Redémarrage après la quarantaine
Je me souviens quautrefois, en semaine, Élodie se réveillait avant même que le réveil ne sonne. Ce nétait pas parce quelle dormait assez, non : un compteur invisible se déclenchait déjà à lintérieur delle. Il fallait se lever, filer sous la douche, attacher ses cheveux, avaler un yaourt à la hâte, vérifier ses mails le temps que leau du thé chauffe. Lappartement était silencieux, on entendait juste le frigo soupirer ou un moteur démarrer dans la petite cour, à laube naissante. Élodie vivait à Paris, avec son mari Philippe et leur fils adolescent, Paul, qui se levait plus tard et râlait longtemps dès quon le pressait. Philippe partait tôt au bureau ; le matin, ils se croisaient, échangeaient des mots rapides, rarement de vraies paroles.
Son poste portait un nom flatteur : « coordinatrice de projets ». En réalité, il sagissait de tableaux Excel, de courriels, de validations, déchéances fixées par dautres, dattentes dautrui et dinstincts obligés : toujours rester calme, courtoise, disponible. Elle savait arrondir les angles, répondre de façon irréprochable. On lappréciait pour ça. Elle était payée à temps, avec un salaire déclaré en euros, des congés au planning, une complémentaire santé dont elle ne se servait presque pas.
Au bureau, il flottait une odeur de café provenant de la machine et de poussière de papier à cause de limprimante. Élodie sasseyait à sa place près de la fenêtre, ouvrait son ordinateur portable et la journée se divisait en une pile de tâches, comme des cartes à retourner. Parfois, elle surprenait son regard fixé sur ses mains tapant au clavier, et pensait : « Cela fait combien dannées quelles tapent les mots des autres ? » La pensée était idiote, mais ne la quittait plus. Alors elle revoyait son cahier décolière, les marges couvertes de visages et darbres, et ce jour où sa professeure darts plastiques lui avait dit : « Tu as lœil, Élodie ». Alors, cela sonnait comme une promesse ; plus tard, le souvenir sétait dilué dans les contrôles, le bac, la fac, le boulot, le crédit.
Dans le placard de la cuisine, elle gardait toujours une boîte daquarelles achetée à la Papeterie Gibert, il y avait bien dix ans, « pour essayer ». Elle était restée là si longtemps quelle faisait désormais partie du décor. Élodie dépoussiérait parfois autour, sans jamais louvrir.
Le déclic ne vint pas dun drame, mais de petits rien, qui isolés nauraient été quun haussement dépaules, mais cumulés
Dabord, le lundi, son chef de service, personnage sec qui parlait dune voix si posée quil en imposait, la convoqua :
Élodie, vous navez pas assez relancé le prestataire. On a perdu deux jours. Cétait votre dossier.
Il nélevait pas le ton, cen était pire. Élodie tenta dexpliquer que le prestataire ne répondait plus, quelle avait envoyé des mails, appelé. Elle montra les preuves. Son chef hocha la tête comme sil comprenait, puis conclut invariablement :
Il fallait trouver une solution.
En sortant du bureau, Élodie sentit ses doigts trembler. Elle resta longtemps à fixer lécran sans voir les caractères.
Puis, mercredi, une ancienne collègue avec qui elle débutait jadis lappela. Un autre ancien du service, à peine plus âgé quÉlodie, venait de faire un AVC.
Il est en vie, mais la voix tremblait, évoquant lhôpital, la soudaineté de la chose.
Élodie acquiesçait par réflexe, même si son interlocutrice ne la voyait pas. Après lappel, elle partit senfermer aux toilettes et, tout à coup, se mit à pleurer. Non de chagrin, ils nétaient pas proches ; plutôt parce quil lui avait suffi dun instant pour simaginer à sa place, à quel point la routine du « plus tard » pouvait cesser subitement.
Le vendredi soir, à la maison, Philippe déclara :
On va encore avoir du retard sur la prime la semaine prochaine. Rien de dramatique, mais va falloir faire attention côté dépenses.
Tranquille, comme sil annonçait la météo. Élodie acquiesça, mais sentit une crispation intérieure. Elle savait que « rien de dramatique » voulait dire : pas de livraison en plus, repousser lachat de baskets pour Paul, oublier un week-end à la campagne. Et aussi, sinterdire de penser avoir le droit de se tromper.
Le samedi, elle retrouva son amie Amélie dans un troquet près des Halles. Amélie, psychologue scolaire, paraissait toujours sereine, comme si elle savait respirer à pleins poumons. Elles discutèrent de leurs fils, du prix du lait, des maux de dos universels. Puis Amélie fixa Élodie un instant :
Et toi, comment vas-tu vraiment ?
Élodie voulut répondre « ça va » comme dhabitude, mais les mots ne vinrent pas. Elle comprit, dun coup, que répéter « ça va » était devenu un mensonge éculé.
