Histoires d’Autres, Histoires de Nous

Élodie connaissait la voisine de lescalier depuis longtemps. La femme aux cheveux gris coupés en carré, portant un sac en toile sur lépaule, apparaissait toujours sur le palier à la même heure, vers vingt heures. Elle montait lentement, à peine accrochant la rampe, et chaque fois quelles se croisaient devant lascenseur, elle faisait un petit signe de tête à Élodie.

Élodie habitait au sixième étage dun immeuble de neuf étages, en béton, dans le 12ᵉ arrondissement de Paris. Elle travaillait comme correctrice dans une petite maison dédition et jugeait sa vie plutôt prévisible : métro, bureau, manuscrits à relire, puis le soir, maison, dîner, parfois une série. Son mari était parti il y a deux ans, laissant le deuxpièces et une rancune qui sétait depuis émoussée. Les autres habitants nétaient que du décor : des gamins qui dévalaient les marches, des retraités avec leurs sacs en toile, quelques disputes derrière les murs.

La voisine du dessus, Mélusine, semblait calme et légèrement détachée. Au premier abord, Élodie la prenait pour une comptable fatiguée ou une institutrice. Un jour dhiver, quand leau fut coupée dans limmeuble et que tout le monde traînait des seaux du soussol, elles se retrouvèrent à la porte dentrée, les poignées du seau glissant dans les mains de lautre.

Vous avez besoin daide pour le porter? demanda Élodie en jetant un œil au seau que tenait Mélusine.

Ce serait bien, répondit la femme, un peu rougissante. Je mappelle Mélusine.

Élodie.

Elles descendirent ensemble les escaliers, remplir les seaux, remonter, sarrêtant à chaque palier pour reprendre leur souffle. Au fil de la marche, Élodie apprit que Mélusine avait cinquantedeux ans, vivait seule et travaillait de chez elle.

Vous faites quoi? demanda Élodie, reprenant le seau.

Des traductions, des textes, répliqua brièvement la voisine, puis changea de sujet. Vous avez toujours ces dossiers sous le bras. Vous êtes au bureau?

Élodie raconta son travail dédition, les coquilles à corriger et les auteurs qui se plaignent des modifications. Mélusine écoutait attentivement, posait parfois une question de précision, et Élodie sentit soudain le désir de poursuivre la conversation. Elles atteignirent le sixième étage comme si elles nétaient plus étrangères.

Depuis ce jour, elles se croisaient plus souvent devant lascenseur, échangeant de courts mots. Au printemps, Élodie invita Mélusine à prendre le thé.

Jai fait un gâteau, mais il y en a trop pour une seule, dit-elle en souriant maladroitement dans le hall.

Si vous navez pas peur dune simple interlocutrice, jaccepterai volontiers, répondit Mélusine.

Lappartement dÉlodie était typique : tapis, étagère à livres, cuisine lumineuse ouvrant sur la cour. Mélusine le parcourut sans curiosité, avec un intérêt doux, remarquant sur létagère quelques romans policiers que la jeune femme aimait lire le soir.

Vous aimez les enquêtes, constata-t-elle en sasseyant à la table.

Oui, cest mon moyen de mévader. Je lis et joublie mes auteurs, répondit Élodie en versant le thé.

Elles parlèrent de bricàbrac : les prix au supermarché, les ados bruyants dans la cour, la difficulté à faire réparer lascenseur. Mélusine se montra calme, légèrement ironique, mais jamais piquante. Elle racontait les gens comme si elle les observait à travers une loupe, remarquant les détails les plus infimes.

Voyez cet homme du troisième étage, toujours en survêtement, ditelle en regardant par la fenêtre. Jai vu une nuit où il a transporté une grosse boîte enveloppée de ruban adhésif jusquà la benne. Il la portait comme un bébé, la posa délicatement, puis sen alla sans se retourner.

Et quy avaitil? demanda Élodie, intriguée.

Je ne sais pas, et je ne veux pas le savoir. Lessentiel, cest la façon dont il la fait, ça en dit long sur lui.

Élodie pensa alors que sa voisine aimait simplement relever les caractères. Elle-même, dans son métier, devinait parfois le trait de caractère dun auteur à partir de son texte.

Les thés devinrent réguliers. Parfois, cétait Élodie qui allait chez Mélusine, parfois linverse. Lappartement de la voisine était plus épuré, plus lumineux, avec sur le bureau une pile soigneusement rangée de feuilles imprimées et un ordinateur portable. Au mur, deux photographies noiretblanc dun vieux quartier.

Vous avez pris ces photos? demanda un jour Élodie.

Non, un ami les a offertes. Jaime avoir quelque chose à regarder et à réfléchir, répondit Mélusine.

Élodie remarqua que Mélusine ne parlait jamais de famille. Aucun mot sur un mari, aucun souvenir denfants. Une fois, elle laissa échapper que ses parents étaient morts depuis longtemps et que son frère vivait dans une autre ville, leurs contacts rares. Élodie ne insista pas, respectant le silence.

