Tu sais, parfois le soir, quand la fac commence à se vider, tout devient un peu plus vrai. Ce soir-là, la clé de la salle coinçait déjà au troisième tour, comme si elle aussi était fatiguée de la journée. Jai poussé la porte de mon épaule, la routine quoi, pour arriver avant la cohue dans les couloirs. Les néons sur mon étage rendaient la grande ardoise blanche presque indécente, trop franche.
Jai quarante-cinq ans, et ça fait bien une dizaine dannées que je donne ces cours de remise à niveau, le truc carré: planning, timing, exercices types, correction express, devoirs pile comme il faut. Ça fait longtemps que cest plus de lart, cest devenu une habitude, ça me tient la journée en place. Je peux tout expliquer de façon à ce quils puissent recracher le truc au concours, sans faute. Mais malgré ça, jai remarqué ces derniers mois que je parlais plus à la craie quaux gens.
Dans la feuille dappel, les nouveaux noms du soir. Des adultes. Pas des gamins amenés par leurs parents, terrorisés par lidée de rater Parcoursup. Non, ceux-là débarquent direct après le boulot, souvent avec des sacs Monoprix qui coincent dans lentrée, et leurs portables jamais déconnectés du boulot. Jai déjà vu ce type délèves, mais là, il y en avait bien plus que dhabitude, et évidemment ladministration jubilait: beau groupe ! Moi, je pensais juste à la cadence. Je fatigue plus quavant. Et les jeunes collègues, eux, ils savent motiver, parlent de pédagogie par projet, balancent des vannes, tout le monde les adore. Si je reste dans mon mode hyper strict, un jour je vais finir au placard, remplacée.
À vingt heures tapantes presque tout le monde était là. Une femme dà peu près trente-cinq ans, queue-de-cheval, petit sac à dos, doù dépassait une tétine rose. Un gars un peu usé, la quarantaine passée, en veste de chantier, des mains où tu devines quil bosse avec, même sil a frotté. Un mec dune trentaine dannées, trop prudent avec son ordi, comme si cétait tout ce quil lui restait qui marchait bien. Et puis une autre, plus jeune, le visage tellement tendu quon dirait quelle sexcuse dexister.
Jai fait le speech classique: prénom, matière, créneau, consignes, nickel. On commence par une évaluation diagnostique. Jai distribué les feuilles ; dans la salle on entendait juste des souffles, des chaises qui grincent, des stylos qui cliquettent.
Vingt minutes plus tard, je relève la tête: mêmes têtes plongées dans des feuilles incompréhensibles. Le genou du gars en veste vibrionnait. Il serrait son bic à blanchir les phalanges. La maman au sac à dos détournait les yeux vers son iPhone, mais nosait même pas checker, comme si ça risquait dêtre plus urgent que ce foutu test.
Jai récupéré les copies et, sans même corriger, jai sorti la phrase automatique:
Cest juste pour voir où vous en êtes. Pas de panique.
Et je me suis entendue. Pas de panique, cest pour les lycéens, à vingt piges, avec la vie devant eux. Mais là, à trente-cinq ou quarante balais, après la journée de taf, les enfants ou une pile de galères, ça nenlève pas le poids.
Je peux poser une question? demande alors le type à lordi. Si jamais enfin, si jai tout oublié en maths, est-ce que ça veut dire que jai rien à foutre ici?
Franchement, jallais lui répondre par réflexe: Ça va revenir. Mais le regard quil ma lancé Il ne demandait pas pour les maths. Il me demandait sil avait encore le droit dêtre élève.
Bien sûr que si, répondis-je. On adaptera le rythme, on avancera là où ça coince.
Le gars en veste laisse échapper un petit rire.
Le rythme Moi je connais le rythme au boulot ! Mais là jai limpression dêtre remis à lécole, convoqué au tableau, tu sais
Il na pas fini sa phrase, mais je voyais bien que tout le monde comprenait ce quil voulait dire.
Jai fermé mon cahier dappel, alors que cétait le moment prévu pour lancer la correction.
