Je suis rentré à lappartement du 15e arrondissement, et dune voix posée, jai annoncé que nous avions eu un enfant. Le monde a tournoyé devant mes yeux, comme une vapeur qui se pose sur les lunettes. Jai entendu le cliquetis des clefs sur le comptoir et mon souffle habituel, doux quand je retire mon trenchcoat. «Un garçon. En bonne santé.» aije dit, avec le même ton que lon utilise quand on parle dacheter du pain.
Je nai pas crié. Je tenais le plateau à soupe tellement fort que le métal a tranché la peau de mes doigts. La cuisine sentait le bouillon de volaille et lhiver, et en moi, une froideur de fer.
Depuis quand le saistu? laije demandé avant même de comprendre ma propre question.
Depuis aujourdhui. Laccouchement a commencé dans la nuit. Il a avalé. Je le savais avant elle était enceinte. Je nai rien dit, parce que je cherchais les mots.
En une fraction de seconde, tout ce que je refusais de voir depuis des mois sest éclairé : le «je resterai plus tard» du vendredi, le «il faut que je réponde à quelques emails» du samedi, le téléphone posé à lenvers, les chemises «en promotion», lodeur étrangère dans son écharpe. Tout a pris forme. Je nai pas été surprise, seulement blessée dune façon qui ne réclame pas la surprise.
Laimestu? aije demandé. Étaitce juste une erreur?
Cest compliqué. Cette phrase a flotté au-dessus de la table comme une gêne. Je ne lavais pas prévu. Je dois être responsable. Pour lenfant.
«Pour lenfant.» Ces deux mots mont frappée comme la vague qui revient après la tempête. Je savais que je navais rien fait pour provoquer cette onde sur ma table de cuisine. Je savais aussi que le petit être qui venait de prendre son premier souffle était le moins coupable parmi tous les adultes de la pièce. Et que, désormais, ma douleur toucherait une innocence, comme la peau contre la glace.
Comment sappelletil? Ma voix, étrangère, distante, sest faite entendre.
Louis. Il a répondu aussitôt. Loulou.
Il sest installé, a posé les mains sur le plan de travail, comme sil voulait les ancrer à notre table. Elles tremblaient. Jai pensé à sa mère, qui mourrait si elle apprenait que «cest un malentendu», à nos enfants, qui essaieraient de comprendre comment un père pouvait être père ailleurs, et à moi, femme qui devait aujourdhui préparer un clafoutis et qui, à la place, apprend à respirer dans un nouveau monde.
Je ne veux pas briser notre foyer, atil fini par dire. Je veux que tu saches. Je veux arranger les choses.
Arranger, aije répété. Tu parles comme si on déplaçait des assiettes.
Je me suis levée, ai ouvert la fenêtre. Lair froid a traversé mon visage comme un compressé glacé. Des images ont envahi mon esprit : lui, dans un autre hôpital, près dun berceau inconnu ; des mains étrangères qui tiennent son petit doigt ; le bracelet en plastique gravé dun prénom jamais inscrit dans nos carnets de famille. Un instant, jai lutté pour ne pas haïr lenfant à cause des adultes.
Tu diras à nos enfants aujourdhui, aije déclaré. Pas moi. Toi.
Il a hoché la tête.
Et après? atil demandé, prudent. Qu après?
Après, ce sera demain, aije répondu avec la même prudence. Pour aujourdhui, assez de vérité.
Le téléphone a sonné. Ma fille : «Maman, tout va bien?». Je lai regardée. Il a hoché la tête, non pas pour répondre, mais pour admettre quon ne revient plus en arrière. «Je ne sais pas encore,» aije dit, avant de raccrocher.
Il a mis la bouilloire, comme si un geste dantan pouvait nous sauver. Leau bouillait au rythme dun cœur qui saccélère. Il sest assis à côté, sans toucher ma main. Peutêtre comprenaitil enfin quil ne devait pas toucher ce quil ne pouvait nommer.