Je suis fatiguée, dit-elle. Jai limpression de ne pas être à ma place.
Amélie ne chercha pas à rassurer tout de suite. Elle hocha la tête, comme si elle entendait enfin ce quelle soupçonnait depuis longtemps.
Tu nas jamais arrêté de dessiner, tu sais. Tu ne te rappelles pas, au repas de Noël de la boîte, tu avais couvert la nappe de croquis, pendant quon attendait les plats ?
Élodie esquissa un sourire gêné, presque coupable dune manie denfant.
Rien de sérieux, balbutia-t-elle.
Et si ce létait justement ? Quand as-tu fait quelque chose pour le plaisir, rien que par envie ?
Élodie ouvrit la bouche, resta muette. Elle ne se souvenait pas. Ne lui venaient à lesprit que les tâches à faire, et de rares soirées à scroller les actualités, anesthésiée.
Jai quarante-trois ans, soupira-t-elle. « Par envie », tu parles
Amélie sourit doucement :
Quarante-trois, cest pas une sentence. Cest juste un nombre. Et maintenant ? Quest-ce que tu aimerais commencer ?
Ce soir-là, couchée près dun Philippe endormi, avec Paul enfermé dans ses écouteurs, Élodie regarda le plafond, persuadée quun an, ou dix, passeraient identiques si rien ne changeait. Elle revit lami hospitalisé, le chef, la prime, la boîte daquarelles. Une question, dabord un murmure, simposa : avait-elle simplement le droit daspirer à plus ?
Le lendemain, elle sortit la boîte daquarelles. Le couvercle souvrit dans un déclic. Les godets impeccables avaient séché par endroits. Elle retrouva du papier machine, posa un verre deau et fit glisser le pinceau : la couleur fuyait, le papier gondolait, le résultat était parfaitement raté. Pourtant, Élodie se sentit soulagée, comme si on venait de lautoriser à rater.
Le lundi suivant, à lheure du déjeuner, Élodie consulta le site du Centre Paris Anim : il existait un stage dinitiation à la peinture « pour adultes ». Deux soirs par semaine, trois mois, un tarif abordable avec un peu defforts sur les achats. Elle hésita devant le bouton « Sinscrire », puis entra ses informations, paya, reçut le mail de confirmation, les mains moites.
Le dire à Philippe fut plus difficile que cliquer.
Je me suis inscrite à un atelier, lança-t-elle au dîner. Paul pianotait sur son portable, Philippe dînait en silence.
Un atelier ? fit Philippe, levant les yeux.
Dessin et peinture. Pour adultes.
Philippe simmobilisa, la fourchette en suspens.
Pourquoi ?
Élodie avait prévu les arguments : pour mon équilibre, pour me changer les idées, parce que jen ai toujours eu envie. Mais dans son « pourquoi » résonnait un soupçon qui la fit se sentir comme une gamine en demande d’autorisation.
Parce que jen envie, répondit-elle, la surprise dune telle sincérité.
Philippe reposa la fourchette.
Tu te rends compte que ce nest pas le moment davoir des loisirs futiles ? On a le crédit, Paul va bientôt devoir choisir son orientation. Ton boulot est bien. Pourquoi prendre des risques ?
Paul releva la tête :
Maman, tu vas devenir artiste ?
Il ny avait pas de moquerie, juste une curiosité simple. Élodie sentit une chaleur monter, aussitôt réprimée.
Je ne sais pas, avoua-t-elle. Je veux juste essayer.
Philippe soupira :
Essaie Mais pas au détriment du reste.
« Pas au détriment », la condition flotta, pesante.
Les premiers ateliers lui rappelèrent lécole, sans carnet de notes : odeurs de gouache, de papier humide, adultes de tous âges serrés derrière de grandes tables. Une prof pédagogue expliquait la tenue du crayon, comment voir les formes, apprivoiser la peur du blanc. Élodie avait peur. Elle crispait tant son crayon quelle sen fatiguait la main, persuadée que les autres dessinaient si bien. Quand la prof passait, elle se raidissait, façon inspection. Mais doucement, semaine après semaine, la peur sestompa quand elle oubliait le reste en traquant une ombre sur une pomme de nature morte.
À la maison, elle saccorda un peu de temps après le dîner tandis que Philippe regardait les infos, Paul faisait ses devoirs. Elle étalait papier, eau et pinceaux. Parfois Philippe jetait un œil, silencieux. Parfois il lançait :
Alors, ça avance ?
Dans ce « alors » se mêlaient curiosité et scepticisme.
Au bureau, Élodie cessa de déjeuner devant son écran, sortit marcher : elle observait la lumière sur les gens, mentalement, elle les dessinait. Ce regard neuf lui plaisait. Mais il grandissait aussi un sentiment de culpabilité, davoir volé ce temps à la famille, au travail.