Ecoutez, je vous propose un truc. Je vais vous poser une question hors programme, et chacun répond comme il veut. Je veux juste savoir ce qui rend lapprentissage difficile pour vous, en ce moment.
Silence. Je me suis dit génial, ils vont me prendre pour une coach psy, et partir. Mais la maman au sac à dos lève la tête:
Jai peur de ne pas y arriver, ça sort tout seul. Jétais en congé maternité, là je lis et je comprends pas, cest comme si cétait pas mon cerveau.
Moi, jai peur dêtre trop vieux ajoute louvrier. Jai bossé vingt ans avec mes mains, maintenant on me dit faut reprendre les cours sinon je suis fini.
Le gars à lordi murmure:
Jai peur dabandonner, encore. Javais déjà tenté, mais jai pas tenu Maintenant, jai honte dêtre là.
Je les écoutais et, je sais pas, ma propre fatigue a baissé dun cran. Elle a pas disparu mais cétait plus le truc central. Je ne voyais plus un groupe du soir mais des gens qui font ça parce quils espèrent, en vrai.
OK jai dit. Alors on va bosser de façon à ce que vous voyiez ce qui marche aussi, pas seulement les erreurs.
La fois daprès, jai amené pas seulement les supports, mais aussi des petites cartes à piocher, avec des exercices de niveau différent. Cétait pas dans le manuel et, franchement, ça me faisait bizarre, comme si je trahissais le protocole. Mais je voyais leurs têtes, alors jai tenté.
Aujourdhui, travail en binômes. Vous choisissez la difficulté. Si ça coince, cest pas grave: cest juste le signal quon doit bosser ce point-là.
Le gars en veste fait une moue.
Si je prends un truc facile ça fait crétin, non?
Non, cest comme si tu montais lescalier et que tu taccrochais à la rambarde, voilà tout. On nest pas aux Jeux Olympiques.
Je sentais quils aimaient pas trop lidée de vaincre leurs peurs. Ce quil leur fallait, cest du concret.
La maman sest installée près du gars à lordi. Dabord ils ont rien dit, puis elle lance:
Jadorais les maths, avant les démonstrations. Et vous?
Jaimais bien, jusquau moment où jai vu que jétais le dernier de la classe, a-t-il répondu.
Je me suis retenue dintervenir tout de suite. Je faisais juste le tour, regardais ce quils gribouillaient, parfois raturaient ou fixaient le vide. Javais la tentation de tout faire à leur place, écrire, expliquer vite fait. Mais non, cette fois, il sagissait de leur redonner confiance, pas juste trouver la solution.
Au bout de vingt minutes, le gars en veste ma tendu sa copie:
Je pense que jai pigé.
Cétait pas parfait, mais lenchaînement tenait la route. Il avait trouvé et corrigé son erreur tout seul.
Cest bien, et cest vous qui avez repéré la faille.
Il a acquiescé, presque comme un gosse, mais fier.
Il ma retenue à la porte, après.
Vous pensez vraiment que je fais bien dêtre là? Ma femme dit quaujourdhui, sans diplôme, tes cuit
Jaurais pu dire que le diplôme compte, mais je voyais bien : il saccrochait à cette raison pour ne pas reconnaître quil voulait plus.
Je pense que vous avez besoin de vous prouver que cest possible, ai-je répondu. À partir de là, vous décidez.
Il est parti. Je suis restée un moment seule, à ranger les feuilles. Le bruit des étudiants dans le couloir, portes qui claquent, rires, tout ça. Dhabitude, à cette heure, je ne rêve que du silence de mon appart. Mais là, javais envie de rouvrir le cahier dappel pour voir qui sera là la prochaine fois, comme si ça voulait dire un truc important pour moi, pas pour le rapport.
Une semaine plus tard, je reçois un mail du coordinateur pédagogique: «Merci de ne pas trop personnaliser la pédagogie. Le format préparation au concours doit rester notre priorité.» Cétait gentil, mais piquant. Visiblement, un étudiant avait dû faire remonter quil ne faisait pas assez de tests ou que je navais pas envoyé les rapports à temps.