Étaitelle seule? aije demandé après un moment, en fixant la paire au-dessus de ma tasse. Au moment de laccouchement.
Oui, atil répondu à mivoix. Je ne suis pas arrivé à temps.
Cette réponse était comme une nouvelle rayure sur le verre : fine, mais longue. Quelquun était venu au monde, et il nétait pas là. Quelquun dautre me regardait depuis des mois, et je nai pas pu rendre justice. Jai pris une gorgée de thé, le feu brûlait dans ma gorge.
Je suis montée dans la chambre, ai sorti de la commode la couverture dinvité, lai donnée avec loreiller.
Ce soir, tu dormiras au salon, aije dit. Demain, tu iras à la mairie et à la banque. Tu feras ce qui ne demande pas démotion mais de bienséance. Puis nous nous asseyons et parlerons de ce que nous ferons de nos vies. De la mienne, de la tienne, de la nôtre.
Daccord, atil répondu. Merci.
Je néprouvais aucune gratitude. Javais ce réflexe de mettre de lordre dans le monde qui sétait écroulé : lits, assiettes, mots. Jai tiré le rideau, éteint la lumière de la cuisine, laissant la petite lampe nocturne dessiner une douce auréole sur la table. Dans cette lueur, son visage paraissait plus jeune, peutêtre parce que, pour la première fois depuis longtemps, jy voyais une peur non masquée, comme un «ça ira» tremblant.
La nuit, je dormais à demivoix, à lécoute de son souffle depuis le salon, comme je lavais fait autrefois pour la maladie dun enfant. Au petit matin, je me suis levée tôt, ai ouvert la porte du balcon. Lair sentait le givre et la boulangerie. Jai dressé dans ma tête, sans papier, la liste des choses à faire: parler aux enfants, consulter un avocat, appeler le travail pour un jour de congé, et quelque chose que je ne savais pas nommer. Peutêtre «douceur», non pas pour lui, mais pour moi.
Il sest levé, est venu vers moi sans un mot, ma tendu la tasse. Sur ses mains, on voyait des veines gelées, comme des fils bleus. Jai pensé aux mains qui, à laube, tenaient ce petit être. Au bracelet gravé. À la haine, simple, et à la compassion, qui se brise au moindre geste.
Je ne sais pas ce qui se passera, aije dit avant quil ouvre la bouche. Mais je sais que je ne resterai pas la gardienne de ton secret. Je ne serai pas larrièreplan de ta paternité. Si tu restes, tu seras entier. Si tu pars, tu le seras aussi.
Il a hoché la tête. Ce «entier» flottait entre nous comme un pont à construire ou à brûler.
Le soir, nous nous sommes assis avec les enfants. Chacun écoutait à sa façon: ma fille, les doigts crispés, mon fils, le regard planté sur le plan de travail. Aucun grand discours. Pas dapplaudissements, pas de jugements. Juste la vérité, lumineuse comme un néon, qui aveugle mais éclaire le chemin.
Quand ils sont sortis, le silence sest installé dans lappartement. Jai compris quil existait des choses plus grandes que la trahison: la responsabilité, le nom donné à laube, lhomme qui napprendra à dire «maman» que plus tard, sans parler de moi. Un rocher de décision solide sest ancré en moi: je ne sauverai pas ce qui exigerait de me mentir.
Jai pris lélastique à cheveux sur le comptoir, par réflexe, comme si un geste banal pouvait unir la journée. Jai regardé la porte. Je savais que je pouvais la laisser entrouverte ou la fermer. Cette fois, il na pas fallu crier «ça suffit». Il suffisait que jarrête dattendre.
Cest à moi de décider si, dans ma maison, la paternité dun autre lieu trouve sa place, et si, dans ma vie, il reste encore une place pour lui. Et, si ce nest pas le cas, si je peux garder assez de douceur dans le cœur pour ne pas blesser le prénom innocent donné à la première lumière.