Un mois plus tard, annonce : un nouveau projet allait exiger des heures sup. En réunion, Élodie nentendait quune chose dans sa tête : « Jai atelier mardi et jeudi ». Elle finit par lever la main :
Jai des engagements ces soirs-là. Je peux rester les autres jours.
Le chef la regarda comme si elle venait de proférer un gros mot :
Quels engagements, Élodie ?
Elle sentit la rougeur monter.
Un atelier.
De formation professionnelle ? insista-t-il.
Non, artistique.
Un léger ricanement se fit entendre. Élodie ignora qui en était lauteur. Le chef resta un instant sans parler, puis trancha :
On est tous dans le même bateau, Élodie. Ce nest pas le moment de céder à vos caprices.
« Caprices » cingla plus quelle ne laurait cru. Elle acquiesça, tout en se rétractant à lintérieur. À la pause, un collègue taquin lui glissa :
Alors, la future Picasso, pas trop débordée ?
Élodie rit, comme on sait rire pour faire bonne figure les oreilles brûlantes.
Le soir même, pourtant, elle partit quand même à latelier. Dans le métro, elle se demanda si son chef avait raison. Était-ce un caprice, une lubie ? Mais en entrant dans la salle et découvrant la nature morte une simple tasse en faïence, une pomme sur une étoffe grise elle se sentit à nouveau légère. Là, personne nattendait quelle soit utile : on lui demandait de voir.
À la moitié du stage, la prof proposa daccrocher quelques œuvres dans la bibliothèque du quartier : pas une expo officielle, juste un panneau dans lentrée, des prénoms, des invités. Au début, Élodie voulait refuser. Exposer ses croquis était plus terrifiant que daffronter une journée de boulot.
Ne voyez pas ça comme un examen, glissa la prof. Cest juste loccasion de regarder ce que vous avez fait.
Élodie accepta. Elle choisit trois dessins : une nature morte au crayon, un paysage parisien à laquarelle, un portrait de Paul, daprès photo, un peu maladroit mais vivant.
Cest peu après que survint la tuile redoutée : à la société de Philippe, réduction davantages. Un soir, il lannonça dun ton sombre :
On va devoir serrer le budget. Crédit oblige.
Élodie hocha la tête, biffant intérieurement tout ce qui pouvait lêtre.
Et tu pourrais peut-être mettre latelier en pause un temps ? On verra plus tard.
Sur le coup, Élodie sentit monter, non pas de la colère ou de la tristesse, mais une détermination timide mais ferme.
Jai déjà réglé le trimestre, répliqua-t-elle. Il reste peu de temps.
Je ne parle pas dargent Tu rentres tard, tu es épuisée. Paul et moi aussi.
Élodie pensa que Paul faisait sa vie, Philippe aussi, et quelle était fatiguée de toute façon. Mais les mots ne sortirent pas. Elle comprit subitement que Philippe nétait pas un adversaire, il craignait juste que leur fragile équilibre se fissure.
Je pourrais passer à temps partiel, ou faire du télétravail sur certains jours, murmura-t-elle.
Philippe se figea :
Tu es sérieuse ?
Élodie elle-même nen était pas sûre, mais le simple fait de lavoir dit changeait tout.
Je nen peux plus de survivre seulement, chuchota-t-elle.
Philippe garda le silence puis ajouta :
Je ne comprends pas, mais je ne veux pas que tu regrettes.
Élodie pensa quelle regrettait déjà, mais autre chose.
Le vrai découragement survint lors dun cours où il fallait dessiner une tête en plâtre. Élodie sappliqua deux heures, traçant, gommant, recommençant. Elle croyait sen tirer, mais la prof vint et lui dit :
Vous êtes très soigneuse, Élodie. Mais vous avez peur de lerreur. Votre dessin manque de volume, vous restez dans le contour.
Gorge serrée.
Je fais de mon mieux, répondit-elle, honteuse.
Je vois, mais il faut accepter de rater. Sinon, vous ferez toujours « bien », mais mort.
Les mots étaient justes, sans méchanceté et soudain, Élodie vit dans cette remarque toute sa vie : son travail, ses automatismes dêtre arrangeante. Lenvie de tout lâcher la prit. Revenir là où elle savait être « correcte », où lon valorisait la précision.
Le soir, chez elle, elle senferma dans la salle de bain, appuyée à lévier, fixant son reflet fatigué, des traces de carbone sur les doigts. « Je suis ridicule. Jai cru quon pouvait recommencer à zéro, et voilà. » Elle songea à écrire à la prof pour tout arrêter, à renoncer à lexpo, à refermer la boîte daquarelles.
En sortant, elle découvrit Paul révisant, Philippe sur son portable. Elle mit la bouilloire en route, les mains tremblantes.