Ce soir-là, jai essayé de revenir au vieux schéma: gros bloc dexos typiques, chrono.
Dix minutes passent, la maman lèves sa main.
Excusez-moi, je narrive pas à suivre. Je lis, tout se mélange. Je sais que je devrais aller plus vite, mais
Elle sest tue, tête basse. Le gars à lordi sest affalé sur sa chaise. Le gars en veste a serré les lèvres.
Je sentais le ras-le-bol monter, pas contre eux, contre le choix impossible: faire selon les règles ou selon les gens. Et la trouille au fond: si mon groupe ne réussit pas, je saute.
Jai stoppé le chrono.
OK, on va faire autrement. Les exigences du concours restent, mais on va analyser aussi votre cheminement, pas seulement vos réponses. Et je laisse du temps pour les questions, même si elles vous paraissent nulles.
Et sil y en a beaucoup, des questions? a lâché quelquun du fond.
On trouvera le point faible, puis on le bossera au lieu de lignorer.
Après, je suis passée voir le coordinateur. Je voulais pas me justifier, mais poser les choses. Si tu ne le fais pas, la machine te broie.
Dans son petit bureau saturé de papiers:
Vous modifiez le format du cours? demande-t-elle.
Oui. Ils sont adultes, ils nont pas le même rapport à lapprentissage. Ce nest pas de la flemme, cest la peur, la fatigue.
On a un programme, vous savez.
Je le suis. Mais si tout le monde décampe au troisième cours, à quoi bon? Ce qui compte, cest quils tiennent jusquau bout.
Elle ma regardée comme si elle pesait mes mots.
Vous savez que cest vous qui assumez?
Oui, ai-je répondu.
Je suis sortie de là avec les doigts qui tremblaient. Lodeur du produit à létage était forte, la femme de ménage passait la serpillière. Jai descendu létage et, enfin, respiré.
Ensuite, les cours sont devenus plus denses, mais plus vivants. Jai instauré une règle: dix minutes pour quiconque veut exposer une difficulté, sans honte. Parfois, ils venaient avec leurs propres bourdes, et on les décortiquait ensemble. Je leur demandais de ne pas cacher les ratures, de montrer le raisonnement. Ce nétait pas évident pour des adultes: on nous apprend, passé lenfance, à planquer ses faiblesses.
Un jour, le gars à lordi sest approché du tableau. Il a pris le feutre, na rien écrit tout de suite.
Je vais tout oublier, là, souffle-t-il.
Écris déjà ce dont tu es sûr, lançai-je, même si cest juste le début.
Il a posé une première équation, puis une autre, et sest arrêté, bloqué.
Là, je sèche complet, ma-t-il avoué, me cherchant du regard.
Jaurais pu balancer la formule, facile. Mais je lui ai demandé :
Cest quoi que tu veux obtenir à la fin? Quest-ce qui doit disparaître du calcul?
Il a réfléchi, son dos sest redressé, la réponse est venue. Quand il est retourné à sa place, son visage était tout rouge. Mais ce nétait plus de la honte. Juste la tension davoir tenu.
La maman est arrivée un soir en retard, les cheveux en vrac.
Désolée, cétait la guerre pour coucher la petite.
Installez-vous, on fait une révision.
Après le cours, elle a trainé un peu.
Je pensais que jy arriverais plus, et en fait jarrive à lire un énoncé sans perdre pied maintenant.
Je me suis contentée de répondre:
Cest un réflexe utile, pour le concours comme ailleurs.
Le gars en veste, lui, ne parlait jamais de ses doutes. Mais un jour, il est venu avec une annonce imprimée.
Là, tu vois, ils écrivent bac+2 souhaité. Avant, jaurais même pas tilté. Là, je regarde sérieusement.
Je voyais que pour lui, cette feuille valait plus que nimporte quoi. Une preuve.
Cest clair, tas un objectif.
Et si ça ne marche pas? a-t-il osé.
Au moins, tu sauras que tas tenté. Et que tu peux recommencer.