Un soir dété, alors que la chaleur rendait lappartement étouffant, Élodie, assise à la cuisine avec son ordinateur, relisait un texte pour le site de son éditeur. Un flash dactualité apparut: «Interview de N.Rovner, auteure mystérieuse de polars.» Le pseudonyme lui semblait familier, sans quelle ne sache pourquoi. Elle cliqua, poussée par la curiosité.

Sur le site, une photo masquée dombre. Linterview révélait que N.Rovner était une écrivaine de polars urbains qui ne montrait jamais son visage et ne divulguait jamais son vrai nom. Elle écrivait sur les cours dimmeubles, les voisins, les cuisines communes. Ses livres se vendaient à gros tirages, débattus sur les blogs.

En descendant la page, Élodie lut une phrase: «Je vis dans un quartier résidentiel et puise mon inspiration littéralement depuis la fenêtre. Les gens autour de moi sont une source inépuisable dhistoires.»

Ces mots résonnaient avec le style de Mélusine. Le même vocabulaire, le même «quartier résidentiel», lobservation des gens. Le nom Rovner rappelait presque «Romain», qui était apparu par erreur sur une facture quÉlodie avait trouvée dans son tiroir, puis que Mélusine avait récupérée.

Élodie décida que ce nétait quune coïncidence, mais ouvrit tout de même un extrait du livre de Rovner dans la boutique en ligne. Le premier paragraphe décrivait une cour identique à la leur: un terrain de jeu où la glissade était écaillée, un petit magasin à langle, même la description du «homme en survêtement qui porte des boîtes étranges la nuit».

Un frisson parcourut Élodie. Elle se leva, sapprocha de la fenêtre et jeta un œil dans la cour. Lhomme en survêtement était bien là, assis sur un banc, la cigarette à la main, les épaules affaissées.

De retour à son bureau, elle lut à nouveau le passage. La ressemblance était trop précise. Elle revit les conversations, les piles de feuilles chez Mélusine, le mot «traductions, textes».

Elle passa la soirée à lire davantage. Le livre peuplait le texte de personnages familiers: la voisine qui réprimandait les enfants en jetant des mégots, le couple jeune qui faisait du bruit la nuit, la vieille dame du cinquième étage qui nourrissait les chats de la cour. Le pire fut quand elle reconnut une scène où elle-même, épuisée, avait confondu des délais, tapé un texte dans la panique, puis couru au travail le matin avec les cheveux mouillés et des chaussettes différentes. Dans le livre, la protagoniste sappelait Océane, était éditrice au lieu de correctrice, mais lessence restait la même.

Élodie posa lordinateur, sentit une boule monter à la gorge. Lidée que sa petite vie, ses maladresses et ses anecdotes pouvaient devenir le matériau dun autre était dérangeante.

Elle se coucha tard, se retournant, écoutant les bruits derrière le mur. La voisine demeurait silencieuse, à lexception du cliquetis sporadique du clavier. Élodie imagina Mélusine, penchée sur son bureau, transformant en lignes ce quelle voyait et entendait.

Le matin, tout sembla moins aigu. Au travail, Élodie corrigeait une nouvelle soumission, repérant les virgules, se disant que les écrivains puisent toujours dans le réel. Elle lisait tant de livres où les personnages semblaient sortis du quotidien. Mais le général, cest lidée abstraite; le particulier, cest le même immeuble, les mêmes voisins.

En rentrant, elle passa chez le libraire et prit un volume papier de N.Rovner. La couverture arborait le même silhouette sombre. Elle feuilleta, nota les scènes familières, puis lacheta, voulant comprendre jusquoù allait la curiosité de la voisine.

En soirée, alors quelle remontait les escaliers avec son sac, Mélusine sortit de lascenseur, un dossier à la main.

Bonjour, Élodie. Comment sest passée votre journée? ditelle en souriant.

Élodie rendit le sourire, mais une gêne la traversa.

Comme dhabitude, le travail, réponditelle, glissant le sac de livres un peu plus profondément dans son sac à main.

Elle eut limpression que Mélusine scruta la tranche de la couverture du livre, mais ne commenta rien.

Deux jours plus tard, elles reprirent le thé chez Élodie. La discussion glissa sur les nouvelles fuites deau au soussol et la collecte de signatures pour la copropriété.

Vous signerez? demanda Élodie.

Bien sûr. Jaime quand les habitants partagent des projets communs, répondit Mélusine, puis ajouta: Au fait, vous avez lu N.Rovner? On dit quelle écrit bien.

Élodie sentit à nouveau ce serrement intérieur.

Je lai lue hier, réponditelle prudemment. Et

Alors? demanda Mélusine, faisant semblant de verser du thé, la main tremblante dun instant.

Il semble quelle habite près dici, lança Élodie, levant les yeux.