Tu viens à mon match demain, maman ? On joue contre la 3ème B, lança Paul sans quitter ses devoirs.
Elle cligna des yeux.
Jy serai.
Ne sois pas en retard, hein.
Philippe releva les yeux :
Ça va ? demanda-t-il.
Élodie voulut dire « oui », mais ny parvint pas.
Pas trop, non. On ma dit que je fais tout de façon raide, morte.
Qui ta dit ça ?
Ma prof Pour le dessin. Mais ça parle un peu de moi.
Philippe se tut puis posa le téléphone.
Je comprends pas tout à ton atelier. Mais je vois bien que ça te change, que tu vibres et que tu doutes quand on te critique. Cest normal. Toute passion fait ça.
Élodie le regarda, sentit une tension céder. Non parce quil la soutenait, mais enfin il lui parlait sans calcul.
Jai peur de faire semblant, chuchota-t-elle. De ne pas être légitime.
Mais être adulte, cest ça ? Supporter ? Tu ne quittes pas tout, tu sais.
Élodie réalisa alors : il ne sagissait pas de tout lâcher ou de tout garder. Mais de se ménager un espace où sortir de la cage.
Le lendemain, elle assista au match de Paul, retourna travailler et, le soir, reprit le chemin de l’atelier. Elle arriva en avance, posa son papier, ses crayons ; décida daccepter le raté, doser, de recommencer. Peu à peu, son dessin gagna du volume : cétait encore tâtonnant, mais vivant.
Une semaine plus tard, Élodie alla voir les RH pour évoquer un temps partiel ou télétravail. Ils détaillèrent les modalités, une baisse de salaire. En sortant, elle sentit le froid de lincertitude, mais aussi que sa vie, au moins un peu, lui appartenait à nouveau.
Il lui fallut du temps pour se décider à parler à son chef. Finalement, à un moment propice, elle entra :
Jaimerais discuter mon rythme de travail. Possible de tenter du télétravail deux jours, voir ce que ça donne.
Il la regarda, lassé :
Cest pas vraiment le moment
Je sais, mais moi non plus je ne vais pas très bien. Je frôle le burn-out.
Le mot sortit comme un aveu de faiblesse. Elle craignait la pique, mais son chef, contre toute attente, répondit :
Daccord. On essaye trois mois deux jours à la maison. Si ça fonctionne, on verra. Sinon, on reprend comme avant.
Elle acquiesça, genoux flageolants. Ce nétait pas une victoire. Un compromis, mais réel.
Le jour de l’exposition des ateliers à la bibliothèque, Élodie arriva tôt pour aider à accrocher les œuvres. Lodeur mêlée des livres et du bois ciré lapaisait. Sur les panneaux : des natures mortes éclatantes, des études maladroites mais sincères, des croquis de passants du métro. Élodie épingla ses trois feuilles, colla de petites étiquettes à son nom. Les mains moites. Philippe et Paul arrivèrent. Philippe contemplait, silencieux, le portrait.
Cest moi ? fit Paul, étonné.
Oui, reconnut Élodie.
Il sapprocha :
Bizarre, mais ça me ressemble. Je suis un peu trop sérieux.
Elle voulut sexcuser, puis répondit, douce :
Tu es comme ça parfois.
Paul haussa les épaules, puis sourit :
Cest classe, maman.
Philippe resta coi. Enfin, il murmura :
Je nimaginais pas que ça puisse être si vrai.
Élodie contempla ses œuvres et y vit non plus seulement les errances, mais le temps arraché à la routine. Ce quelle avait appris en nétant plus invisible derrière la perfection. Les peurs étaient toujours là, mais elles navaient plus tout lespace.
Lorsque les visiteurs partirent, elle décrocha ses feuilles, les rangea soigneusement dans la pochette. La prof la rejoignit :
Ce soir, vous avez lair plus apaisée, Élodie.
Jai compris que je navais pas à être douée tout de suite Je dois juste essayer.
La prof lui sourit :
Voilà le vrai travail.
Tard, ce soir-là, Élodie posa la pochette à côté des livres scolaires de Paul. Sans la cacher. Sur la table traînaient encore les documents RH pour le télétravail et la liste des économies possibles dressée avec Philippe.
Elle se servit un verre deau, resta un moment à contempler la cour déserte que la nuit recouvrait lentement. Demain, le quotidien reprendrait, les délais, les mails. Le soir, latelier, la feuille blanche résistante. Élodie avait peur, oui. Mais elle savait que cette peur nétait plus une raison de renoncer.
Elle ressortit le dessin manqué de la tête en plâtre. Au dos, elle écrivit : « Sautoriser à rater ». Puis rangea la feuille, refermant la pochette comme on ferme une chambre où lon peut, désormais, revenir.