À la fin du module, on a fait un concours blanc. Copies distribuées, chrono. Le silence était différent: moins figé, plus actif.
À la fin, je leur ai juste dit:
Vous avez tous été jusquau bout. Rien que ça, cest déjà énorme.
Le gars à lordi:
Même si cest truffé derreurs?
Même. Tu ne tes pas arrêté au premier obstacle.
Chez moi, tard, je corrigeais tout ça à la lampe, sur la table de la cuisine, alors quil faisait déjà nuit noire dehors. Je mettais des petites croix, des commentaires sans piques, jessayais de voir ce qui avance, pas seulement les fautes. Cest plus fatiguant, mais apaisant aussi, bizarrement.
À la reprise, chacun a eu sa copie à part.
La maman:
Jai eu la moyenne?
Pas cette fois. Mais tu as progressé. Tu vois où tu peux la gratter.
Ses yeux brillaient dobstination.
Alors, je recommence. Javais limpression que si ça ne marchait pas direct, cétait mort.
Non, rien nest plié.
Le gars en veste:
Je pensais faire pire, en vrai.
Cest vraiment bien pour un début. Tas le raisonnement solide.
Il a hoché la tête.
Même moi, quand je forme une nouvelle recrue, je râle, puis je me rends compte quelle a juste la trouille. Je dois être pareil là.
Jai souri, sincèrement.
Le gars à lordi restait scotché à sa feuille.
Jai pas planté, murmura-t-il comme sil testait le mot.
Non, vraiment. Mais bosse la rapidité. Et surtout, nabandonne pas dès la première galère.
Il a acquiescé.
Jétais sûr que tu me dirais daller voir ailleurs, chuchota-t-il.
Même pas en rêve, je pourrais pas me croire toute seule.
Avant le vrai concours, on sest vus deux fois encore. La dernière, je leur ai juste demandé de citer une chose qui leur faisait moins peur quau début. Ça faisait un peu bilan, mais cétait pour eux.
La maman:
Les problèmes de texte, maintenant, je les prends étape par étape, ça va.
Le gars en veste:
Le tableau ne me tétanise plus. Enfin presque.
Le gars à lordi:
Échouer au premier essai, cest plus la honte.
Moi, je pensais à mes propres peurs: ne plus être à la page. Cest pas parti. Mais cest plus écrasant. Je réalise que les résultats, les rapports, cest pas tout. Expliquer, cest bien, mais porter lincertitude des autres, sans jamais leur faire porter la honte, cest encore plus fort.
Ils passaient leurs épreuves à des dates différentes, alors je nétais pas là sur place. Parfois, un texto tombait le soir: Jentre dans la salle, Sorti, Je suis pas sûr. Je répondais sobrement, sans mettre la pression.
Une semaine plus tard, les résultats. La maman a raté dun cheveu. Elle ma écrit: Ça rage, mais je recommence, mon mari garde la petite. Le gars en veste a eu le minimum, il ma envoyé la capture décran, juste : Mission accomplie. Le gars à lordi a fait un vrai bond mais ça ne passait pas, il ma écrit: Je ne lâche pas. On continue en septembre?
Je lisais leurs messages à la pause, accoudée à la fenêtre pendant que les étudiants en licence filaient dans la cour, des rires, une clope, une baguette à la main. Cette promo du soir pesait lourd, et jy tenais.
La coordinatrice, un jour, ma dit:
Zéro plainte. Présence nickel. Continuez comme ça.
Vous inquiétez pas, je garde le cap.
En sortant, je ne ressentais pas une victoire. Plutôt une sorte de paix: ce chemin-là, je le choisis. Cest plus exigeant, plus épuisant, pas dillusions. Mais réel.
Le dernier soir avant les vacances, je suis restée juste pour regarder la salle vide. Je me suis approchée du tableau, jai effacé les équations gribouillées de laprès-midi. La craie me restait collée aux doigts.
Jai posé la brosse, refermé la fenêtre, éteint la lumière. Dans le couloir sombre, la clé a encore bugué au troisième tour. Je nétais pas pressée. Maintenant, cétait moi qui décidais du rythme.
