux. Il était celui du capitaine André. La « Mouette » a sombré avant la tempête Et le capitaine nest jamais revenu. Les débris ont été retrouvés, mais pas lui. La mer la gardé. Et Rufus attend toujours. On ne peut pas dire à un cœur canin de ne pas attendre.

Léo, silencieux à côté, écoute les yeux grands ouverts. Lhistoire le touche profondément. Le soir même, alors que ses parents sinstallent sur les transats, il sapproche de Rufus et sassied doucement sur les planches chaudes, sans chercher à le caresser.

Tu sais commence-t-il doucement, regardant la même étendue deau que le chien ton maître il est très loin, très, très loin. Il ne peut pas revenir, même sil le voudrait.

Rufus fronce loreille, comme sil saisissait le nom familier dans le chuchotement du garçon.

Il pense à toi, poursuit Léo, plus sûr de lui. Et ça le rend triste de te laisser seul. Mais il ne peut pas revenir. Tu comprends ?

Le chien laisse un lourd soupir, pose sa tête sur ses pattes et reste immobile, comme sil écoutait. Peutêtre que la voix de Léo, qui porte le même prénom que son maître, lui transmet un peu de cette chaleur qui manquait à son éternelle attente.

Depuis, Léo vient chaque soir sasseoir à côté du gardien roux et lui raconte que le capitaine André ne la pas oublié et laime, même depuis son vaste et inaccessible horizon.

Ces petites conversations deviennent un rituel. Rufus attend le garçon. Il ne remue pas la queue avec frénésie, mais, à lentente de ses pas, tourne la tête et fixe Léo avec ses yeux tristes et loyaux, comme si une goutte de réconfort y apparaissait.

« Aujourdhui, jai vu des dauphins au large », raconte Léo en sinstallant confortablement. « Cest sûrement ton maître qui les a envoyés pour que tu ne tennuies pas. Il sait que tu lattends. »

Rufus écoute attentivement, comme sil comprenait chaque mot. Il ne saute plus dans les vagues dès quil entend le bruit des flots. Maintenant il prête loreille à la voix douce du garçon, qui sert de pont entre le cœur resté sur le quai et celui qui a sombré dans léternité.

Un jour, Léo ramène une carte marine achetée au marché souvenir.

Regarde, ditil en déroulant la carte sur les planches. Voilà notre mer. Et ton maître doit être là, au-delà de toutes ces îles, au plus beau spot, là où le temps est calme et les poissons abondent.

Le chien renifle le papier avec précaution, cherchant lodeur familière parmi lencre et le sel. Il pousse un léger soupir et repart à contempler lhorizon, mais son regard est moins tendu, moins désespéré.

Les parents de Léo observent ce lien naissant avec une douce mélancolie. Ils voient leur fils, sans le savoir, offrir un petit acte de bonté: il ne tente pas deffacer le souvenir, il laccompagne, le rend moins douloureux.

La veille du départ, Léo offre à Rufus son plus précieux cadeau: une pierre marine brillante, comme un petit compas.

Tiens, ditil en posant la pierre devant le chien. Pour que tu ne te perdes pas. Ton maître est toujours dans ton cœur. Tu le retrouveras quand tu voudras.

Rufus touche la pierre du museau, puis lèche doucement la main de Léo. Cest la première caresse quil accepte après tant de mois.

Le lendemain matin, la famille repart. Le quai redevient vide. Mais quelque chose a changé. Rufus continue de venir chaque soir à son endroit, il regarde toujours la mer, mais maintenant il garde à côté de lui la pierre scintillante. Dans ses yeux, au-delà de la tristesse, brille une nouvelle assurance.

Lassurance que lamour ne meurt pas avec la séparation. Et que, même si on lattend sur les planches froides du quai, on est aussi attendu au loin, au-delà de lhorizon, là où les cœurs fidèles finissent toujours par rejoindre leur port.

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