Leurs regards se croisèrent. Un silence bref les enveloppa, puis Élodie, cherchant la voix calme, demanda:

Cest vous? .

Mélusine soupira, baissa le regard sur sa tasse.

Oui. Ce sont peu de gens qui le savent. Je naime pas le bruit.

Élodie hocha la tête, le bruit de la rue résonnant dans sa tête. Elle voulait à la fois féliciter la voisine, admirer son succès et comprendre pourquoi elle utilisait leur cour comme décor.

Félicitations, le livre est très bien écrit, ditelle finalement.

Merci, réponditelle doucement. Jécris depuis longtemps, mais je ne le montre pas.

Un silence sinstalla, interrompu seulement par le grincement dune chaise derrière le mur.

Vous commença Élodie, puis sinterrompit. Vous prenez les histoires dici. De notre immeuble.

Parfois, admit Mélusine. Mais je change les détails: noms, métiers, circonstances.

Pas toujours, répliqua Élodie. Lhistoire de la fille aux chaussettes différentes, cest bien moi que je vous ai racontée.

Mélusine sourit légèrement.

Cétait une scène très vivante. Je nai pas pu men retenir.

Des larmes montèrent aux yeux dÉlodie. Elle ne voulait pas mettre en scène, mais sentir que sa vie était extraite sans consentement était douloureux.

Vous auriez pu au moins demander, ditelle. Dire que vous vouliez lutiliser. Jaurais pu réfléchir.

Je comprends, soupira Mélusine. Mais si je demandais à chacun, je nécrirais plus. Les gens agissent différemment quand ils savent être observés.

Vous ne faites pas que regarder, protesta Élodie. Vous gagnez de ça. Les lecteurs rient, compatissent. Et nous nous ne savons même pas que nous sommes des personnages.

Mélusine resta muette un instant, puis déclara:

Je ne prends jamais les drames bruts tels quels. Je ne mets pas sur la page ce qui pourrait détruire une vie. Je assemble des fragments. Cest ma protection, et la leur.

Mais on vous reconnaît quand même, insista Élodie. Je me suis reconnue, la cour aussi.

Le silence devint lourd. Élodie remarqua alors que Mélusine serrait la poignée de sa tasse comme si elle craignait de la faire tomber.

Vous êtes mal à laise, constatat-elle.

Oui, admitelle. Jai limpression davoir été écoutée et notée.

Mélusine hocha la tête.

Je navais pas pensé que vous liriez. elle ricana sans joie. Cest ridicule, nous vivons à travers le mur.

Deux parties saffrontaient en elle: la colère, lidée dune amitié entachée dun enregistrement secret, et la compréhension dune femme qui survivait à sa façon.

Écoutons, proposa Élodie, cherchant la justesse. Je ne peux pas vous interdire décrire, mais je veux ne plus me reconnaître dans vos récits. Et je ne veux pas que vous utilisiez nos confidences sans mon accord.

Mélusine leva les yeux, la fatigue mêlée dune lueur despoir.

Vous proposez un accord,?

Oui. Des limites. Élodie sentit quelle parlait au-delà du livre. Si je partage quelque chose dintime, je ne veux pas le voir transformé en texte, même sous un autre nom.

Mélusine contempla lidée, comme pour lessayer.

Cest difficile, finitelle. Parfois je ne vois même pas comment une parole glisse dans mon texte. Jy vis ma vie. Mais elle sinterrompit, puis, plus résolue, ajouta: Je promets que vos histoires désignées comme personnelles ne finiront pas dans les livres. Et si jamais vous vous reconnaissez à nouveau, jen discuterai et, si possible, modifierai les prochains chapitres.

Élodie soupira. Ce nétait pas parfait, mais cétait un pas.

Et peutêtre, changez un peu plus les détails, pour que la cour ne soit plus si identifiable. Les gens ont leurs secrets, leurs peurs.

Je comprends, réponditelle doucement. Savezvous pourquoi jai commencé à écrire sur ces immeubles?

Élodie secoua la tête.

Jai longtemps cru que personne ne sintéressait à moi, ni à nos voisins. Que la vraie vie se passait ailleurs. Puis jai réalisé que le drame se joue dans ces couloirs, plus fort que nimporte quel décor imaginaire. Je voulais montrer la profondeur des «simples» gens. Mais je suis allée trop loin, oubliant que derrière chaque personnage il y a des voisins vivants.

Sa voix trahissait une sincère perplexité. Le ressentiment dÉlodie satténua légèrement.

Montrer la profondeur, cest bien, ditelle. Mais il faut que les gens ne se sentent pas exposés.

Daccord, acquiesça Mélusine. Jy réfléchirai.

Elles finirent leur thé dans le silence. La conversation était lourde,En ouvrant la fenêtre, Élodie sentit le souffle du vent transformer leurs confidences en une brume scintillante qui sélevait vers la tour de verre, où les rêves et les récits se mêlaient dans le crépuscule.

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